Cinéma – Nabil Ayouch : « Je ne fais pas des films pour me réconcilier avec qui que ce soit »
Après l’interdiction de « Much Loved », le réalisateur marocain livre « Razzia », un nouveau long-métrage percutant, mais cette fois bien accueilli dans le royaume.
Nabil Ayouch est assurément le réalisateur marocain contemporain le plus connu et le plus dérangeant. Les sujets et les personnages de ses films – des trafiquants de drogue du Rif (Mektoub), des enfants des rues (Ali Zaoua, prince de la rue) ou de jeunes terroristes des bidonvilles de Casablanca (Les Chevaux de Dieu) – ne sauraient laisser indifférent. Avec Much Loved (2015), qui évoquait la vie de prostituées « de luxe » à Marrakech, il fut même tellement dérangeant que son film fut interdit au Maroc.
Alors que vient de sortir Razzia, bien accueilli dans le royaume (près de 5 000 entrées dans la seule grande salle du Mégarama de Casablanca en cinq jours !), il nous dit dans cet entretien comment il a vécu l’« affaire Much Loved ». Et, en parlant de son nouveau film, il démontre qu’il ne s’est en rien assagi.
Jeune Afrique : Plus de deux ans après, les remous et les menaces de mort suscités par Much Loved ne sont-ils qu’un mauvais souvenir ?
Nabil Ayouch : Même pour quelqu’un comme moi qui vit volontiers dans le déni, la réponse est non. Nous sommes encore attaqués sur les réseaux sociaux, où l’on emploie toujours les mêmes mots très durs pour nous qualifier. Seules les menaces de mort – 5 000 personnes disaient souhaiter ma mort et celle de l’actrice Loubna Abidar sur Facebook ! – ont disparu. Mais je sens toujours le soufre.
Avant le tournage de mon nouveau film, des acteurs ont reçu le conseil de ne pas jouer avec moi. Pendant le tournage, on n’a pas pu utiliser certains décors en raison d’annulations de dernière minute, et l’actrice principale, Maryam Touzani, a subi une agression verbale violente en raison d’un costume qu’elle portait pour le film. Après le tournage, la hiérarchie de certains médias marocains était réticente quand il s’agissait de parler de Razzia et de mettre en avant ce sujet.
Much Loved, c’est devenu le film le plus vu au Maroc. Personne n’a réussi à l’enterrer
Much Loved est toujours interdit au Maroc. Espérez-vous que cela pourra changer ?
Bien sûr que je l’espère. On ne peut pas combattre une illégalité qui vient du gouvernement, mais elle peut être levée un jour. Même s’il recule sur certains aspects de la vie en société, le Maroc avance sur d’autres. D’ailleurs, l’effet de cette interdiction n’a pas été celui escompté. On a voulu enterrer le film ainsi que toute possibilité de débat sur la prostitution et la situation des femmes.
Or que s’est-il passé ? Après l’interdiction, annoncée par un simple communiqué en raison d’attaques contre le film, sur la foi de quelques courts extraits diffusés par le vendeur international, et alors qu’un courant de sympathie envers Much Loved apparaissait sur internet, il y a eu ensuite une fuite des rushs du film. Le gouvernement est d’habitude très prompt à réagir quand on diffuse quelque chose qui le dérange, mais là, il n’a rien fait. Pensant que cela justifierait sa décision ?
Toujours est-il que ce piratage a abouti à ce qu’on fasse circuler une version informe du film, vue plus de 30 millions de fois. Surtout par des gens qui ne vont jamais au cinéma. C’est la pire chose qui puisse arriver à un cinéaste que de voir son œuvre complètement trafiquée. Mais avec le recul, je me dis que, même si cela donne une fausse image de Much Loved, c’est devenu le film le plus vu au Maroc. Personne n’a réussi à l’enterrer.
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Razzia n’a pas été interdit. Mais on ne peut pas dire que vous cherchez l’apaisement avec les sujets qu’il aborde : la politique d’arabisation, l’avortement, l’antisémitisme, la bigoterie…
Quand je fais un film, plus que d’aborder tel ou tel sujet, j’aime dessiner des personnages. Et les personnages de Razzia, ce sont des gens que j’ai rencontrés depuis que j’habite au Maroc et qui m’ont inspiré. Ce sont leurs parcours qui charrient ces sujets. Et je ne fais pas du cinéma pour me réconcilier avec qui que ce soit, mais pour exprimer un point de vue, un regard, même si cela déplaît à certains parce que cela vient contredire leurs certitudes ou tout simplement leur confort, voire parce qu’ils préfèrent l’ignorance.
Presque tous vos longs-métrages mettent en scène une minorité. Est-ce le fil directeur de votre œuvre ?
C’est certainement lié à mon vécu. Quand je suis arrivé à Casablanca, je n’ai guère été intéressé par le centre et j’ai très vite été attiré par la périphérie. Sans doute parce que cela me permettait de me rapprocher de mon enfance et de mon adolescence, quand j’habitais à Sarcelles, dans la banlieue de Paris. C’est avec ceux qui habitent là que je me sens à l’aise.
