Arabie saoudite : hard power et néowahhabisme

La montée en puissance de Mohamed Ibn Salman s’accompagne d’une volonté proclamée de rénover la pratique religieuse. Coup de communication ou réforme réelle ?

Le roi Salman et son fils MBS. © Hassan Ammar/AP/SIPA

Le roi Salman et son fils MBS. © Hassan Ammar/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 16 mars 2018 Lecture : 6 minutes.

Trop puissants cousins et grands du pays, montagnards yéménites et Qatar insoumis, empires médiatiques et géant pétrolier… Dans son dessein absolutiste, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohamed Ibn Salman, s’attaque à toutes les forteresses du royaume.

Jusqu’au sanctuaire de l’islam placé sous le sceau du wahhabisme, doctrine rigoriste issue de la plus austère des écoles théologico-­juridiques. Le 24 octobre 2017, celui qui est de facto le maître du pays depuis le mois de juin précédent déclarait solennellement : « Nous retournons à ce que nous étions, un pays à l’islam modéré, ouvert à toutes les religions et au monde. »

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Pour le jeune prince de 32 ans, la date clé de cette dénaturation est 1979, cataclysmique pour la péninsule. Cette année-là, la révolution iranienne porte les ayatollahs chiites au pouvoir, les Soviétiques envahissent l’Afghanistan, et le frère arabe d’Égypte signe la paix avec l’ennemi israélien. Le 20 novembre 1979, près de 200 fondamentalistes armés s’emparent de la Grande Mosquée de La Mecque. Leur discours messianique conspue la famille royale, accusée d’être corrompue et de vendre la Terre sainte à l’Occident.

En faisant de la Sahwa la cause du conservatisme, il laisse entendre que ces idées sont venues de l’extérieur

La mosquée est libérée dans un bain de sang, mais les autorités ont reçu le message et promeuvent un retour aux traditions pures et dures du wahhabisme, sous l’influence croissante de la Sahwa, mouvement d’hybridation entre la doctrine locale et l’islam politique des Frères musulmans venus d’Égypte dans les années 1950-1960. C’est ainsi qu’est créé, dans les années 1980, le tristement célèbre Comité pour le commandement de la vertu et la répression du vice, une police religieuse qui assure manu militari la stricte observance des préceptes wahhabites par la société.

Projet de réislamisation

« En Arabie saoudite, et dans toute la région, un projet de réislamisation [sahwa] s’est répandu depuis 1979 pour diverses raisons qu’on ne va pas rappeler ici maintenant », martelait Ibn Salman dans sa déclaration d’octobre. « En faisant de la Sahwa la cause du conservatisme, il laisse entendre que ces idées sont venues de l’extérieur et pointe la responsabilité des Frères musulmans et autres mouvements étrangers dans la radicalisation de l’islam saoudien, dont il exonère ainsi le clergé officiel », explique le politologue Stéphane Lacroix, coauteur d’Islams politiques (CNRS, 2017).

Le prince Salman d'Arabie saoudite en juin 2017. © AP/SIPA

Le prince Salman d'Arabie saoudite en juin 2017. © AP/SIPA

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Dans le monde musulman, une telle accusation peut faire grincer des dents à l’heure où des États promeuvent eux aussi un retour à l’islam modéré qui était le leur avant qu’il ne soit dénaturé par l’irruption de la prédication salafiste… issue du wahhabisme saoudien.

Les agents de cette radicalisation regrettée de l’Arabie saoudite, le prince héritier les a désignés en septembre 2017 en faisant arrêter une dizaine d’influents religieux. Parmi eux, des membres de la Sahwa, comme Salman al-Awdah et Awad al-Qarni, mais aussi des clercs qui n’y sont pas liés et d’autres qui recommandaient une démocratisation dans le fil des Printemps arabes.

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Nouvelles réformes

Indissociable des grandes réformes économiques et sociétales tambourinées dans les grands médias internationaux depuis le début de l’ascension fulgurante du prince en 2015, cette rénovation proclamée de la pratique religieuse ne serait-elle qu’un coup de communication ?

L’idée de Ibn Salman est de faire de l’Arabie saoudite un État arabe comme les autres, autocratique. Une opération assez brutale

Alors qu’il se targue d’être à la pointe de la lutte contre le terrorisme jihadiste, le royaume ne veut sans doute pas que l’on puisse réécrire, à l’instar de l’Algérien Kamel Daoud, qu’il est « un Daesh qui a réussi ». Lacroix y lit des raisons plus profondes : « Ibn Salman veut sincèrement cette transformation qui contribue aussi à sa montée en puissance. Son idée est de faire de l’Arabie saoudite un État arabe comme les autres, autocratique. Une opération assez brutale qui implique de redéfinir complètement le rapport entre le politique et le religieux quand le pacte traditionnel donnait au prince le contrôle du champ politique et au clergé celui de la société. »

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Par ses déclarations de la fin 2017, Mohamed Ibn Salman se fait ainsi prescripteur en matière d’islam, comme il dicte les nouvelles normes dans le domaine social, autorisant ainsi les femmes à conduire et à créer des entreprises, ou permettant l’ouverture de salles de spectacle, interdites depuis des décennies. Applaudies par la nombreuse jeunesse saoudienne, ces dernières mesures, qui font sourciller les conservateurs, sont également indispensables à la réforme économique impulsée par Riyad, les femmes constituant une main-d’œuvre dont le royaume ne peut plus se passer, et l’industrie des loisirs une ressource de la diversification engagée.

