Idir : « En Algérie, il est temps de s’ouvrir aux autres »

Après quelque quarante ans d’absence, l’icône de la chanson kabyle a effectué son grand retour sur scène dans son pays. Et rassemblé tout un peuple. Peu après ses deux concerts à Alger, Idir a reçu JA pour un long entretien dans lequel il revient notamment sur son acception de la berbérité.

Le chanteur algérien Idir en concert en Suisse en 2007. © SALVATORE DI NOLFI/AP/SIPA

Le chanteur algérien Idir en concert en Suisse en 2007. © SALVATORE DI NOLFI/AP/SIPA

Publié le 5 février 2018 Lecture : 13 minutes.

Drapées dans leurs chatoyantes robes kabyles, les belles jeunes femmes de la chorale féminine des Ath Yenni montent sur scène en file indienne. En cette soirée du 4 janvier, la coupole du complexe sportif du 5-Juillet est pleine comme un œuf et trépigne d’impatience. Leur idole, Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet, 69 ans, ne va pas tarder à faire son apparition. Cela fait trente-neuf ans qu’il ne s’était pas produit dans son pays, où il est attendu comme le messie.

Le concert est d’ailleurs retransmis en direct par la télévision nationale. Long poème en hommage à l’écrivain et anthropologue Mouloud Mammeri, l’homme du renouveau berbère, originaire lui aussi de la grande tribu des Ath Yenni, tout comme le héros du jour. Puis, comme un clin d’œil à cette montagne qui l’a vu naître et qui l’a toujours habité, la chorale entonne Adrar inu (« ma montagne »), l’un des tubes de l’avant-dernier album d’Idir, sorti en 2013.

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« Imazighen ! Imazighen ! »

Accueilli par ses musiciens et sa fille Tanina, tout sourire, Idir entre sur scène coiffé d’un chapeau avec sa célèbre guitare noire à la main. C’est un mythe vivant qui se tient debout face au public, chauffé à blanc par l’orchestre. Premier titre : Yelha wurar (« la fête est belle »), et elle l’est.

« Quelle émotion ! Alors là, vous ne pouvez pas savoir ce que je ressens en revenant chanter devant les miens. Je suis très touché par cet accueil », lance-t-il face à la standing ovation que lui réserve le public, alors que des salves de youyous s’élèvent. On le sent ému jusqu’aux larmes, qu’il peine à retenir.

« Imazighen ! Imazighen ! » scande la salle comme un seul homme. Idir et le public chantent en chœur Chfigh amzun d idhelli (« je m’en souviens comme si c’était hier »). Le chanteur est en parfaite symbiose avec ce peuple qui l’a si longtemps attendu. Il plaisante beaucoup, comme pour surmonter l’émotion. On le sent un peu affaibli, le souffle quelquefois court. Il s’en excuse d’ailleurs auprès de ses fans.

Chaque chanson est l’histoire d’un homme ou le combat d’une génération

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Idir le sage, le pédagogue, le philosophe, qui met toujours un point d’honneur à expliquer le contexte de ses chansons, veillant à transmettre leurs messages de fraternité, de tolérance et d’amour, joue devant un public acquis et conquis.

Ivresse

Plusieurs générations sont là côte à côte. Des grands-pères aux tempes grisonnantes qui ont grandi avec ses chansons aux jeunes enfants qui le découvrent avec leurs parents. Idir raconte sa mère qui baratte le lait et chante pour oublier son chagrin, les tourments des émigrés, mais aussi et surtout l’interminable attente et la solitude des femmes restées au village pour élever les enfants. Chaque chanson est l’histoire d’un homme ou le combat d’une génération.

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Ivre de musique, la Coupole chante jusqu’à la dernière note, le dernier accord de guitare de chaque chanson qu’elle savoure comme un élixir de jouvence. Elle se lève comme un seul homme pour danser sur les airs entraînants, comme Zwits rwits ou Awah awah. Toute la Coupole sauf les premières rangées, occupées par des ministres et des responsables guindés dans leurs costumes.

Parlant du drapeau amazigh, qu’un jeune garçon brandit en dansant devant le parterre des officiels, Idir dit que c’est un signe de reconnaissance dont personne ne devrait avoir peur : « C’est un étendard autour duquel nous nous retrouvons tous. Il n’y a pas d’Algérie sans tamazight [berbérité]. » Chanson après chanson, Idir reprend la place qui a toujours été la sienne en Algérie. Un peu comme cette culture berbère qu’il a toujours défendue.

