Algérie : Abdelaziz Bouteflika ou le temps suspendu
Le chef de l’État semble résolu à briguer un cinquième mandat l’an prochain. Son âge – il aura 82 ans – et son état de santé le lui permettront-ils ?
Abdelaziz Bouteflika a toujours nourri une forte appétence, sinon une obsession, pour l’exercice du pouvoir. Comme le montre un épisode rapporté par l’un de ses protagonistes. Nous sommes le dimanche 5 janvier 1958, aux heures les plus sombres de la guerre d’Algérie. Contrôleur général de la wilaya 5, le jeune Bouteflika achève une tournée d’inspection dans l’Ouest algérien avec son frère de lait Mustapha Berri, alias Boumédiène, quand ils croisent le chemin de deux autres officiers de l’Armée de libération nationale (ALN).
Avant de regagner leurs bases respectives, les quatre hommes partagent un dîner et devisent. « Si jamais nous sortions vivants, que feriez-vous après l’indépendance ? » demande Bouteflika à ses trois compagnons. Le premier souhaite poursuivre ses études de chimie, le deuxième aspire à prospérer dans les affaires et le troisième ambitionne de faire une carrière militaire. « Et vous, Abdelaziz, que feriez-vous ? » lui demande l’un d’eux. « Moi ? Président de la République ! » répond-il sans l’ombre d’une hésitation.
Une ambition présidentielle précoce
À peine âgé de 21 ans et tout juste monté au maquis, Bouteflika nourrit déjà l’ambition suprême. Soixante ans plus tard, le président octogénaire et valétudinaire qu’il est devenu cultive toujours cette soif. Et, à moins d’une surprise, restera au pouvoir jusqu’à son dernier souffle, exerçant de facto une présidence à vie sans précédent en Algérie. À un peu plus d’un an de la présidentielle, tout indique en effet qu’il briguera un cinquième mandat.
Secrétaire général du FLN et proche du cercle présidentiel, Djamel Ould Abbès est l’un des fervents avocats de ce cinquième mandat. Depuis des mois, il consacre son énergie et son temps à promouvoir l’idée que le chef de l’État se portera candidat à sa propre succession en 2019. Il n’est pas le seul. D’autres personnalités plus ou moins proches de ce cercle, en activité ou à la retraite, ne manquent pas une occasion de s’en faire l’écho et de l’appuyer avec empressement. En matière de zèle, Djamel Ould Abbès et consorts peuvent compter sur un sérieux concurrent en la personne de Baha Tliba, milliardaire, député FLN et ancien vice-président de l’Assemblée nationale. En novembre 2012, Tliba avait acheté pour quelque 5 000 euros une page de publicité dans le quotidien à fort tirage El Khabar pour exhorter Bouteflika à briguer un quatrième mandat.
Baha Tliba et la « coordination nationale »
Aujourd’hui, il récidive en annonçant la naissance d’une « coordination nationale » pour soutenir le cinquième mandat, initiative à laquelle se seraient associés d’anciens Premiers ministres et ministres, des députés, des sénateurs et toute une faune de courtisans qui gravitent autour du système. Devant l’embarras suscité par cet appel de Tliba et la cascade de démentis et de réprobations des personnes qu’il a citées, Djamel Ould Abbès est instruit en haut lieu pour désavouer l’initiative, ainsi que son promoteur. « Il est interdit de parler du cinquième mandat », menace Ould Abbès. Non seulement c’est trop tôt, mais l’agenda de Bouteflika n’obéit qu’à sa seule personne et, à un degré moindre, à son entourage familial, qui seul a sa confiance.
Qu’est-ce qui pourrait empêcher le président, qui se remet difficilement des séquelles de son AVC de 2013, de conserver son fauteuil en 2019 ? Rien, hormis son état de santé. La révision constitutionnelle de 2016, qui a rétabli la limitation des mandats présidentiels à deux, a remis en quelque sorte les compteurs à zéro. « C’est comme si Bouteflika entamait un premier mandat après vingt ans au pouvoir, dit l’un de ses anciens ministres. La Constitution lui donne le droit, comme à tout autre citoyen, de prendre part à la course pour la présidentielle. »
Seule une contrainte physique peut le conduire à partir, croit savoir l’une de ses vieilles connaissances
Il n’y a pas que la loi fondamentale qui soit de son côté. L’armée lui est totalement acquise, et son patron, Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense, reste l’un de ses soutiens inconditionnels. Les services, qu’on prétendait hostiles au quatrième mandat, sont passés sous la coupe de la présidence de la République depuis leur restructuration en janvier 2016. Les clans au pouvoir ? Il n’y en a qu’un seul, celui du président. Cette coterie hétéroclite englobe l’exécutif, la majorité parlementaire, une kyrielle de petits partis, le syndicat UGTA, les médias publics et une bonne partie des hommes d’affaires, qui n’hésiteront pas à soutenir financièrement une nouvelle campagne présidentielle, comme ce fut le cas lors des précédents scrutins.
C’est plus qu’un boulevard qui s’ouvre devant Bouteflika, pour peu qu’il le veuille. « Seule une contrainte physique peut le conduire à partir, croit savoir l’une de ses vieilles connaissances. Et, de ce côté-là, il n’a absolument rien à craindre. » La maladie et ses multiples désagréments, ainsi que son âge avancé, auraient pu l’inciter à renoncer à se succéder à lui-même en 2014. Cela n’a pas été le cas. Ces facteurs pèseront-ils demain, quand viendra l’heure de la décision ? Rien n’est moins sûr.
