Cevital – où va le conglomérat algérien ?
Lancé à la conquête des marchés mondiaux mais guère aidé par un pouvoir algérien peu coopératif, le conglomérat du milliardaire Issad Rebrab vient d’essuyer un revers retentissant en Italie. S’agit-il d’un simple échec occasionnel ? Enquête.
Industrie : où va Cevital ?
Lancé à la conquête des marchés mondiaux mais guère aidé par un pouvoir algérien peu coopératif, le conglomérat du milliardaire Issad Rebrab vient d’essuyer un revers retentissant en Italie. S’agit-il d’un simple échec occasionnel ? Enquête.
«Issad Rebrab avait fait une bonne impression sur la ville de Piombino. Personnellement, je pensais qu’il avait de grands projets et l’argent nécessaire pour les réaliser. En fin de compte, il a souffert du manque de soutien du gouvernement algérien et probablement de mauvais choix de collaborateurs sur place… ».
La sentence de Cristiano Lozito, journaliste italien d’Il Tirreno, plus important quotidien régional de Toscane, est cruelle mais à la hauteur de la déception. Elle est sans doute aussi révélatrice des limites actuelles du plus grand groupe privé d’Algérie.
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Lorsqu’en 2014 la sixième fortune d’Afrique (Forbes 2018) reprend l’usine en faillite du deuxième aciériste italien, Lucchini, il est accueilli à bras ouverts. L’enfant de Taguemount Azzouz (à 15 kilomètres de Tizi-Ouzou) promet au Premier ministre Matteo Renzi un programme d’investissements de 400 millions d’euros avec le maintien de 1 200 emplois et la création de 900 autres à travers l’édification d’une usine agroalimentaire et d’une plateforme logistique portuaire. Mais l’histoire d’amour va faire long feu.
Le 22 février, le conglomérat Cevital (2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Afrique en 2016), actif dans l’industrie, l’agroalimentaire, le transport, la grande distribution ou l’électroménager, a été après plusieurs mois de bras de fer contraint par le gouvernement italien de signer à Rome la vente de ces mêmes aciéries à l’indien Jindal, pour un montant non révélé (proche de 75 millions d’euros, selon Il Tirreno). À l’heure où nous mettions sous presse, le document n’avait toutefois pas encore été contresigné par l’acheteur.
Coup d’arrêt
Au cœur de l’échec de cette restructuration d’entreprise, l’impossibilité de réunir les investissements promis. Mercredi 28 février, Issad Rebrab, invariablement combatif, revenait pour Jeune Afrique sur ces difficultés, rappelant à l’envi que « rien n’est encore définitif dans ce dossier ».
Ce n’est pas un échec : c’est le monde des affaires
« Ce n’est pas un échec, voulait-il croire. C’est le monde des affaires. […] Nous avons toujours respecté nos engagements. Seulement, les banques italiennes ont reculé et ne nous ont pas accompagnés comme elles auraient dû. De l’autre côté, la réglementation algérienne ne nous permet pas de faire ce qu’on veut… »
Pour l’insatiable entrepreneur algérien, qui aura tout de même investi 120 millions d’euros à Piombino en trois ans, cette issue marque un véritable coup d’arrêt à ses ambitions de conquête hors de ses bases.
Et ce d’autant que l’acquisition des aciéries Lucchini s’inscrivait dans un projet sidérurgie-rail plus large, allant des mines de fer de l’état de Pará (Brésil) à l’industrie mécanique en Algérie en passant par l’Italie.
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« Depuis 2011, le groupe développe une réelle volonté d’internationalisation dans de nombreux domaines, explique l’expert financier algérien Farid Bourennani, proche du milliardaire kabyle. Pendant près de quinze années, le chiffre d’affaires de l’entreprise en Algérie a augmenté de 30 % par an en moyenne avec comme source de financement les bénéfices dans l’huile et le sucre. Une fois qu’un marché était saturé, il investissait un nouveau métier, prioritairement dans les biens de consommation courante. » Mais depuis plusieurs années, la croissance des activités en Algérie stagnait (– 7 % en 2015, + 3 % en 2016), et le développement horizontal a ses limites.
Ambitions étouffées
En 2013, Cevital rachète coup sur coup le fabricant de fenêtres PVC Oxxo (France) et une PME espagnole qui produit des profilés en aluminium, Alas. Suit en 2014 le rachat du spécialiste français de l’électroménager Brandt et des aciéries Lucchini (devenues Aferpi).