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Jeune Afrique : Que ressent-on lorsqu’on se retrouve devant son public et plus particulièrement devant les siens après quelque quarante ans d’absence et de séparation ?

Idir : C’est assez spécial. L’absence a été si longue que l’on ne sait pas très bien à quoi s’attendre. En France, je connais le public qui me suit, et les choses sont assez codifiées, mais en Algérie, il y a des personnes qui n’étaient même pas nées quand j’ai commencé à chanter. Cependant, je dois dire que j’avais quand même des repères.

Quand je suis revenu il y a deux ans pour le festival Lumière sur le patrimoine historique et culturel de la Kabylie, je me suis rendu compte que les gens n’avaient pas oublié mes chansons. Je me suis dit que ça allait peut-être bien se passer. Alors on a tenté le coup. Je suis sceptique par définition et peut-être même un peu par coquetterie, pour me rassurer. Et puis, après tout, c’est mon métier, et le temps était venu pour moi de revenir dans mon pays.

Vous êtes le bienvenu, que vous soyez ministre ou homme du peuple. On ne va pas mettre les gens dans des cases

Le public d’Alger était essentiellement familial, mais il y avait aussi des ministres et des officiels aux premiers rangs. Cela vous a-t‑il gêné ?

Non, pas spécialement. Je viens chanter devant tous ceux qui veulent bien m’écouter. Peu importent leur appartenance politique ou leurs opinions. Je chante pour tous ceux qui aiment mes chansons. J’étais plutôt concentré sur le peuple profond, ceux venus écouter Idir sans monnayer leur relation. Je ne dis pas que les autres la monnaient, je n’en sais rien. Je ne les connais pas.

Il y a des gens haut placés que j’ai rencontrés et avec lesquels j’ai sympathisé à titre personnel. Ils sont là en tant qu’admirateurs d’un chanteur. Ils peuvent très bien être ministres et fans d’Idir. Par ailleurs, il faudrait peut-être en finir avec tous ces a priori qui tendent à verrouiller les individus et la société. Vous êtes le bienvenu, que vous soyez ministre ou homme du peuple. On ne va pas mettre les gens dans des cases.

Comment vivez-vous les polémiques au centre desquelles vous vous êtes retrouvé à votre corps défendant, vous que l’on connaît comme un artiste discret, pondéré et qui n’a pas de positions extrémistes ?

Je crois que c’est avant tout une question d’éducation. Si on commence par insulter les autres, cela risque de ne pas marcher du tout, et il s’ensuit des dérapages malheureux. Mais tout le monde ne peut pas avoir l’intelligence de se comporter d’une manière cohérente. Avant, je ne comprenais pas ces polémiques, et cela me touchait un peu. Mais aujourd’hui, je ne me préoccupe plus de ceux qui médisent et insultent. Je trace ma route et fais ce que j’ai l’habitude de faire.

Justement, pour en finir avec ces polémiques, que répondez-vous aux voix qui se sont élevées pour crier à la récupération politique par le pouvoir ?

Récupérer un gars de 70 ans ? Et dans quel but ? Je ne comprends pas vraiment comment, au soir de ma vie, je pourrais changer d’idées ou de position. Je ne leur réponds même pas. Moi, je chante, et souvent mes réponses sont dans mes chansons. Je n’ai rien à vendre sinon mes disques. Je suis ce que j’ai toujours été, et c’est tout.

Idir (France-Algérie), de son vrai nom Hamid Cheriet, chanteur, compositeur, interprète de musique kabyle. A Paris, le 21.01.2013. © Vincent Fournier/JA © vincent fournier/JA

Idir (France-Algérie), de son vrai nom Hamid Cheriet, chanteur, compositeur, interprète de musique kabyle. A Paris, le 21.01.2013. © Vincent Fournier/JA © vincent fournier/JA

Quand il y a des choses à dire, je les dis. D’ailleurs, à mon avis, peu de chanteurs se sont exprimés avec la même cohérence que moi, condamnant quand il faut condamner, soutenant quand il faut soutenir, participant quand il faut participer. Sinon, tout le reste, comme le disent les journalistes, c’est de la littérature.

Ne croyez-vous pas que les réseaux sociaux tendent à amplifier les polémiques et même à les envenimer ?

Les réseaux sociaux sont à double tranchant. Il y a du bon et du mauvais. En général, il y a tous les bas instincts qui remontent, et les gens donnent libre cours à leurs élans, plus ou moins heureux, plus au moins justes. Déjà, je ne vois pas au nom de quelle logique on peut insulter un ministre ou telle ou telle personnalité. Apportez ce que vous pouvez apporter, expliquez, argumentez, car l’insulte est facile.

