Élections : l’Afrique à l’heure du vote 2.0

Les nouvelles technologies sont-elles la garantie de résultats incontestables lors des élections ? De nombreux pays ont tenté l’expérience. Mais les machines, hélas ! ne peuvent pas tout.

Expérimentation d’une machine à voter à Kinshasa, en février. © Source : JA

Expérimentation d’une machine à voter à Kinshasa, en février. © Source : JA

MATHIEU-OLIVIER_2024

Publié le 15 mars 2018 Lecture : 8 minutes.

Un bureau de vote pour les élections législatives du Mali à Gao, le 24 novembre 2013. (photo d’illustration) © Jerome Delay/AP/SIPA
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Élections : l’Afrique progresse-t-elle ?

Rien n’est encore parfait au sein de la plupart de processus électoraux africains. Mais caricaturer les élections africaines comme des élections fantoches serait aujourd’hui d’un autre âge. Car ces dernières progressent, gagnent en crédibilité et en indépendance.

Sommaire

Francine est radieuse. Elle a patienté pendant une bonne heure devant son bureau de vote à Makala, au sud de Kinshasa, mais c’est fait : elle a glissé dans l’urne le bulletin imprimé par la machine électronique qui l’effrayait tant.

À quelques milliers de kilomètres de là, dans ce Kasaï qui fait si souvent la une de l’actualité pour de tragiques raisons, Rose a elle aussi accompli son devoir électoral. Comme elle est analphabète, il lui a fallu un peu d’aide pour réussir à faire fonctionner l’étrange imprimante branchée sur batterie – l’électricité n’arrive pas jusqu’ici – qui trône au milieu de son bureau de vote, mais un bulletin en est bel et bien sorti, qu’elle a glissé dans l’urne d’une main tremblante.

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Biométrie

La Commission électorale nationale indépendante (Ceni) a promis que les résultats seraient rendus publics dans un ou deux jours. D’ici là, Rose sera retournée aux champs. Et Francine au marché, derrière son étal de fruits. Les deux femmes ne se connaissent pas, non plus que Marthe, dans le Kivu, ou Marie, dans l’Équateur, mais toutes sont suspendues à l’annonce des résultats. La promesse de la Ceni sera tenue.

Ce beau rêve, Corneille Nangaa l’a souvent fait depuis qu’en 2014 la Ceni congolaise, qu’il préside aujourd’hui, a fait le pari de la biométrie pour identifier les électeurs et faire fonctionner les machines à voter. C’est Apollinaire Malu Malu, son prédécesseur, qui a engagé les négociations avec la société sud- coréenne Miru Systems.

Mais c’est bien lui, Corneille Nangaa, qui s’apprête à commander quelque 100 000 machines pour permettre aux 46 millions d’électeurs recensés biométriquement par la société franco-néerlandaise Gemalto de participer aux prochains scrutins. Le plus important, la présidentielle, est censé avoir lieu le 23 décembre prochain…

Le chemin qui a permis de faire basculer le système électoral congolais dans l’ère des data aura été long et tortueux. Avant Gemalto (racheté en décembre 2017 par le français Thales), c’est le belge Zetes (racheté quant à lui par le japonais Panasonic) qui, dès 2009, avait raflé le marché du recensement biométrique des électeurs. Mais les couacs s’étaient multipliés : des kits de recensement avaient été dérobés, des cartes d’électeur frauduleusement imprimées au Rwanda et au Burundi…

Nous travaillons d’arrache-pied à l’élimination des doublons qui ont pu apparaître ici ou là lors de l’enrôlement

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Exit Zetes, place à Gemalto, soutenu par la France et choisi parmi 38 concurrents après un intense lobbying auprès des parlementaires. Les relations entre la RDC et la Belgique n’étant pas au beau fixe, le changement n’a surpris personne. Des observateurs ont même cru y déceler la patte de l’ex-sénateur Léonard She Okitundu, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Ce que ce dernier dément.

Reste à présent à « toiletter » le fichier électoral établi par Gemalto et contesté par certains opposants, comme Martin Fayulu, candidat déclaré à la présidentielle, qui s’étonne des taux d’enrôlement très élevés dans certaines régions. « Nous travaillons d’arrache-pied à l’élimination des doublons qui ont pu apparaître ici ou là lors de l’enrôlement », confie Jean-Pierre Kalamba, porte-parole de la Ceni. Cela sera-t-il suffisant pour dissiper inquiétudes et suspicions ?