La même année, Issad Rebrab dévoile un plan stratégique qui prévoit d’atteindre un chiffre d’affaires de 25 milliards de dollars (20,5 milliards d’euros), dont 50 % hors d’Algérie, ainsi que 100 000 employés à l’horizon 2025.
Depuis 2012 et jusqu’à aujourd’hui, le conglomérat a annoncé tour à tour son intention d’investir des centaines de millions d’euros au Soudan (sucre), en Éthiopie (huile, sucre), à Djibouti (sucre, pêche), en Côte d’Ivoire (logistique), au Brésil (sidérurgie, logistique, agroalimentaire) et même au Sri Lanka (huile, sucre).
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Mais à Piombino comme ailleurs, la très stricte réglementation algérienne en matière de contrôle des changes étouffe ses ambitions. Pourtant, ce n’est pas faute d’en avoir les moyens : à la fin de 2016, l’entreprise Cevital déclarait 2,6 milliards d’euros de capitaux propres.
« Lors des négociations qui ont précédé l’acquisition de Brandt, expliquait Issad Rebrab à TSA Algérie en 2017, nous avions demandé à exporter 37,5 millions d’euros pour payer la transaction. Mais la Banque centrale d’Algérie a refusé. Alors, nous avons contracté un crédit en France. » Une facilité qui ne leur aura pas été accordée dans le cas italien.
De belles reprises
En France, presque quatre ans après son arrivée, le résultat est diamétralement opposé. Basés sur la colocalisation, à travers le transfert des emplois à faible valeur ajoutée au sud de la Méditerranée, Oxxo et Brandt, proches de la faillite au moment de leur rachat, ont repris du poil de la bête, et leur restructuration a été pour le moment saluée par la presse hexagonale.
Oxxo va passer de 200 000 châssis de fenêtres produits en 2013 à 2,1 millions dès 2018
Selon Farid Bourennani, « Oxxo va passer de 200 000 châssis de fenêtres produits en 2013 à 2,1 millions dès 2018. En France, la recherche et le développement et les produits spécialisés, en Algérie, les produits de grandes séries où on recherche les économies d’échelle soutenus par 3 000 salariés ».
Chez Brandt, si des centaines de postes ont été supprimés dans les deux usines françaises, « la production a retrouvé ses volumes », et « tous les investissements dans l’usine ont été réalisés », selon un délégué syndical interrogé par le magazine économique L’Usine nouvelle. Mieux.
De l’autre côté de la Méditerranée, à Sétif, une première unité de production de machines à laver a été établie sur 10 hectares. Surtout, le projet baptisé « 5M », qui représente un investissement de près de 300 millions d’euros sur 110 hectares, doit voir le jour cette année.
À terme, 7 500 emplois directs en Algérie et une capacité de production de 8 millions d’appareils électroménagers. D’après Issad Rebrab, en 2016, Brandt a réalisé un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros, contre 370 millions en 2015 et 170 millions en 2014.
Issad Rebrab espère voir Brandt réaliser 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020
En 2019, l’entrepreneur annonce de nouvelles lignes de production de cuisinières, de lave-vaisselle, de climatiseurs, de téléviseurs… Avec une stratégie résolument tournée vers l’exportation, notamment vers l’Europe, il espère voir Brandt réaliser 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020. De quoi « fortement relancer la croissance des activités en Algérie », selon Issad Rebrab.
Ballons d’essai
Mais l’ambition débordante a aussi ses écueils. Aucun des nombreux autres projets internationaux annoncés ou espérés durant ces cinq dernières années n’a vu le jour. Selon Said Benikene, directeur général exécutif depuis janvier 2017 et ancien consultant chez PwC, la plupart de ces investissements sont « toujours à l’étude », « particulièrement en Éthiopie et à Djibouti ».
Concernant les projets soudanais du groupe, le directeur général exécutif a pointé des « problèmes de gouvernance » « fréquents en Afrique » qui ont « empêché le deal ». Au Sri Lanka, selon le ministère de l’Économie, aucun nouvel élément n’est intervenu depuis la seule visite d’Issad Rebrab à Colombo, en 2016.
Cevital attend que les autorités sri-lankaises affectent le terrain promis
Quand, du côté de Cevital, « on attend que les autorités sri-lankaises affectent [au groupe] le terrain promis ». Au Brésil, les projets d’investissement à Maraba (Pará) ont été abandonnés, mais « d’autres projets sont toujours à l’étude », selon Issad Rebrab.