Je sais d’expérience, pour avoir observé ce qui s’est passé ailleurs, que chaque fois que les idées d’indépendance, d’autonomie ou de séparatisme émergent, cela ne se passe pas toujours dans des conditions optimales. Ceux qui détiennent le pouvoir ne sont pas dupes. Il faut les considérer comme des interlocuteurs pour être en position de discuter ou négocier avec eux afin d’arriver à des résultats. Avec des insultes, on n’ira nulle part.

À l’époque, il s’agissait de se définir en tant qu’Amazigh, mais aujourd’hui il s’agit de redéfinir ce que l’on peut apporter en tant qu’Amazigh aux côtés des autres

Vous qui comptez parmi les premiers défenseurs de l’identité amazigh, que pensez-vous de cette cause, en Algérie comme dans les autres pays du Maghreb ?

Quand nous avons commencé à défendre cette cause, nous étions encore lycéens. Nous étions fiers d’avoir un pays qui avait défait le colonialisme français, fiers d’être le phare du Tiers Monde, du non-alignement et des idées progressistes qui étaient en vogue dans les années 1970. Mais il y avait, d’un autre côté, la perplexité, voire la révolte, face à la non-­reconnaissance de notre langue maternelle.

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Si d’autres et moi avons chanté, c’est parce qu’il y avait ce besoin d’exprimer ce désir de reconnaissance. À l’époque, il s’agissait de se définir en tant qu’Amazigh, mais aujourd’hui il s’agit de redéfinir ce que l’on peut apporter en tant qu’Amazigh aux côtés des autres. Quelle est notre contribution ?

[Le] tamazight [la berbérité], il faut le magnifier, lui donner ses lettres de noblesse, même s’il n’en demande pas. Il faut montrer, par le travail et la création, qu’il est beau et porteur. Que chacun apporte sa petite pierre. À partir d’un certain point, la revendication devient un aveu d’échec. Ceux qui sont en face sont imperturbables. Si vous ne magnifiez pas votre langue et votre culture avec de belles chansons, des romans, des films, des projets artistiques ou économiques, vous ne risquez pas d’être un interlocuteur.

Vous semblez avoir beaucoup de complicité sur scène comme dans la vie avec votre fille, Tanina, qui a beaucoup de talent et une superbe voix. Quels sont les souhaits de son papa et les espoirs du chanteur que vous êtes ?

Je suis très content de voir que son évolution se fait d’une manière sereine et surtout juste. J’ai eu la chance de ne pas trop insister sur mon identité auprès de mes enfants, qui vivent en France dans un milieu exclusivement français. Alors j’ai eu l’idée de me présenter à eux en leur disant : « Voilà, votre père, c’était ça.

Le pays de votre père, il est là. Et pour le reste, je n’ai pas à me substituer à vous, à essayer de vous faire vivre par procuration quelque chose que vous ne ressentez pas parce que vous vivez d’autres réalités. » Cette méthode-là était la bonne, car ils se sont rapprochés de moi et de la culture de leur père. Le garçon, vous ne le connaissez pas…

On pensait qu’Idir avait une fille unique, artiste comme lui…

J’ai un garçon et une fille, et pour la petite histoire, le garçon est encore plus doué à la guitare que sa sœur, mais il n’aime pas trop se montrer. Il accorde même sa guitare différemment en la posant sur ses genoux et en martelant le manche de manière à obtenir des sons inattendus. Il l’accorde de manière si différente qu’il fait des choses étonnantes. Ma fille est plus « racines », c’est une admiratrice de longue date de Cherifa et Hnifa [pionnières de la chanson kabyle].

Pour chanter a cappella un vieil achewiq [chant traditionnel kabyle] devant 5 000 personnes, comme elle l’a fait à la Coupole, il faut vraiment avoir de l’assurance…

Vous savez pourquoi ça a marché ? Parce qu’elle n’a pas essayé de chanter à la manière de X ou de Y, mais comme elle le ressent, elle. Et si elle est kabyle, cela devait transparaître dans sa manière de chanter. Elle n’a pas voulu adopter un style jazzy, bluesy, ou que sais-je. Elle fait du théâtre, de la danse tribale et introduit les mouvements de danse kabyle dans des chorégraphies. Je pense que c’est comme ça qu’on pourra avancer.7

Il ne s’agit pas seulement de se définir en tant que Kabyles avec des robes, du couscous et tous ces clichés qui valent ce qu’ils valent mais qui ne suffisent plus. Il faut peut-être mettre les femmes derrière un ordinateur plutôt que de les faire remonter de la fontaine avec une cruche d’eau sur l’épaule. Il faut diversifier notre culture en tant que Kabyles. Si je n’avais pas fait évoluer ma musique à ma façon, peut-être que je ne serais pas là aujourd’hui.

