Livres : l’imaginaire gargantuesque d’Ananda Devi

Dans « Manger l’autre », l’écrivaine et poète mauricienne Ananda Devi dénonce les dérives consuméristes du monde contemporain à travers la hargne d’un personnage obèse.

Ananda Devi. © Damien Grenon pour Jeune Afrique

Ananda Devi. © Damien Grenon pour Jeune Afrique

KATIA TOURE_perso

Publié le 1 mars 2018 Lecture : 8 minutes.

«Sami, tu peux rester là », souffle Ananda Devi à Sami Tchak. « Cela ne te perturbera pas ? » s’enquiert le romancier togolais, arrivé aux côtés de son amie comme pour assurer ses arrières. « Eh bien, si cela me perturbe, je te dirai de partir », rétorque la romancière, vêtue d’un élégant salwar de couleur vive, qui rappelle qu’elle reste attachée à son île Maurice natale et, surtout, à ses racines indiennes.

Vaincu, Sami Tchak s’installe à son côté. Plus tard, il lâchera : « Ananda arrive à dire l’universalité de l’homme en prenant des espaces confinés pour décor, des espaces où l’on ne peut se déplacer. » Bien avant l’éditeur, le Togolais s’est plongé dans le récit horrifique qu’est Manger l’autre.

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Comme à l’accoutumée, Ananda Devi jongle avec des sujets qui ont de quoi désarçonner, voire plonger le lecteur dans un malaise véritable : morbidité, autodestruction, violence, érotisme… Son récit est féroce, profondément charnel, gorgé de poésie et dépourvu de pathos. Les sens y sont mis à rude épreuve. Ici, « l’espace confiné » que le lecteur est amené à sillonner n’est autre que le corps d’une adolescente obèse, vorace et tourmentée. Cette héroïne, sans nom, se dépeint avec rage, portée par une logorrhée tranchante, sans concession, dérangeante.

Ce roman s’inscrit dans la continuité de ce que j’ai toujours écrit. La monstruosité est le leitmotiv de mon œuvre

« Je m’interroge quant au type de déjection que je serais : grosse (évidemment), brun sombre comme mes ruminations, pas trop nauséabonde mais un peu tout de même, du genre qui résiste à la chasse d’eau plusieurs fois avant de consentir à se laisser noyer », dit-elle notamment. Ananda Devi sourit malicieusement à la lecture de ce passage. Pourquoi s’étonner, semble dire cette superbe femme de 60 ans, son regard aimable et chaleureux relevé par un maquillage finement coloré.

« Ce roman s’inscrit dans la continuité de ce que j’ai toujours écrit. La monstruosité, ou du moins ce qui est considéré comme telle par l’autre, est le leitmotiv de mon œuvre. » On repense à la Mouna, héroïne de Moi, l’interdite (Dapper, 2000), dotée d’un bec-de-lièvre. « J’aime les éclopées de la vie. J’aime raconter comment telle ou telle héroïne va s’échapper de la masse et découvrir sa puissance et son intensité. »

Le tragique et la fatalité

Dans son tout premier roman publié, Rue de la Poudrière (NEA, 1988), Ananda Devi construit déjà le personnage de Paule, cette héroïne à l’existence misérable qui habite « sur les lèvres supérieures du vieux Port-Louis », capitale mauricienne qui est comme « une épine plantée dans [sa] chair ». Dix-huit ans plus tard, dans Ève de ses décombres (Gallimard, 2006), auréolé du Prix des cinq continents de la francophonie, ce sont quatre voix adolescentes qui se retrouvent aux prises avec le tragique et la fatalité.

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Cette même fatalité anime l’héroïne de Manger l’autre, dont l’histoire, aux multiples ressorts, se veut une allégorie des sociétés contemporaines. « Je tenais à mettre en exergue les dérives et la haine qui émanent du monde virtuel. Mon héroïne en est elle-même victime. On refuse l’excès corporel mais on accepte l’excès du monde virtuel », souligne la romancière. Elle insiste : l’œil du monde virtuel s’immisce dans l’intimité de chacun à tel point que le concept de vie privée devient progressivement flou.

Une quête interminable de superflu

Quant au processus d’engraissement dans lequel est prise l’héroïne, Ananda Devi y voit « une façon de parler de la société dans tous ses excès, de son côté pléthorique, de l’abondance dans laquelle elle se meut ». L’héroïne déclare d’ailleurs : « Je subis ce que vous refusez de voir mais subirez tous un jour : le gonflement grotesque de l’inutile. Et qu’est-ce qu’il y a de plus inutile que l’excès de gras, je vous le demande ? » Pour la romancière, ce « gonflement grotesque de l’inutile » fait allusion à la quête interminable de superflu dans laquelle s’est lancé l’être humain.

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Inutile de demander si elle utilise les réseaux sociaux. « Je crois que la réponse est évidente ! » Pour elle, la parole s’y est beaucoup trop libérée. Mais ces canaux de communication ne permettent-ils pas la dénonciation du racisme ou du sexisme ? « Je regarde tout cela avec beaucoup de recul. C’est une bonne chose qu’il y ait une prise de conscience quant au racisme et au harcèlement sexuel, mais est-ce que, pour autant, cela change les mentalités ? » Et de citer le mouvement Bring Back Our Girls, relayé, sur les réseaux sociaux, par Michelle Obama après l’enlèvement des lycéennes de Chibok, en avril 2014, au Nigeria.

