Algérie : Ahmed Ouyahia l’équilibriste
Six mois après son retour, Ahmed Ouyahia, le détenteur du record de longévité au poste de Premier ministre d’Algérie semble déjà sur le fil du rasoir. Enquête dans les coulisses du pouvoir.
Depuis le début de l’année, les rumeurs le disaient lâché par l’entourage du chef de l’État. Certains juraient la main sur le cœur qu’il serait limogé dès son retour du sommet de l’UA d’Addis-Abeba (22-29 janvier), où il représentait le président Bouteflika, et que le nom de son remplaçant était déjà choisi. Bien sûr, lui, qui accorde beaucoup d’attention aux rumeurs et qui lit les bulletins de renseignement quotidiens (BRQ) dès qu’il arrive à son bureau au petit matin, n’ignore rien de ces bruits.
Mais il en faut davantage pour perturber Ahmed Ouyahia, qui se targue d’avoir développé des écailles aussi solides que celles d’un crocodile pour souligner combien il a appris à encaisser les coups. Des rumeurs, il en court des tonnes dans le landerneau politique algérois. « Il a senti le vent du boulet siffler juste au-dessus de sa tête », confie tout de même un de ses amis, qui a souhaité garder l’anonymat.
De la sueur et des larmes
Il reste donc. Du moins pour l’instant. Mais dieu que ces six premiers mois passés au palais du Docteur-Saadane, qu’il connaît aussi bien que sa propre maison pour l’avoir occupé à trois reprises dans les années 1990 et 2000, furent compliqués, sinon éreintants.
Une vieille tradition veut que le Premier ministre qui arrive au palais du gouvernement bénéficie d’une sorte d’état de grâce qui le met momentanément à l’abri des critiques et des récriminations. Ce sursis, Ahmed Ouyahia ne l’a pas connu un seul instant depuis le mardi 15 août 2017, date à laquelle il a remplacé Abdelmadjid Tebboune, brutalement éjecté au bout de quatre-vingts jours de mandature.
En ce mois d’août 2017, les caisses de l’État sont à ce point vides que les salaires des fonctionnaires ne seraient pas garantis pour l’automne
À peine nommé, Ouyahia promet de la sueur et des larmes à ses concitoyens. Ses prédécesseurs, Abdelmalek Sellal en particulier, géraient la crise provoquée par la dégringolade des cours du pétrole avec un certain dilettantisme et une dose d’angélisme ? Lui va adopter le langage de la franchise et de la vérité : eh bien non, cette crise est encore plus grave que ne le disent les responsables. Celui que Bouteflika a rappelé au gouvernement comme on appelle un urgentiste dresse même un tableau apocalyptique.
Planche à billets
En ce mois d’août 2017, l’État est au bord de la faillite. Les caisses sont à ce point vides que les salaires des fonctionnaires ne seraient pas garantis pour l’automne. Les banques manquent tellement de liquidités qu’il faut emprunter chaque année 20 milliards de dollars (environ 16,2 milliards d’euros) auprès de créanciers étrangers. Les recettes pétrolières sont divisées par deux. Tous les bas de laine thésaurisés durant l’époque où les pétrodollars coulaient à flots sont entièrement consommés, et les réserves de change qui assurent les importations fondent comme neige au soleil.
Dans la bouche d’Ouyahia, l’Algérie est face à deux choix. Pas trois. Le recours à la planche à billets, pudiquement nommé « financement non conventionnel interne », ou l’endettement extérieur auprès des instances financières internationales, lequel impliquerait la perte de la souveraineté économique et politique et une batterie « de mesures sociales draconiennes ». Autant dire la peste ou le choléra. De la sueur et des larmes, avait-il prévenu. Plutôt que de solliciter le FMI, la Banque mondiale ou d’autres bailleurs de fonds, Bouteflika opte pour la planche à billets. Ouyahia exécute et fait tourner la machine.
Sursis économique
Six mois plus tard, qu’en est-il du tableau terrifiant qu’il avait brossé à sa nomination ? « Le pays a surmonté la crise financière grâce à la clairvoyance du président Bouteflika », confiait déjà doctement le Premier ministre en novembre dernier. On n’est plus au bord du précipice, on ne frôle plus la faillite. La partition de musique a donc changé, et le ton n’est plus au catastrophisme de l’été 2017.