À un moment donné, on tourne en rond, car tout ce qui est folklore est en général figé. Un artiste doit se transcender à chaque fois. C’est un mouvement perpétuel. Si on reste longtemps fixé sur un style de musique, c’est bien, mais ça ne fait pas avancer le Schmilblick.

Si jamais Idir décide de mettre fin à sa carrière, comme il le laisse quelquefois entendre, le verra-t‑on mettre son talent, son expérience et sa notoriété au service des jeunes, à travers une fondation par exemple ? En d’autres termes, comment voyez-vous votre retraite ?

Je ne sais pas. D’abord parce que la retraite, je ne la vois pas encore. Autant je peux arrêter la chanson, autant la musique habite mon cœur. À vie. Parce que ça bouillonne beaucoup, j’ai fait quelques tentatives avec des jeunes, mais, malheureusement, il y a un gouffre entre l’état de la musique en Algérie et la façon dont elle s’est développée ailleurs.

Les gens avancent, le monde change, et nous, nous restons figés. Vous êtes né kabyle, mais vous ne pouvez pas être kabyle à la façon de votre père ou de votre grand-père

Nous sommes toujours dans la définition, dans la déclaration de l’amazighité, et ça s’arrête là. Peu importe le style musical que vous adoptez, l’essentiel est que vous chantiez dans votre langue. Les artistes qui font du raï, par exemple, sont extraordinairement décomplexés. Quand ils veulent adopter un style musical particulier, ils ne se posent pas trop de questions, ils le font. Pour nous, il faut que la musique soit kabyle, sinon ça ne passe pas. Nous sommes verrouillés de l’intérieur. Il faut nous déverrouiller.

L’Algérie d’aujourd’hui est souvent décrite comme un pays fermé, verrouillé de l’intérieur et de l’extérieur…

Les gens avancent, le monde change, et nous, nous restons figés. Vos ancêtres sont kabyles à leur manière. Vous êtes né kabyle, mais vous ne pouvez pas être kabyle à la façon de votre père ou de votre grand-père. Vous ne pouvez pas aujourd’hui vous prévaloir d’être un Amazigh pur alors que vous portez un jean ou montez dans un avion que vous n’avez pas inventé.

D’un point de vue logique, vous seriez en porte‑à-faux par rapport à ce que vous avancez. Il est temps de s’aérer, de s’oxygéner, de s’ouvrir aux autres. Prenez le groupe Babylone et cette chanson minimaliste, Zina. Leur interprétation a enflammé les réseaux sociaux ! Des millions de personnes ont adoré leur chanson, c’est simple et beau, et il faut qu’on arrive à ça. Il faut innover.

Votre guitare noire ne vous quitte presque jamais. A-t‑elle une histoire ? Avez‑vous conservé la guitare avec laquelle vous avez composé vos premières chansons ?

Oui. Bien sûr. Il y en avait même deux. La première, c’est mon frère qui me l’a rapportée d’Espagne. Je l’ai donnée à des amis libyens qui l’ont exposée dans un musée. L’autre, avec laquelle j’ai composé A vava inouva, je l’ai encore. L’actuelle, je l’ai achetée parce que Robert Charlebois [un chanteur canadien] m’avait dit un jour qu’on fabriquait de très belles guitares chez lui, notamment le constructeur luthier Godin.

Un jour, j’en ai trouvé une dans un magasin parisien. Il en restait une seule en noir. C’est d’ailleurs l’une des rares Godin noire. Dernièrement, j’ai appris que cette maison me cherchait parce qu’on m’avait souvent vu jouer avec une Godin. En avril prochain, quand j’irai au Canada, j’y ferai un saut pour les saluer.

Je veux pouvoir chanter devant tous les Algériens quelle que soit leur origine

Dans quelles autres villes algériennes allez-vous vous produire ?

J’espère pouvoir chanter à Oran, Constantine, Batna, Tlemcen, Ghardaïa, Tamanrasset… Les dates ne sont pas encore fixées. Je voudrais montrer qu’en tant qu’Amazigh je peux aussi susciter l’intérêt de personnes qui ne parlent pas cette langue. Je veux pouvoir chanter devant tous les Algériens quelle que soit leur origine. Et terminer la tournée par la Kabylie, qui m’a donné les premières lumières de ma vie.

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