Ngugi wa Thiong’o : « La culture est une arène de combat »
Chaque année, l’auteur kényan Ngugi wa Thiong’o est snobé par les jurés du prix Nobel de littérature. Pourtant, son œuvre est l’une des plus importantes d’Afrique, rédigée de surcroît dans une langue africaine, le gikuyu.
Ses livres traduits en français sont rares. Pourtant, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o fait parler de lui chaque année, avant l’attribution du prix Nobel de littérature. En vain. C’est regrettable : cet essayiste, romancier et dramaturge a derrière lui une œuvre d’une rare constance et d’une indéniable pertinence.
Né à l’heure de la colonisation en 1938, emprisonné sous Jomo Kenyatta, il a écrit nombre de ses textes en gikuyu – et défendu cette position avec un essai remarqué, Décoloniser l’esprit, paru en 1986. À l’occasion de la traduction d’un autre essai (Pour une Afrique libre) et d’un recueil de nouvelles (Cette impitoyable sécheresse), Ngugi wa Thiong’o a répondu – par écrit – à nos questions.
JeuneAfrique : Peu de vos livres sont traduits en français. Cela commence à changer. Pourquoi si tard ?
Ngugi wa Thiong’o : Je ne sais pas, mais je suis excité à l’idée que cela change. Mieux vaut tard que jamais. Ma vie littéraire a été enrichie par Rabelais, Montaigne, Molière, Voltaire, Balzac, Rousseau, Camus, Sartre, Fanon, par le biais de la traduction.
Je suis devenu un combattant de la langue
Aujourd’hui, vous écrivez en anglais ou en gikuyu?
Entre 1962 et 1975, mes romans étaient en anglais. Puis, à partir de 1975 et jusqu’à aujourd’hui, j’ai écrit mes fictions, mes pièces de théâtre et ma poésie en gikuyu. Quelques-uns de mes essais et travaux théoriques sont en anglais. Mais j’écris essentiellement en gikuyu.
Votre combat pour les langues africaines compte-t-il autant qu’autrefois dans votre vie? N’avez-vous pas l’impression que les changements sont très lents?
Les vrais changements prennent du temps, ils sont toujours très lents. Mais je suis devenu un combattant de la langue. Je lutte pour les langues africaines et pour toutes les langues marginalisées du monde. Toutes, petites et grandes, ont le droit d’exister.
Boubacar Boris Diop publie des classiques littéraires traduits en wolof dans une maison d’édition française, qu’en pensez-vous?
Génial. J’admire ses efforts. Il devrait y avoir de nombreuses traductions de classiques européens, ou asiatiques, dans les langues africaines.
Les politiques répressives vis-à-vis des langues africaines sont le premier obstacle à leur survie
Ne pensez-vous pas que le problème des langues est aujourd’hui un problème de marchés, les éditeurs considérant que les livres qui ne sont ni en français ni en anglais ne se vendront pas ?
Non, les marchés sont créés de toutes pièces. Les nôtres sont issus de systèmes d’éducation coloniaux qui punissaient les étudiants africains qui parlaient leurs langues sur le campus de l’école et récompensaient ceux qui utilisaient des langues européennes.
Le système colonial s’appuyait sur le présupposé que, pour connaître une langue étrangère, il faut abandonner sa propre langue. Rien n’empêche quelqu’un de connaître et de maîtriser sa langue maternelle en apprenant d’autres langues.
Les politiques gouvernementales répressives vis-à-vis des langues africaines sont le premier obstacle à leur survie. Nous, Africains, devons casser les chaînes psychologiques fabriquées par l’Occident et que nous portons toujours.
Essais, romans, nouvelles, quel est votre mode d’expression favori?
C’est l’écriture de fictions qui me rend le plus heureux, le roman essentiellement. Mais j’écris aussi des pièces, de la poésie et des essais.
Aujourd’hui, sur quoi travaillez-vous?
Essentiellement sur des histoires. Je viens d’en publier deux, Rwimbo rwa Njuki (« chanson d’une abeille ») et Nyoni Nyonia Nyone (« l’oiseau me montre que je pourrai voir »), mais les versions anglaises ne sont pas encore sorties.
À une époque, j’étais obsédé par la littérature russe
Lisez-vous surtout de la littérature «africaine»?
Je lis tout ce que je trouve intéressant, quelle qu’en soit l’origine. À une époque, j’étais obsédé par la littérature russe, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Boulgakov, Gorki… Et puis cela a été les écrivains d’Amérique latine. Actuellement, je suis dans les mythologies hindoues, Le Mahabharata et Le Ramayana en particulier.
Un écrivain africain vous impressionne particulièrement en ce moment?
Je suis un grand admirateur de Chimamanda Ngozi Adichie.
Votre essai Secure the Base, qui vient d’être traduit en français, s’appuie sur de solides références marxistes. Pensez-vous que l’analyse marxiste demeure pertinente?
La dialectique marxiste – développée à partir de Hegel et de l’entière tradition dialectique depuis les Grecs – est importante pour comprendre le monde d’aujourd’hui.
