Côte d’Ivoire : Youssouf Bakayoko et les fantômes de 2010

L’opposition ne veut plus entendre parler de lui, mais il demeure à la tête de la Commission électorale indépendante. Et aura la charge des scrutins prévus cette année.

Annonçant les résultats du premier tour de la présidentielle de 2015. © ISSOUF SANOGO/AFP

Annonçant les résultats du premier tour de la présidentielle de 2015. © ISSOUF SANOGO/AFP

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Publié le 6 mars 2018 Lecture : 6 minutes.

C’était le 31 décembre 2010, au premier étage d’un restaurant cossu des beaux quartiers de Paris. « À l’étranger pour des raisons familiales et de sécurité », le président de la Commission électorale indépendante (CEI) de Côte d’Ivoire, Youssouf Bakayoko, s’expliquait devant la presse internationale pour la première fois depuis la proclamation des résultats du second tour de la présidentielle, le 2 décembre. Costume et cravate sombres, il justifiait le rôle clé qu’il avait joué dans le processus électoral. Plus de sept ans après et alors qu’il occupe toujours le même poste, cette élection contestée lui colle encore à la peau.

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Au moment où la Côte d’Ivoire se prépare à organiser une série d’élections (sénatoriales et locales), une partie de l’opposition demande une nouvelle fois son départ. « Depuis 2011, nous expliquons que tout le monde peut organiser les élections dans notre pays, sauf lui. Nous n’avons rien contre sa personne, il fut un grand serviteur de l’État. Mais sa responsabilité dans la crise postélectorale est trop importante », résume Laurent Akoun, bras droit d’Aboudramane Sangaré, le chef de file de l’une des tendances du Front populaire ivoirien (FPI).

Il a toujours su manœuvrer et jouer de ses connexions. C’est un fin tacticien qui réussit à obtenir ce qu’il veut sans faire de tapage

Discret, Youssouf Bakayoko goûte peu la lumière, encore moins l’exposition médiatique. « Je refuse que le débat actuel tourne autour de ma personne », acceptera-t-il simplement de nous répondre dans son large bureau au siège de la CEI.

« On revient toujours aux mêmes querelles, agitées par ceux qui n’ont pas accepté les résultats de 2010. Ils contestent sa personne, mais en fait c’est la légitimité du chef de l’État qu’ils remettent en cause sans le dire frontalement », précise-t-on dans son entourage.

Froid en apparence, Youssouf Bakayoko est décrit comme un homme sympathique au sens de l’humour prononcé, mais difficile à cerner. Un trait de caractère qu’il partage avec le président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Henri Konan Bédié, son parrain politique.

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« On ne sait jamais ce qu’il pense vraiment. Il dit rarement les choses directement », indique un membre de la CEI. « Il a toujours su manœuvrer et jouer de ses connexions. C’est un fin tacticien qui réussit à obtenir ce qu’il veut sans faire de tapage », poursuit un baron du PDCI.

Le parcours de Youssouf Bakayoko

Habile diplomate pour les uns, carriériste pour les autres, Bakayoko a conservé des amitiés un peu partout sur l’échiquier politique. Fidèle du PDCI, il entretient de très bonnes relations avec son neveu, le ministre de la Défense Hamed Bakayoko, et avec les cadres du Rassemblement des républicains (RDR) issus de sa région du Worodougou, dans la moitié nord de la Côte d’Ivoire. À son domicile de la Riviera, à Abidjan, il n’est pas rare qu’il reçoive d’anciens diplomates ivoiriens ou étrangers. « C’est un homme fidèle qui peut rendre beaucoup de services sans s’en vanter », précise un homme qui le connaît depuis vingt ans.

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Né en 1943 à Bouaké, Youssouf Bakayoko fait son entrée au ministère des Affaires étrangères en 1972 après des études de lettres et de relations internationales à Paris. Il est nommé onze ans plus tard ambassadeur en Allemagne, puis en Suisse, en Autriche et en France. Militant du PDCI depuis les années 1970, il fera partie des rares cadres de l’ancien parti unique à avoir émergé dans le Nord après la création du RDR, en 1994. Maire de Séguéla en 1990, il deviendra député cinq ans plus tard et conservera son siège lors des législatives de 2000, devenant président de la commission des relations extérieures de l’Assemblée.