Une femme en abaya, à La Mecque, en Arabie saoudite, le 9 décembre 2013 (image d'illustration). © Aya Batrawy/AP/SIPA

Une femme en abaya, à La Mecque, en Arabie saoudite, le 9 décembre 2013 (image d'illustration). © Aya Batrawy/AP/SIPA

Le 9 février 2018, Abdallah al-Mutlaq, l’un des principaux dignitaires religieux saoudiens, apportait une légitimation remarquée à la position princière en déclarant que le port de l’abaya, long manteau noir couvrant les vêtements des femmes, n’était pas obligatoire.

L’héritage d’Abdallah

Mais aussi spectaculaires soient-elles, ces réformes n’ont rien de révolutionnaire, souligne l’historien Nabil Mouline, qui a codirigé l’ouvrage Islams politiques. « Après le 11 septembre 2001, l’Arabie saoudite est sur la sellette, et le régent et futur roi Abdallah met alors en œuvre tout ce qui est aujourd’hui développé par Ibn Salman, poussant l’establishment religieux à des mini-réformes pour se dissocier du jihadisme. De la même manière, c’est Abdallah qui a mis en orbite les projets économiques actuels. »

Liée à l’histoire mouvementée des trois États saoudiens successifs, celle du wahhabisme a été faite de périodes d’ouverture, comme lorsque la conquête de La Mecque et de Médine, au début du XIXe siècle, impose davantage de tolérance vis‑à-vis des autres tendances de l’islam, et de rétractations, comme celle qui a suivi la destruction du premier État saoudien par les Ottomans en 1818, interprétée comme une punition divine. Se référant aux pratiques des salaf, pieux contemporains du Prophète, le wahhabisme devrait être immuable, mais la pratique en a décidé autrement.

La brutalité des méthodes d’Ibn Salman s’exprime dans tous les domaines, mais avec un succès relatif

« Les écrits du fondateur Mohamed Abdelwahhab lui-même ont évolué. Au début, c’est un arriviste qui veut monter, donc rigoriste, intransigeant et zélé. À la fin de sa carrière, il s’est embourgeoisé, à la tête d’un quasi-empire, il veut sauver ce qu’il a, il veut interagir, il adoucit son discours. Et s’il revenait aujourd’hui, il excommunierait sans doute tous les wahhabites de la Terre », remarque Mouline.

La brutalité des méthodes d’Ibn Salman s’exprime dans tous les domaines – militaro-diplomatique, économique, social et religieux –, mais avec un succès relatif : l’arrestation pour les mettre au pas des princes et magnats les plus puissants du royaume a choqué, la guerre au Yémen s’éternise, et l’agressivité à l’égard du Qatar n’est pas sans soulever des difficultés.

L’aggiornamento annoncé et imposé d’en haut sera vu comme une trahison par les franges les plus conservatrices de la société et du clergé, leurs réactions ou leur passivité seront révélatrices de la capacité du jeune héritier à s’imposer. Et si les réformes à venir pourront s’attaquer à des questions périphériques comme celle des femmes et des loisirs, elles n’entameront pas l’essentiel de la doctrine, rappelle Mouline, à savoir « le monothéisme pur et dur, l’antisoufisme primaire et l’expansion perpétuelle jusqu’à l’islamisation du monde ».

Vitrine aguichante

« La logique de tolérance nous rapproche les uns des autres pour une meilleure cohabitation et pour une coopération optimale, nécessaires toutes les deux à l’instauration de la paix locale et universelle. » Prononcés en février 2017 lors d’une rencontre œcuménique à Beyrouth, ces mots du secrétaire général de la Ligue islamique mondiale (LIM), la force de frappe internationale de l’islam à la saoudienne, tranchent avec l’idée que l’on se fait de l’intransigeance salafiste, version exportée du wahhabisme.

Nommé à sa tête en août 2016, Mohamed al-Issa, 52 ans, incarne le nouveau visage que Mohamed Ibn Salman veut donner du wahhabisme au monde, celui de la tolérance et de l’ouverture. « Quand le chef de la LIM vient déclarer à Paris que si l’Arabie saoudite a un problème avec l’Iran, elle n’en a pas avec les chiites, qui sont frères des sunnites en islam, il est très loin de la base doctrinale wahhabite, qui veut que les chiites soient, au mieux, de très, très mauvais musulmans », remarque le politologue Stéphane Lacroix.

Comme au niveau local, la pratique dans le monde de cette prédication réformée dira sa consistance. Signe de cette ouverture, Riyad a accepté, en février, d’abandonner le contrôle de la Grande Mosquée de Bruxelles, qu’il exerçait depuis 1969.

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