Dans ce même essai, vous vous attaquez aux attitudes néocoloniales de pays comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, qui sont aussi des puissances nucléaires.
Je pense qu’il est totalement hypocrite de la part de pays qui disposent de quantité d’armes de destruction massive de continuer à dire que le danger vient de ceux qui pourraient les avoir et non de ceux qui les ont déjà. Je défends une campagne internationale pour le désarmement nucléaire.
Existe-t-il une bonne raison pour que les trésoreries de quatorze pays africains indépendants soient sous le contrôle du ministère des Finances, à Paris ?
Vos critiques vis-à-vis des gouvernements africains sont néanmoins assez sévères…
En général, je suis critique envers les systèmes économiques et politiques qui font du continent africain un cadeau qui continue d’être offert à l’Occident. Existe-t-il une bonne raison pour que les trésoreries de quatorze pays africains indépendants soient sous le contrôle du ministère des Finances, à Paris ? Cinquante années après les indépendances ? Les troupes françaises sont partout en Afrique de l’Ouest. Avez-vous déjà vu des troupes africaines de maintien de la paix quelque part en France ?
Pensez-vous que la culture puisse encore être une puissante source d’opposition ?
La culture fait partie intégrante de notre existence économique, politique, sociale et spirituelle. C’est une arène de combat. La culture est à la société humaine ce que les fleurs sont aux plantes. Les fleurs sont belles, elles donnent leur identité à la plante, elles en contiennent aussi les graines d’avenir.
«Décoloniser l’esprit» : avez-vous l’impression de progrès de puisque vous avez employé cette expression ?
On en parle un peu plus. En Afrique du Sud, l’idée de décoloniser les institutions sociales nourrit les combats actuels pour la transformation sociale. Mais il reste un long chemin à parcourir.
Chaque année, votre nom est prononcé avant l’attribution du prix Nobel. Est-ce une reconnaissance que vous espérez?
J’apprécie qu’autant de personnes pensent que mon travail mérite ce prix. Mais je n’ai rien à dire en la matière.
L’Afrique devrait-elle créer son propre prix littéraire ?
Il y a des prix littéraires en Afrique, mais ils ne sont ni aussi riches ni aussi connus que le Nobel.
Vous vivez actuellement aux États-Unis. Est-ce en raison de l’agression que vous avez subie en 2004 au Kenya ? Vous sentez-vous exilé ?
Ma femme, Njeeri wa Ngugi, et moi-même travaillons pour l’université de Californie, à Irvine. En dépit des attaques passées, nous avons l’intention de prendre notre retraite au Kenya. Quand nous y sommes retournés récemment, nous avons été bien reçus par le président Uhuru Kenyatta.
Après tout, en 1977-1978 j’ai été emprisonné pour des mots
Pensez-vous que le monde littéraire a perdu de son pouvoir politique en raison de stratégies de carrière individualistes ?
Le mot n’a jamais perdu de son pouvoir. Après tout, en 1977-1978 j’ai été emprisonné pour des mots. La littérature est aujourd’hui en concurrence avec la télévision, le cinéma, internet. Mais les technologies numériques ouvrent de nouveaux horizons, de nouvelles possibilités.
Je peux seulement espérer que ceux qui ont des oreilles m’entendront
Vous êtes très critique envers les démocraties occidentales. De quel système politique rêvez-vous?
Je rêve d’un monde sans faim, sans maladies, sans ignorance, sans prisons, sans mendicité… Je voudrais voir un monde où le progrès ne se mesure pas au style de vie des millionnaires mais à celui de tous ceux qui permettent à nos usines de tourner et à nos fermes de produire.
En tant qu’intellectuel, pensez-vous être entendu des hommes politiques africains ?
Je peux seulement espérer que ceux qui ont des oreilles m’entendront. Mais surtout je veux que les gens apprécient de me lire. Je suis heureux quand je croise un étranger qui me dit à quel point une de mes œuvres a influencé sa vie.
Des livres trop peu traduits
En 2018, les éditions Passage(s) vont publier une série de livres de l’auteur kényan. « C’est lorsque Nicolas Pien et moi avons noté, il y a un an, qu’une fois de plus l’Afrique avait été oubliée par le jury Nobel, que Ngugi wa Thiong’o était peu traduit et que ses livres étaient pratiquement introuvables, que nous avons décidé de creuser la question, explique l’anthropologue Dominique Lanni, des éditions Passage(s).
C’est ainsi que nous avons appris que la plupart des droits pour les œuvres de Ngugi ne couraient plus. Nous avons lu une partie importante de sa bibliographie et contacté l’auteur et ses agents afin d’acquérir les droits permettant de présenter plusieurs aspects de son œuvre de dramaturge, de nouvelliste et de romancier. »
Du théâtre au roman
Les éditeurs publieront en 2018 Combattants et martyrs (nouvelles), Le Procès de Dedan Kimathi (théâtre), Ne pleure pas, mon enfant (roman). Cette impitoyable sécheresse (nouvelles), paru en 2017, contient sept textes qui forment une bonne introduction à l’œuvre du Kényan, tant par leur classicisme formel que par leur enracinement profond dans les cultures de la région.
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