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Vote électronique ou rien ?

 © Infographie : Jeune Afrique

© Infographie : Jeune Afrique

Celles-ci ont encore été renforcées par l’annonce de l’utilisation des machines à voter à l’occasion des scrutins présidentiel, législatifs et provinciaux de décembre prochain. Le problème a même été évoqué, le 12 février à New York, lors d’une réunion au siège des Nations unies. « Nous sommes très préoccupés par l’insistance des autorités congolaises à utiliser un système électronique de vote, c’est un risque colossal », a commenté Nikki Haley, l’ambassadrice américaine, qui redoute une multiplication des pannes et des fraudes. Mais Nangaa n’en démord pas : « Sans machine à voter, pas d’élections. »

Le vote électronique présente des avantages dans les pays où le taux d’illettrisme est élevé et où il existe des zones difficiles d’accès

« Avec les machines à voter, plus besoin d’imprimer un bulletin complet (50 pages lors des législatives de 2011). Chaque électeur imprime un bulletin portant le nom du candidat de son choix. Cela permet de diminuer le coût d’un scrutin (de 554 millions de dollars [454 millions d’euros] à 432 millions de dollars) et d’accélérer le dépouillement », estime Jean-Pierre Kalamba.

« Le vote électronique présente des avantages dans les pays où le taux d’illettrisme est élevé et où il existe des zones difficiles d’accès », explique pour sa part Véronique Cortier, du Laboratoire de recherche en informatique et ses applications, dans l’est de la France.

Transparence, fiabilité et lobbying

Au tournant des années 2000, ce sont les oppositions africaines qui, les premières, militèrent pour le recours aux techniques biométriques, censées garantir la transparence et la fiabilité des scrutins. Avec le soutien des ONG, des agences onusiennes et de toutes sortes de fondations. Sans parler de celui, moins désintéressé, des entreprises spécialisées, qui, très vite, entreprirent d’exercer un intense lobbying auprès des pouvoirs comme des oppositions.

Résultat : les prix chutèrent et la biométrie devint la norme. Une trentaine de pays y ont aujourd’hui recours, avec un succès mitigé. Sur les onze scrutins présidentiels organisés entre 2015 et 2017 dans les pays utilisant cette technologie, cinq ont donné lieu à des contestations. C’est à peu près la même proportion dans les pays qui ne l’emploient pas.

Il arrive que la justice doive s’en mêler. En mars 2015, un mois avant la présidentielle, l’Alliance nationale pour le changement, principal parti de l’opposition togolaise, que dirige Jean-Pierre Fabre, a déposé plainte à Bruxelles pour faux et usage de faux contre la société Zetes, chargée de l’enregistrement des électeurs, qu’elle accuse d’avoir manipulé les registres au profit du président sortant. En mars 2017, Fabre a été entendu par les enquêteurs belges. Les investigations sont toujours en cours.

Même chose au Gabon, où, début 2015, un an avant la présidentielle, Gemalto a fait l’objet d’une plainte en France pour corruption d’agents publics étrangers. Les plaignants estiment excessifs les 40 milliards de F CFA (61 millions d’euros) provisionnés dans les budgets 2011 et 2012 en vue de l’enregistrement biométrique de 1,5 million d’électeurs. L’instruction a été confiée au juge Renaud Van Ruymbeke. Elle est toujours en cours.

Méfiance

Au Kenya, c’est un autre géant du secteur, Idemia (anciennement OT-Morpho), qui a été mis en cause. Le 5 septembre 2017, au lendemain de l’invalidation de l’élection présidentielle par la Cour suprême, Raila Odinga, le chef de file de l’opposition, a accusé l’entreprise française de manipulation. « Le système utilisé pour la transmission des résultats fait appel à des technologies éprouvées auxquelles nous avons précédemment eu recours dans d’autres pays », s’est défendu Idemia. L’ennui est que la loi électorale locale dispose que les technologies utilisées doivent être testées au moins soixante jours avant le scrutin. Or elles ne l’ont été, en l’occurrence, que deux jours avant.

« Cette nouvelle technologie répond à un besoin d’accessibilité et de précision [des résultats], mais elle ne résout pas tous les problèmes », commente Rushdi Nackerdien, directeur Afrique de la Fondation internationale pour les systèmes électoraux. La biométrie ne prend pas en compte l’ensemble du processus. Son unique objectif est la fiabilisation des listes et la sécurisation des votes.