Un modèle présidentiel de type monarchique
Ceux qui connaissent Bouteflika affirment que sa volonté de durer à la tête de l’État relève de sa culture politique et s’explique par les épreuves qu’il a vécues, sa conception du pouvoir et les ressorts psychologiques intimes de sa personnalité. « Ses modèles de gouvernance appartiennent au siècle passé, décrypte un connaisseur du sérail. Il ne se reconnaît que dans la lignée de dirigeants comme Kadhafi, Moubarak, Saddam Hussein, Bourguiba ou encore Hafez al-Assad, qui ont pris le pouvoir pour l’exercer d’une façon pérenne. C’est‑à-dire à vie. Bouteflika n’est pas un potentat comme pouvaient l’être certains de ses modèles, mais un homme convaincu qu’on ne cède plus le pouvoir une fois qu’on l’a pris. »
Pour avoir longtemps vécu au Moyen-Orient et côtoyé princes, émirs et sultans, Bouteflika s’est forgé un modèle présidentiel de type monarchique. Un apparatchik qui a travaillé avec lui pendant une dizaine d’années est encore plus tranchant : « Il pense être né pour commander. Il croit dur comme fer à la notion d’homme providentiel. Il ne croit pas à l’alternance, tout comme il est persuadé que le pluralisme est antinomique avec un régime ultraprésidentiel. »
Bouteflika, c’est d’El-Mouradia à El-Alia [le cimetière d’Alger], sans escale, synthétise son ami Mohamed Cherif Messaadia
La présidence, Bouteflika la lorgnait déjà avec malice en 1976, quand Boumédiène décide de doter le pays d’une Constitution dont il confie la rédaction au juriste Mohamed Bedjaoui. Discrètement, Bouteflika, qui dirigeait à l’époque la diplomatie, se rapproche de ce dernier pour lui suggérer de créer un poste de vice-président, qui lui reviendrait de facto tant il était considéré comme le dauphin de Boumédiène. Mais ce dernier balaie l’idée d’un revers de main. En 1978, son éviction de la succession au profit de Chadli Bendjedid fait naître en lui un désir de revanche sur le sort et sur les hommes qui l’ont privé d’un destin national. « J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumédiène, confie-t‑il ainsi à un journaliste d’Europe 1 en juillet 1999. Mais il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat imprévu. » Bendjedid n’était pas prévu ; Bouteflika, si.
L’heure de la revanche sonne en 1999. Avant même son accession au pouvoir, il assure à des convives lors d’une tournée électorale qu’il entend y rester le plus longtemps possible. Cette volonté inextinguible de durer, son ami Mohamed Cherif Messaadia, décédé en 2002, la synthétise par cette formule : « Bouteflika, c’est d’El-Mouradia à El-Alia [le cimetière d’Alger], sans escale. » Mais pour que la prédiction de Messaadia se vérifie, il faut déminer le terrain. « Nous allons faire deux mandats, puis modifier la Constitution », annonce le président à son chef de gouvernement, Ali Benflis, pour lui signifier son souhait de s’affranchir de la disposition lui interdisant d’aller au-delà de deux exercices présidentiels.
Préparez Sellal [le Premier ministre], confie le président au général Toufik en 2010
S’inscrire dans la durée, voire mourir au pouvoir, ne s’accommode guère de l’idée de préparer la succession. Bien sûr, au cours des dix dernières années, ses soucis de santé et l’usure du pouvoir l’ont parfois conduit à entrevoir la possibilité de se retirer. En 2010, il fait part à l’un de ses vieux amis de sa lassitude et de sa volonté d’organiser une succession ordonnée et apaisée. Bouteflika acquiert même une résidence en Suisse, qui lui servirait de lieu de retraite. Avant de se raviser.
Mais en 2013, quelque temps après son hospitalisation au Val-de-Grâce, à Paris, pour soigner son AVC, il reçoit en tête‑à-tête l’ex-patron du DRS, le général Toufik, à qui il confie ne pas vouloir se représenter, et lui lance : « Préparez Sellal [le Premier ministre]. »
Bientôt le cinquième mandat ?
Volonté sincère ou ruse politique pour tester la loyauté de ses collaborateurs, Bouteflika fait planer le suspense sur ses intentions jusqu’au dernier moment. Une de ses connaissances qui lui rend visite dans sa résidence de Zeralda en janvier 2014 le trouve dubitatif, troublé, indécis : « Il était amer, n’avait pas le moral et n’avait pas encore tranché. »
Le 23 février, sa candidature pour un quatrième mandat est annoncée officiellement par Sellal, celui-là même qui s’était préparé à lui succéder. Pressions de l’entourage familial, réticences de l’armée à confier le sort du pays à un homme qui ne fait pas consensus, influence du milieu des affaires, qui avait beaucoup à perdre en cas de départ du président, et, bien sûr, volonté de durer… Tous les facteurs du quatrième mandat étaient réunis. À un peu plus d’un an de la prochaine présidentielle, ceux d’un cinquième bail le sont tout autant.
Quand le président évoque son successeur
Hiver 2011. Un vent de révolution souffle sur la Tunisie, la Libye et l’Égypte. Et gagne l’Algérie, où des opposants réclament le départ du régime. Dans une résidence sur les hauteurs de la capitale, le président réunit six hauts responsables de l’État. On y évoque des réformes politiques, notamment la promulgation d’une nouvelle Constitution qui accorderait plus de pouvoirs à l’opposition et consacrerait davantage les libertés démocratiques et individuelles. Bouteflika se montre réticent.
Une nouvelle Loi fondamentale ? « Ça sera pour celui qui me succédera, explique-t‑il à ses interlocuteurs. Ça sera l’œuvre d’un jeune. » Il faudra une autre réunion et beaucoup de persuasion de la part de certains responsables pour que le chef de l’État accepte de modifier la Constitution, qu’il avait déjà fait amender en 2008. Cette révision maintes fois promise ne surviendra qu’en janvier 2016.
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