Par ailleurs, rassemblées, ces minorités représentent une majorité au Maroc. Et les grands changements dans l’histoire de l’humanité sont toujours venus de minorités qui se sont mises à agir. C’est au sein de ces minorités qu’on voit à quel point l’écart entre la vie rêvée, la vie secrète et la vie publique, celle qu’on peut mener au vu et au su des autres, est important et s’accroît. Les gens sont ainsi dans une espèce de contradiction, de mal-être. C’est ce qui m’intéresse.
On a importé une idéologie et un islam qui n’est pas l’islam marocain
Un mal-être parce qu’ils oublient leurs rêves et leurs espoirs ?
Non seulement ils oublient leurs rêves pour la plupart, mais ils finissent aussi par penser que les rêves, ce n’est pas pour eux, c’est seulement pour les privilégiés, les « fils de… ». C’est ce que me disent les jeunes. Or le rêve est essentiel pour une société, et en particulier pour sa jeunesse, afin qu’elle puisse se projeter dans l’avenir.
Quand on n’a pas d’autre projet et pas d’autre capacité que de tenir, il suffit que quelqu’un arrive et vous offre un avenir, quel que soit cet avenir, pour que cela change tout. Les politiques ayant échoué à donner l’impression qu’ils pouvaient résoudre cette question, les arts et la culture sont essentiels, j’en suis convaincu, pour prendre le relais. Pour montrer qu’on peut changer le monde. D’où, au-delà de mes films, ces centres culturels que j’ai créés depuis quelques années avec quelques autres dans les quartiers, à Casablanca ou à Tanger.
Razzia se passe d’abord au début des années 1980 puis en 2015. Pourquoi cette double temporalité ?
Je ne voulais pas faire entrer dans le récit en même temps tous ces personnages qui m’intéressaient. Je voulais qu’ils soient reliés par des fils invisibles, mais qu’ils ne se rencontrent pas. Ils ont cependant tous un rapport avec ces deux périodes charnières de l’histoire contemporaine du Maroc.
La réforme de l’enseignement au début des années 1980 avec l’arabisation marque vraiment l’accélération d’un processus. Elle entraîne évidemment une uniformisation culturelle touchant en particulier – mais pas seulement – les Berbères.
Elle touche les fondements, le substrat, la force de ce pays depuis des siècles. Et comme on a été obligés, puisque l’arabe classique qu’on a imposé dans le primaire et le secondaire est en fait une langue étrangère au Maroc, d’importer des professeurs d’Arabie saoudite, d’Égypte ou de Syrie, on a importé en même temps autre chose qu’une langue.
On a importé une idéologie et un islam qui n’est pas l’islam marocain. Au même moment, on a largement supprimé l’enseignement des humanités, la philosophie et la sociologie. Un anéantissement de la pensée critique, de la possibilité d’avoir un regard sur le monde. Il a fallu une génération, un quart de siècle, pour qu’on en voie toutes les conséquences.
Pourquoi avoir choisi 2015 ? C’est l’année où se produit toute une série d’affaires très révélatrices du conflit entre tradition et modernité. L’interdiction de Much Loved, bien sûr, mais aussi un concert de Jennifer Lopez qui déclenche des attaques des islamistes, des homosexuels qui se font lyncher, des filles inculpées en raison de leur tenue vestimentaire, des manifestations islamistes au cours desquelles des femmes protestent paradoxalement contre une éventuelle réforme du code de l’héritage leur accordant l’égalité…
Un autre Maroc
Razzia, moins focalisé sur la question du sexe, peut apparaître à certains égards comme une réplique – au sens géologique – de Much Loved. Car la façon dont ce beau film choral évoque l’histoire contemporaine du Maroc revient à énoncer à travers le vécu de personnages très différents les uns des autres les problèmes cruciaux et, surtout, les contradictions du royaume qui expliquent, au moins en partie, pourquoi le précédent film de l’auteur a fait scandale.
Salima, mal mariée, voudrait être une femme libérée. Abdallah, instituteur, n’a pu ni accepter ni combattre une réforme de l’enseignement qui allait nuire à ses élèves. Inès vit très difficilement son adolescence. Joseph, restaurateur juif, supporte mal ce qu’il entend. Hakim, enfant de la médina qui ne jure que par Freddie Mercury, sait bien qu’il ne deviendra jamais la rock star qu’il voudrait être…
Des hommes et des femmes qui naviguent entre espoirs et désillusions au début des années 1980 et pendant que des manifestations animent, en 2015, les rues de Casablanca. Des personnages si attachants qu’ils permettent à ce film éclaté et à la chronologie peu banale de rester passionnant et incisif d’un bout à l’autre – même si l’on ne voit pas toujours de prime abord ce qui relie toutes les séquences entre elles.
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