La confiance des citoyens dans le système utilisé est primordiale

« Elle ne peut pas grand-chose contre le bourrage des urnes, l’inversion des résultats, la falsification des procès-verbaux, l’achat des votes ou l’intimidation d’électeurs », regrette un diplomate. « L’annulation du récent scrutin au Kenya a mis en lumière des insuffisances dans la transmission et la vérification des résultats », renchérit Nackerdien.

« La confiance des citoyens dans le système utilisé est primordiale, même si vous n’avez pas foi en les autorités qui le mettent en place, sinon les résultats risquent d’être contestés », explique Véronique Cortier. Ce n’est manifestement pas le cas partout. En Guinée, la méfiance est telle qu’on assiste depuis dix ans à une valse continuelle des opérateurs biométriques. À OT-Morpho (aujourd’hui Idemia), qui, en 2008, a fourni un fichier électoral contesté pour la présidentielle de 2010, a succédé en 2013 le sud-africain Waymark, assisté du guinéen Sabari et du belge Zetes, puis Gemalto en 2014.

Ingérences

«Les États comme les oppositions sont de plus en plus méfiants vis-à-vis de ces sous-traitants, il y a des soupçons d’ingérence », relève un diplomate. Le phénomène n’est pas nouveau. Laurent Fabius, ancien chef de la diplomatie française (2012-2016), n’a ainsi jamais fait mystère de son soutien à Safran (intégré depuis à Idemia).

Cette même entreprise n’est d’ailleurs pas épargnée par Laurent Gbagbo dans son livre Pour la vérité et la justice (2014). L’ancien président ivoirien accuse en effet la France d’avoir « mis la main sur toutes les opérations de préparation des élections par le biais du groupe Safran ». « Je n’ai personnellement jamais été interrogé ni n’ai autorisé de contrat avec cette société. Charles Konan Banny, qui venait d’être nommé Premier ministre d’un gouvernement d’“union nationale”, l’a fait dans mon dos », écrit-il encore.

Les électeurs font encore trop peu confiance aux commissions électorales et aux institutions de contrôle, qu’ils jugent corrompues et/ou partiales

Le vote électronique n’est pas non plus la panacée. En RDC, les électeurs auront certes droit à des machines qui garderont en mémoire leur choix, mais celles-ci ne seront pas les juges de paix de la consultation. « Les machines afficheront le nombre de bulletins imprimés par candidat, et nous pourrons comparer avec les chiffres du dépouillement des urnes traditionnelles. Nous produirons ensuite des procès-verbaux que nous transmettrons à l’exécutif provincial. Le processus sera le même que pour les précédentes élections », dit encore Kalamba.

« C’est une avancée, mais il aurait mieux valu que les résultats soient transmis directement à un serveur central sécurisé chargé de la collecte, déplore un spécialiste. Là, on continue d’utiliser le système traditionnel, ce qui laisse subsister un risque d’erreur et de manipulation. »

Organes transnationaux

« Le problème est que les électeurs font encore trop peu confiance aux commissions électorales et aux institutions de contrôle, qu’ils jugent corrompues et/ou partiales », confie un spécialiste d’Afrique centrale. Qu’elles s’intitulent Cenap ou CGE (Centre gabonais des élections), Ceni au Niger ou CEI en Côte d’Ivoire, toutes font face à la même critique : le manque d’indépendance par rapport au pouvoir en place.

Pour assurer une plus grande impartialité, nombre d’observateurs en viennent à demander la mise en place d’organes transnationaux (à l’échelle de la Cedeao, de la Cemac, de l’ONU, de l’OIF, etc.) supposés mieux à même de contrôler l’ensemble du processus électoral. Mais un État peut-il se dessaisir à ce point de ses prérogatives ? Le peu d’enthousiasme manifesté à l’égard des missions d’observation envoyées en Afrique ces dernières années – par l’Union européenne, notamment – incite à en douter.

« Nous savons construire des systèmes garantissant à la fois le secret du vote et la transparence du scrutin. Mais c’est surtout à l’État d’avoir cette exigence », confie Véronique Cortier. Ce défi, le Mali, le Zimbabwe et la Libye s’apprêtent à le relever. Comme en RD Congo, il ne sera pas moins grand que les attentes de la population. Car Francine, Rose, Marthe, Marie et les autres entendent bien être seuls à décider de l’issue des prochaines élections.

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