Musique : Seun Kuti, contestataire et revendicatif

Avec« Black Times », le chanteur et saxophoniste nigérian Seun Kuti clame son militantisme sociopolitique et invoque l’ADN paternel.

Seun Kuti, à Paris, le 30 novembre 2017. © Damien Grenon pour JA

Seun Kuti, à Paris, le 30 novembre 2017. © Damien Grenon pour JA

KATIA TOURE_perso

Publié le 15 mars 2018 Lecture : 4 minutes.

L’accueil est loin d’être solennel. Une odeur de marijuana dans l’air. Une bouteille à moitié pleine d’un liquide non identifié. Et, lorsque vous jetez un coup d’œil furtif et interrogateur sur les billets de 50 euros qui jonchent la table basse, il ne suit même pas votre regard. Ainsi, quand Oluseun Anikulapo Kuti s’affale sur le sofa de sa chambre d’hôtel, les yeux rivés sur une télévision braillant les commentaires effrénés d’un match de football, le message semble clair : « Je suis comme je suis, venez comme vous êtes. »

Parler d’emblée de Fela, son père, dont il est le portrait craché ? Pourquoi pas. Ce n’est pas nouveau pour celui qui enchaîne les tournées et enregistre, depuis 2007, avec Egypt 80, la troupe du Black President – au sein de laquelle les musiciens vétérans soufflent encore vigoureusement. « Egypt 80 est une institution, clame-t-il. Elle a plus produit que n’importe quel autre groupe. Son héritage doit perdurer. »

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Arme pour le futur

Avec déjà trois albums au compteur, Seun Kuti est de retour avec Black Times, disque qu’il considère comme le plus « honnête » de toute sa carrière. Le musicien de 35 ans y développe un profond militantisme, en phase avec son propre mouvement, Naija Resistance, lancé en 2017. Objectif : sensibiliser la jeunesse aux questions de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption.

Les gens ont tendance à dire que Fela, mon père, m’a favorisé, mais je pense plutôt que nous n’avons pas eu l’occasion de nous retrouver en conflit parce qu’il est mort alors que je n’étais qu’un gamin

Le souvenir de Fela est là, même si le fils n’entend pas embrasser une carrière politique. « Le Fela avec qui j’ai grandi n’est pas le Fela qu’ont connu mes frères dans les années 1970. Ce n’était plus l’époque du jeune militant et homme politique, affirme le benjamin de la fratrie. Nous passions beaucoup de temps ensemble. Nous étions bien plus amis que père et fils. Les gens ont tendance à dire qu’il m’a favorisé, mais je pense plutôt que nous n’avons pas eu l’occasion de nous retrouver en conflit parce qu’il est mort alors que je n’étais qu’un gamin. »

Fela Kuti, décédé en 1997, est l’un des nombreux panafricanistes que cite Seun sur le morceau « African Dreams », avec Nkrumah, Sankara, Lumumba ou Garvey. Mais l’opus, sur lequel Seun Kuti chante en anglais et en pidgin, va bien au-delà de cette ode aux figures tutélaires du militantisme africain.

Législation

« Ce disque parle à la jeunesse, évoque les valeurs du continent. Aujourd’hui, l’individualisme a pris le pas sur l’esprit de groupe propre aux cultures africaines, dit-il après avoir coupé le son de la télévision. Cet album est le reflet de la façon dont je perçois le monde aujourd’hui. J’accepte mon devoir en tant qu’artiste et je propose une arme pour le futur. Pour la première fois, je dis tout ce que j’ai toujours voulu dire. »

Dans « Corporate Public Control Department », il s’en prend ouvertement à la politique du gouvernement du président Buhari

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Comme demander la légalisation de la consommation de marijuana dans « Bad Man Lighter » ? « Il ne s’agit pas vraiment de ça. J’estime que l’être humain n’a pas le droit de légiférer sur ce qui relève de la nature et de l’environnement. J’y vois un manque de respect. Le cannabis est une plante. Si sa consommation est illégale, c’est uniquement pour des raisons commerciales. » Et que dire de « Corporate Public Control Department », où il s’en prend ouvertement à la politique du gouvernement du président Buhari ?

Les médias promeuvent des artistes nigérians parce qu’ils sont les valets du capitalisme occidental. Je n’appartiens pas à ce monde-là…

Sur « Theory of Goat and Yam », le chanteur tourne en dérision une métaphore de Goodluck Jonathan, le prédécesseur de Buhari. En 2015, le président justifiait la corruption politique dans le pays en comparant les politiciens à des chèvres qui ne sauraient résister à la tentation de manger des ignames… « C’est d’un ridicule ! » s’insurge l’artiste.

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Résidant aujourd’hui à Lagos, où il a vu le jour en 1983, il n’est pas tendre quand il s’agit d’évoquer la capitale de sa terre natale. « Lagos est l’épicentre du néolibéralisme sur le continent, affirme-t-il. Au Nigeria, on compte un seul docteur pour des milliers de personnes, mais les grands médias s’intéressent à ceux qui assurent le spectacle avec faste, des bijoux en or aux voitures de luxe. Ils promeuvent des artistes nigérians parce qu’ils sont les valets du capitalisme occidental. Je n’appartiens pas à ce monde-là… »

Un duo avec son frère ?

Pourtant, en 2013, son frère Femi a signé un duo avec Wizkid, star incontournable de la pop nigériane… Comment l’a-t-il perçu ? « Il faudrait poser la question à mon frère… » Et de poursuivre sur leur relation : « Les gens spéculent beaucoup. Ils pensent que nous sommes en froid parce que l’on ne nous voit pas souvent ensemble. Visiblement, il faudrait que je publie des photos de lui et moi sur Instagram », assène-t-il, pince-sans-rire, avant d’admettre qu’il y a environ quinze ans tout n’était pas rose entre eux.

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S’ils se sont déjà produits ensemble, ils n’ont jamais enregistré ne serait-ce qu’un duo. « Je pense qu’un jour nous réaliserons un album », souffle enfin Seun, dont le franc-parler prête parfois à sourire. Notamment quand il exprime ses convictions tel un pasteur. « Désormais, mes aspirations militantes et ma musique ne font qu’un. Je suis en phase avec moi-même et j’ai à cœur de porter l’héritage de ma famille. »

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