Il était très important dans la stratégie, mais ne prenait jamais le risque de prendre publiquement des positions trop marquées

Au sein du groupe parlementaire du PDCI, dirigé par Gaston Ouassénan Koné, et autour de Rémi Allah Kouadio, Jeannot Ahoussou Kouadio ou Kobenan Kouassi Adjoumani (des personnalités dont il est resté proche), Bakayoko n’est jamais le plus véhément. « Il était très important dans la stratégie, mais ne prenait jamais le risque de prendre publiquement des positions trop marquées. Résultat, il ne s’est créé aucune grosse inimitié », raconte un député.

Bénéficiant notamment du soutien d’Alphonse Djédjé Mady, le secrétaire général de son parti, Bakayoko intègre le gouvernement de Charles Konan Banny en 2005 en tant que ministre des Affaires étrangères. Cinq ans plus tard, Bédié le propose à la tête de la commission électorale, récompensant trente années de loyauté. Au soir du premier tour, en 2010, ce dernier contestera les résultats sans jamais remettre en cause la CEI ni son président.

Et, en 2014, lorsqu’une nouvelle commission est formée, c’est encore lui que le PDCI propose et qui est élu par 12 des 17 membres de la commission centrale, provoquant la fureur des partis d’opposition, pour lesquels la Côte d’Ivoire ne pouvait pas, dans ces conditions, tourner la page de la crise.

Interrogations autour de la CEI

Quatre ans plus tard, les questions autour de la CEI (sa composition, son président, la liste et le découpage électoral) resurgissent. « Tout le monde s’accorde pour dire que le gouvernement doit encore faire un effort pour l’équilibrer, comme le prouve la décision de la Cour africaine des droits de l’homme, et que la liste électorale actuelle n’est pas représentative. Le problème est qu’en 2014 une partie de l’opposition a validé la composition actuelle quand l’autre était dans une posture de boycott », explique un observateur de la vie politique.

Au ministère de l’Intérieur, on assure que « l’ensemble des questions relatives au processus électoral seront abordées avant la présidentielle de 2020 ». La communauté internationale et certains proches du pouvoir poussent de leur côté pour que la commission soit recomposée au plus vite. Au sein de la CEI (dont Sourou Koné, son vice-président et représentant du chef de l’État, rêve de prendre la tête), certains pointent l’absence de leadership de Youssouf Bakayoko.

La personnalité de Youssouf Bakayoko n’est pas le plus important. Ce qui compte le plus, c’est que la CEI soit réformée

« La CEI ne travaille pas assez, au point que le ministère de l’Intérieur est chaque fois obligé de se substituer à elle », explique un diplomate occidental en poste à Abidjan. « La personnalité de Youssouf Bakayoko n’est pas le plus important, même si elle pourrait devenir problématique en cas de contentieux électoral. Ce qui compte le plus, c’est que la CEI soit réformée », conclut Marie-Paule Kodjo, porte-parole de la Plateforme des organisations de la société civile pour l’observation des élections en Côte d’Ivoire.

Son mandat a-t-il déjà expiré ?

Élu pour la première fois en février 2010, Youssouf Bakayoko a été reconduit en 2014. Il occupe donc la présidence de la Commission électorale indépendante (CEI) depuis huit ans, alors que la durée légale de son mandat est de six ans. Son mandat a-t-il expiré ? C’est en tout cas l’un des arguments avancés par l’opposition pour demander son départ.

Mais, à la CEI et au ministère de l’Intérieur, on explique que Bakayoko dirigeait initialement une CEI transitoire chargée d’organiser les élections de sortie de crise. Et que, lorsqu’une nouvelle loi électorale a été adoptée, en 2014, les textes n’empêchaient pas Youssouf Bakayoko d’être une nouvelle fois élu pour six ans, non renouvelables. Son mandat, et celui de l’ensemble des membres de la commission, prenant ainsi théoriquement fin en septembre 2020. Problème : l’ancienne commission n’ayant pas été préalablement dissoute par le gouvernement en 2014, la légalité de cette loi est sujette à débat.

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