Sur le plan financier, les nouvelles ne sont pas si mauvaises que cela. Une fois les caisses renflouées par la planche à billets, l’État a injecté plus de 7 milliards d’euros dans les banques publiques pour financer les investissements. Les créances détenues par les entreprises publiques et privées, ou même étrangères, sur l’État ont été épongées à hauteur de 2 milliards d’euros.
L’alarmisme cède la place à la prudence, même si les responsables continuent d’insister sur le caractère critique de la crise économique
Le déficit budgétaire, qui atteignait deux ans plus tôt le niveau vertigineux de 15 % du PIB, est réduit de moitié, alors que les réserves de change, qui constituent la dernière planche de salut en cas de faillite, se situent autour de 97 milliards de dollars. À la vitesse à laquelle elles fondaient, une moyenne de 20 milliards de dollars par an, certains prédisaient leur assèchement total à l’horizon 2020.
Cerise sur le gâteau, les cours du pétrole grimpent miraculeusement et tutoient la barre des 70 dollars. On peut mesurer le soulagement des autorités devant cette remontée inespérée quand on sait que les hydrocarbures assurent 98 % des recettes en devises de l’Algérie. L’alarmisme cède la place à la prudence, même si les responsables continuent d’insister sur le caractère critique de la crise économique.
Bouillonnement social
Sur le plan social, en revanche, la situation est délicate. Colère et ressentiment des retraités de l’armée, dont les marches de protestation ont même paralysé Alger, grève illimitée des enseignants qui fait planer le spectre d’une année blanche dans certaines wilayas, au point que le ministère de l’Éducation a sollicité la médiation d’un imam controversé, ou encore mouvement des médecins résidents… C’est peu dire que le pays bouillonne.
L’explosion que prédisent les cassandres semble cependant relever d’une vue de l’esprit. C’est d’autant plus vrai que 2018 est une année charnière, la classe politique s’installant progressivement dans la précampagne pour la présidentielle de 2019, sans doute la plus importante de ces vingt dernières années.
Rappel à l’ordre
Si le Premier ministre manie tant bien que mal les cordons de la bourse et gère sans trop de casse ces conflits sociaux, il n’en va pas de même de ses relations avec l’entourage du chef de l’État. Entre Ouyahia et le cercle présidentiel, il y a comme de l’eau dans le gaz. À preuve, le récent épisode autour du projet de privatisation des entreprises publiques, en partenariat avec le syndicat UGTA et le Forum des chefs d’entreprise (FCE), annoncé fin décembre 2017 par Ouyahia.
Dès sa divulgation, le projet essuie une volée de critiques. On accuse Ouyahia de brader les biens publics en temps de crise et on soupçonne des patrons de vouloir faire main basse sur plusieurs centaines d’entreprises. Des « gorges profondes » indiquent à des journalistes que ce projet ne vise qu’à financer ces privatisations avec l’argent du contribuable. En clair : des hommes d’affaires s’apprêtaient à obtenir des fonds de l’État pour racheter des entreprises, dont certaines sont pourtant fiables et performantes. On n’est pas loin d’un scénario à la russe où des oligarques proches des centres du pouvoir font fortune avec des deniers publics.
L’initiative d’Ouyahia ne passe pas. À la mi-janvier, la présidence de la République adresse un courrier au Premier ministre le sommant de stopper l’opération. Les privatisations sont du ressort exclusif du chef de l’État, tel est le message adressé au chef de l’exécutif. « Bouteflika n’est pas opposé aux privatisations, décrypte un de ses anciens ministres. Sous sa présidence, des centaines d’entreprises ont été privatisées. Le recadrage d’Ouyahia est une opération politique pour rappeler que le président est le seul maître à bord. »
Ce rappel à l’ordre a tout de même des allures de camouflet. Car le choix délibéré de rendre public ce désaccord confirme l’existence de tensions entre le Premier ministre et le cercle présidentiel. Difficile de ne pas penser au « syndrome Tebboune ». Avant d’être limogé en août dernier, celui-ci avait été sévèrement recadré par la présidence, qui avait choisi, là encore, de médiatiser cette mise en garde.
