Martinique – Arts plastiques : panser les mémoires
Pour la première fois en Martinique, les fondations Clément et Dapper réunissent des œuvres classiques et contemporaines, renouant le dialogue entre le continent et la Caraïbe.
Ils sont quinze, tête penchée, regard orienté dans la direction du golfe de Guinée. Quinze hommes de béton aux yeux tristes, corrodés par les eaux et les vents, enracinés dans la terre martiniquaise, blancs comme la couleur du deuil. Cap 110, c’est le nom de cette œuvre signée Laurent Valère qui emprunte à la dignité des statues de l’île de Pâques et renvoie à l’horreur de la traite transatlantique. Située dans l’anse Caffard, Cap 110 a été réalisée en 1998, pour le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. C’est en effet dans ces eaux tourmentées que vint s’abîmer, le 8 avril 1830, un navire au nom inconnu transportant quelque 300 esclaves.
Entre l’Afrique et la Caraïbe, il y a un océan peuplé d’esclaves déportés qui n’arrivèrent jamais à destination, des abysses de silences et de non-dits sous le lent ressac de la mémoire et de l’oubli. Les peuples arrachés au continent sont désormais d’ici tout en étant d’ailleurs, travaillés par un passé que le temps et l’oppression se conjuguent – en vain – pour effacer. Toute initiative visant à retisser des liens distendus mais fondamentaux mérite donc d’être encouragée – quand bien même elle viendrait de la classe dominante, telle celle qui, en Martinique, eut autrefois droit de vie et de mort sur un capital humain réifié.
Rapports Afrique-Antilles
L’exposition « Afriques, artistes d’hier et d’aujourd’hui », qui se tient à la Fondation Clément jusqu’au 6 mai 2018, est à ce titre une première remarquable. Dans le confortable écrin du parc et des locaux attenant à l’ancienne habitation Clément, la Fondation Dapper propose pour quelques mois un dialogue distancié entre œuvres d’art classique et œuvres d’art contemporain venues d’Afrique.
« C’est la première exposition d’une telle ampleur en Martinique et dans toute la Caraïbe, indique la commissaire Christiane Falgayrettes-Leveau. Les Martiniquais vont découvrir qu’il y a là une partie de leur histoire et que celle-ci continue de s’écrire. L’Afrique d’aujourd’hui a ses témoins, et c’est cette créativité que j’ai voulu apporter aussi, outre les interrogations sur le passé, l’esclavage, la colonisation, la question postcoloniale… »
Dans le catalogue de l’exposition, évoquant les rapports différents que Césaire, Fanon et Glissant entretinrent avec l’Afrique, l’écrivain Patrick Chamoiseau se réjouit d’une telle initiative. « En écartant les nuances, on pourrait résumer ainsi ce qui préside aux rapports entre l’Afrique et nos Antilles : refus, rejet, indifférence, méconnaissance, caricature, oubli… Le bric‑à-brac d’une rupture consommée. Si on considère la réponse ordinaire à ces comportements, le stérile règne encore : négrismes, singeries africanistes, survalorisations infantiles, identitarismes simplistes…
Dès lors, toute rencontre véritable entre l’Afrique et nos Antilles, dans quelque domaine que ce soit, devient un oxygène : ces dernières se mettent à respirer en plus large et en plus grand. Dans le champ littéraire, quand cela s’est produit, ces retrouvailles permirent de hautes fécondités. »
Sans doute est-il bien plus riche de faire des allers-retours entre l’ancien et le contemporain, d’oublier cloisons et escaliers pour créer ses propres correspondances et sa propre cosmogonie créole
Rencontre véritable ? Fécondités ? Sans doute est-il bien trop tôt pour se prononcer quant aux répercussions futures d’« Afriques, artistes d’hier et d’aujourd’hui », notamment auprès des créateurs martiniquais. Mais, au-delà des influences espérées, cette exposition est remarquable en ce qu’elle pointe avec subtilité les échanges nourrissants qui unissent et lient les créateurs, disparus ou vivants.
Dialogue entre ancien et contemporain
Bien sûr, le dialogue aurait pu être plus franc, plus direct : Christiane Falgayrettes-Leveau ne l’a pas souhaité, et une volée de marches sépare encore les créations anciennes des œuvres contemporaines, présentées dans deux parties distinctes du bâtiment. La première « montre à travers des œuvres majeures de la Fondation Dapper combien l’esthétique est liée aux rôles dévolus aux objets dans leurs sociétés : communiquer avec les esprits, protéger, guérir, signifier une naissance, une prise de pouvoir, des funérailles ou accompagner une initiation ».