À Djibouti en revanche, Ali Daoud Houmed, directeur général du Fonds de développement économique, nous a confirmé que des représentants du conglomérat étaient venus faire des repérages dans le courant de 2017. Il se dit même « certain que Cevital investira bientôt dans le secteur de la pêche ».
Issad Rebrab est un pur entrepreneur. Un être en perpétuel mouvement qui détecte les opportunités comme personne
Une multitude de projets et d’annonces, marque d’une forme de dispersion, mais qui sont plutôt interprétés comme des ballons d’essai par un ancien cadre marketing du groupe : « Depuis l’extérieur, cela peut paraître confus, mais, quand on connaît M. Rebrab, ça n’a rien d’étonnant. C’est un pur entrepreneur. Un être en perpétuel mouvement qui détecte les opportunités comme personne. »
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Un caractère que d’autres perçoivent comme une limite. « Il a parfois une attitude qui peut lui jouer des tours, prétend un ancien haut dirigeant du groupe. Il a du mal à rester en place et ne sait pas toujours s’entourer. Tant que l’entreprise restait à taille humaine, c’étaient des qualités. Mais, aujourd’hui, ce sont des défauts qui pourraient lui coûter cher. »
L’Algérie est notre première priorité, notre base, celle qui a fait notre succès
À écouter Said Benikene, qui était notamment chargé de résoudre l’épineux dossier italien, on décèle tout de même une inflexion dans la hiérarchie des priorités : « L’Algérie est notre première priorité, notre base, celle qui a fait notre succès. […] Ensuite vient l’Afrique subsaharienne, où nous souhaitons investir dans les secteurs que nous connaissons le mieux, comme l’huile et le sucre. […] Et, enfin, notre troisième priorité, ce sont les nouvelles technologies, comme la production d’eau ultra-pure et le traitement des eaux de l’industrie du schiste. »
En Algérie, en effet, les projets de Cevital sont toujours aussi nombreux. Mais certains se heurtent parfois à des murs invisibles. Le mégaprojet de port en eau profonde de Cap Djinet, à l’est d’Alger, annoncé par Issad Rebrab dès 2008, a été enterré par les autorités algériennes en 2015 au profit d’un projet semblable financé par la Chine, mais cette fois à Cherchell, à l’ouest de la capitale.
L’acquisition d’une ancienne usine Michelin, en périphérie d’Alger, en 2013, a subi un sort similaire. Pis, sans doute, depuis près d’un an maintenant, pour des raisons administratives byzantines, le projet d’usine de trituration de graines de soja dans le port de Béjaïa, qui devait « générer 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires à terme », selon Benikene, et participer au développement vertical de la filière huile, vache à lait du groupe au côté du sucre, est bloqué par la direction du port, qui empêche la livraison des équipements nécessaires.
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Sans lien apparent, la réalisation d’un complexe touristique à El-Maghra, toujours en Kabylie, où Cevital a acquis un espace de plus de 180 hectares, a été suspendue le temps que la justice algérienne étudie une plainte contestant la propriété du terrain.
« Conflit régional »
« Tout le monde le sait, il y a un conflit régional, évoque sous le sceau de l’anonymat cet ancien cadre du groupe cité plus haut. Le Kabyle qui réussit n’est pas très apprécié. Sans compter qu’Issad Rebrab commet parfois des erreurs de communication. Dans le cas du Cap Djinet, par exemple, il ne fallait pas dire au gouvernement algérien : “Moi, je vais créer un million d’emplois.” Il fallait dire : “Aidez-moi à créer un million d’emplois.” » D’autres voix font valoir que les autorités ont surtout la volonté de voir émerger d’autres champions nationaux que le seul Cevital.
La vente des aciéries de Piombino a rappelé à Issad Rebrab que sans le soutien du pouvoir, réussir est éminemment complexe
Quoi qu’il en soit, pour Issad Rebrab, la vente des aciéries de Piombino est venue cruellement rappeler qu’à l’intérieur comme à l’extérieur, sans le soutien du pouvoir, réussir est éminemment complexe. « La raison économique l’emportera », veut pourtant croire Farid Bourennani. Comme si, pour Issad Rebrab, 73 ans, le temps pouvait encore jouer en sa faveur.
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