En servant le président, Ouyahia trace son propre chemin vers la magistrature suprême
Les critiques répétées du secrétaire général du FLN, Djamel Ould Abbès, réputé proche de la famille présidentielle, à l’encontre d’Ouyahia laisseraient à penser que ce dernier serait devenu indésirable. Est-ce à dire que la confiance entre Bouteflika et son Premier ministre est rompue ? Dans ce théâtre d’ombres qu’est le « système », il est difficile de démêler le vrai du faux. Une chose est sûre : les fils se sont distendus entre le vieux raïs, reclus dans sa résidence de Zeralda, et le moine-soldat Ouyahia.
« Il travaille en solo et roule pour lui-même », glisse un ministre du cercle présidentiel. Un conseiller à El-Mouradia, lui aussi proche de la famille, confie que l’entourage immédiat du chef de l’État doute de sa loyauté. « Ouyahia ne fait rien sans calcul », dit-il. Une façon de suggérer qu’en servant le président il trace son propre chemin vers la magistrature suprême. Conseiller et véritable interface entre la présidence et les autres institutions, Saïd Bouteflika nourrit des suspicions à son endroit, croit savoir un initié du sérail. La confiance règne…
Ouyahia, candidat à la présidentielle de 2020 ?
En privé, Ouyahia ne fait pas mystère de ses ambitions de s’installer un jour au palais d’El-Mouradia. En privé, il a même jugé que le président n’aurait pas dû briguer un troisième mandat en 2009. À 65 ans, dont un quart de siècle à occuper de hautes fonctions au sommet de l’État, il peut légitimement rêver d’un destin national, d’autant que l’actuel locataire du Palais est au crépuscule de sa carrière politique.
Ouyahia n’est ni moins ni plus légitime que Sellal, Belkhadem ou le général Hamel, patron de la police nationale. Il a beau répéter qu’en aucun cas il ne se présenterait si Bouteflika décidait de rempiler et lui jurer entière fidélité, il n’empêche qu’il suscite la méfiance. Lui qui côtoie de près Bouteflika depuis vingt ans sait ce qu’il en coûte à ses lieutenants quand il leur arrive de nourrir de grandes ambitions.
Ils ont peur d’Ouyahia parce qu’il est prêt », affirme l’une de ses connaissances
Pour avoir voulu voler de ses propres ailes, Ali Benflis a été limogé en mai 2003 et dépossédé du FLN, dont il était pourtant le chef légitime. Parce qu’il a fait allusion à ce même destin, Ouyahia a lui-même pris la porte en mai 2006. Plus récemment, Sellal, fidèle parmi les fidèles, a été démis de ses fonctions en mai 2017 alors qu’on lui assurait, la veille même de son éviction, qu’il allait être reconduit. Motif non avoué ? Sellal se préparait pour la présidentielle de 2019.
« Loyauté sans faille »
« Ils ont peur d’Ouyahia parce qu’il est prêt, affirme l’une de ses connaissances. Faute d’un successeur adoubé ou choisi par Bouteflika, Ouyahia pourrait s’imposer comme un sérieux prétendant en cas de retrait du président. »
À plus d’un an de l’élection, le débat autour de la succession est plus que jamais ouvert. Sauf qu’il n’y aura jamais de guerre parmi les soutiens de Bouteflika tant que celui-ci ne se sera pas prononcé sur ses intentions. N’étant pas pressé par le temps, seul maître de son destin et sans rival, le président fera durer le suspense jusqu’au début de 2019. D’ici là, ses partisans et ses courtisans devront faire preuve d’une loyauté sans faille. À commencer par Ouyahia.
5 milliards de dollars
C’est le montant que l’Algérie s’était engagée, en 2012, à verser au FMI, à l’instar de 60 autres pays membres de l’institution, pour aider celle-ci à couvrir ses besoins financiers en cas de conjoncture mondiale exceptionnelle. Beaucoup de spéculations avaient entouré ce prêt, qui avait été consenti à l’époque où le pays engrangeait des recettes pétrolières dépassant 60 milliards de dollars par an.
Or le gouverneur de la Banque centrale d’Algérie, Mohamed Loukal, a récemment révélé qu’aucun dollar n’avait été finalement versé au FMI. Il n’y a pas eu de « transfert » mais juste un « engagement », a précisé Loukal devant les députés de l’Assemblée nationale.
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