La seconde donne à voir différentes démarches artistiques utilisées « pour sonder la mémoire collective, questionner les cultes et les rites, s’approprier une histoire enfin partagée ou dire [la place des artistes] dans un monde marqué par la diversité ». Il est possible de visiter les deux espaces l’un à la suite de l’autre et d’en admirer les œuvres pour ce qu’elles sont, une à une, individualités remarquables et vivantes, comme ces masques-heaumes makondes du Mozambique, terriblement expressifs, ou cette Woman of Magic Power, épurée et puissante, du plasticien ivoirien Ouattara Watts. Mais sans doute est-il bien plus riche de faire des allers-retours, d’oublier cloisons et escaliers pour créer ses propres correspondances et sa propre cosmogonie créole.
Oeuvres
Œuvres cultuelles anciennes et œuvres contemporaines se parlent, racontent des histoires, comblent des manques, tissent des liens. Il suffit, pour s’en apercevoir, de bien regarder et de bien écouter. Le message est assez évident lorsque l’on scrute Hommage aux anciens créateurs, autoportrait du peintre congolais Chéri Samba, qui se représente en costume occidental, assis à un bureau sur lequel sont posées des statuettes africaines qui font penser à celles exposées quelques salles plus loin, comme la blolo bian de Côte d’Ivoire.
L’artiste en rajoute une couche en s’interrogeant par écrit, à même la toile, sur la démarche du collectionneur suisse Han Coray, qui ne mit pas les pieds en Afrique mais en posséda un grand nombre d’objets… Le message est bien plus subtil lorsque l’on observe les toiles du peintre sénégalais Soly Cissé, que ce soit Chiens, Sacrifices ou Les Initiés, qui renvoient à diverses créations zoomorphes anciennes mêlant humain et animal. « Je ne fais pas la différence entre l’homme et l’animal, explique l’artiste. Mon expression est une forme de rituel, en communication avec les esprits. »
L’espace d’un instant, l’Atlantique n’est plus une frontière infranchissable, et, par la magie de la création, les artistes suturent les mémoires blessées
Avec son tableau intitulé Masque et représentant un homme à tête de zèbre en costume, le Germano-Nigérian Ransome Stanley joue de même avec une figure zoomorphe pour disséquer les relations entre l’Europe et l’Afrique… Quant au plasticien camerounais Barthélémy Toguo, impossible de ne pas noter que ses aquarelles Purification XXX et Le Souffle des offrandes montrent des corps percés de clous qui rappellent la statue kongo nkisi nkondi, objet destiné autrefois à la protection du village ou du clan : un homme puissant dont les jambes ont été lardées de pointes métalliques.
Il serait possible de poursuivre cette énumération avec Le Chef, du photographe camerounais Samuel Fosso, qui tient entre ses mains un bouquet de tournesols, mais pourrait bien avoir à la place un sceptre ovimbundu d’Angola. Subtilement, Christiane Falgayrettes-Leveau s’est appliquée à renouer les liens entre présent et passé, entre Afrique et Caraïbe. Ainsi le sculpteur sénégalais Ousmane Sow érige en terre d’Afrique un monumental Toussaint Louverture, tandis que le Sénégalais Omar Victor Diop se photographie en Jean-Baptiste Belley, premier député français noir, né à Gorée, représentant le département du Nord de la colonie de Saint-Domingue à partir de 1793. L’espace d’un instant, alors, l’Atlantique n’est plus une frontière infranchissable, et, par la magie de la création, les artistes suturent les mémoires blessées.
Rhum et esclavage
En Martinique, Clément, c’est d’abord le rhum. Mais derrière ce fameux breuvage, il y a le Groupe Bernard Hayot (GBH), spécialisé dans la distribution (à travers toute la Caraïbe mais aussi en Afrique), l’automobile et l’industrie. L’habitation Clément, rénovée, où la fondation du même nom organise ses expositions, témoigne du passé de la Martinique : exploitation de la canne à sucre, distillation et préparation du rhum, esclavage… Le domaine, qui mérite la visite, a été racheté par Yves et Bernard Hayot en 1986.
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