Réseaux sociaux et apparences

« Ode to a lover », oeuvre de la Zimbabxéenne Kudzanai-Violet Hwami © Courtesy Tyburn Gallery

« Ode to a lover », oeuvre de la Zimbabxéenne Kudzanai-Violet Hwami © Courtesy Tyburn Gallery

Je m’intéresse ici à la question de l’apparence, à l’obsession narcissique chez des filles de plus en plus jeunes

« Qu’en est-il aujourd’hui de cette campagne ? Sans compter que, quand ces filles arrivent à retourner chez elles, elles sont rejetées par leur famille parce qu’elles ont été violées ou parce qu’elles ont des enfants… C’est toute une histoire qu’éclipsent les réseaux sociaux. » Ananda Devi se montre tout aussi dubitative quant au mouvement #MeToo, même si elle a l’impression d’un peu plus d’engagement.

D’ailleurs, peut-on dire de son roman qu’il serait féministe ? « Absolument pas, tranche-t-elle. L’héroïne est condamnée par les autres femmes. Je m’intéresse ici à la question de l’apparence, à l’obsession narcissique chez des filles de plus en plus jeunes. Leur rapport à la nourriture est faussé de plus en plus tôt, et la mise en scène d’elles-mêmes, à travers les selfies, les formate psychologiquement, et ce de façon très violente. » Parmi les autres fils conducteurs du récit, on retrouve le rapport au père, déjà largement exploré dans Le Sari vert (Gallimard, 2009). « La nourriture de mon père est mon éducation sexuelle », confie l’héroïne.

L’ambiguïté des rapports familiaux est aussi au cœur de mon œuvre

Le père, avec qui elle entretient un rapport fusionnel depuis la fuite de la mère, horrifiée par son enfant, endosse un rôle ambigu. Malgré son attention, il participe au processus de destruction de sa fille : il la gave inlassablement, la dédouble en lui prêtant la disparition d’une jumelle qu’elle aurait dévorée in utero, l’empêche d’aller se faire soigner… « L’ambiguïté des rapports familiaux est aussi au cœur de mon œuvre. Les amours excessives finissent par devenir destructrices. Le père et la fille sont deux naufragés de la vie qui ont besoin l’un de l’autre mais se détruisent mutuellement. »

Ananda Devi ne s’embarrasse pas de pudeur dans son écriture. Les émois sexuels de son héroïne sont décrits avec force détails. « Il est important de montrer qu’elle prend du plaisir, de questionner le ressenti du lecteur vis-à-vis d’un passage où une femme obèse fait l’amour. » N’est-ce pas en écrivant sur le sexe de la sorte qu’elle se démarque de la plupart des écrivains d’Afrique francophone ? « Je ne suis pas d’accord avec ce constat. » La romancière mauricienne se tourne vers Sami Tchak, qui ne pipe mot. « Sami n’a pas du tout de pudeur dans ses écrits. Je pense aussi à la Sénégalaise Ken Bugul, qui écrit d’une manière très libérée. S’il y a de la pudeur dans certains livres, cela doit sûrement être quelque chose de volontaire. Il ne faut pas oublier que la sexualité peut aussi être abordée sous des angles différents. »

L’écriture est un moyen pour moi de dépasser mes propres limites, de sortir de ma peau. Je n’ai alors peur de rien

Depuis qu’elle écrit, depuis son adolescence, Ananda Devi s’attache à explorer toutes les potentialités du récit. « J’ai très vite pris conscience que je ne pouvais pas écrire avec la peur du regard de l’autre, dit-elle. L’écriture est un moyen pour moi de dépasser mes propres limites, de sortir de ma peau. Je n’ai alors peur de rien. » Dans Manger l’autre ne figure aucune indication de temps ou de lieu. Nous sommes loin de l’île Maurice, qui lui a souvent servi de décor. « Le corps de l’héroïne est le véritable lieu au sein duquel se déroule l’histoire. » Un corps qui apporte « la preuve de l’échec de l’humanité contre ses pulsions ».

Extrait

« Ah Seigneur, je suis inondée. De larmes, de morve, de sueur. Et maintenant, après une heure d’attente, d’urine. Tout y est. L’odeur même de ma vie, ammoniacale. C’est ça qu’il y a en nous, sais-tu, si on m’ouvre le ventre, ce qu’on verra, ce n’est pas un joli petit cœur rouge battant mais un amoncellement de viscères gris, gluants, puants. […]

Soudain, tout le haut de mon corps sombre. Mes seins s’affaissent sur mes cuisses. Ma nuque rentre dans mes épaules. La pression sur les os de mes jambes devient insoutenable. Mon dos se courbe tandis que les bourrelets se multiplient. Je regarde vers le bas. Mes seins semblent énormes. Ils sont poussés en avant et reposent sur mes cuisses, rehaussés par un Wonderbra surnaturel. Je ne les avais jamais vus aussi imposants, presque voluptueux. Mais, ainsi serrés, ils me compriment et m’empêchent de respirer. Mon souffle devient un râle. Je sais que je ne survivrai pas longtemps. Peut-être est-ce mieux ainsi. Au moins mourrai-je en me sentant femme. »

Ananda et Sami

Ananda Devi et Sami Tchak cultivent une amitié vieille de plus de quinze ans. Dans La Couleur de l’écrivain (La Cheminante, 2014), Sami Tchak rend d’ailleurs hommage à sa consœur mauricienne dans la troisième partie, intitulée « Éloge de la sarienne ».

« Dès que j’écris un livre, je le fais relire à Ananda avant même de l’avoir envoyé à mon éditeur, et vice versa, confie Tchak. Nous sommes complices dans la création. » Il estime qu’Ananda Devi est une orfèvre quand il s’agit de décrire la violence. « Son écriture est d’une telle poésie qu’elle tempère la cruauté réaliste qu’elle met en scène. Dans Manger l’autre, le verbe fait corps avec la chair répulsive, excessive mais aussi érotique. C’est remarquable. » Et de conclure : « On comprend, avec cet ouvrage, que nous sommes tous un peu obèses de quelque chose. »

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