Exposition : la vie des Africaines-Américaines racontée par les poupées noires

Pour la première fois en Europe, la Maison rouge, à Paris, expose la collection de black dolls rassemblée par Deborah Neff. Et livre une archive intime de la vie des Africaines-Américaines entre 1840 et 1940.

« Black dolls, la ­collection Deborah Neff », qui se tient jusqu’au 20 mai à la Maison rouge à Paris. © Vincent Fournier/JA

« Black dolls, la ­collection Deborah Neff », qui se tient jusqu’au 20 mai à la Maison rouge à Paris. © Vincent Fournier/JA

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 23 mars 2018 Lecture : 7 minutes.

Vertigineuse. La dernière exposition de la Maison rouge, à Paris, vient confirmer ce que l’on redoutait déjà : la fermeture du lieu, annoncée et décidée par son créateur Antoine de Galbert, marquera la ­disparition d’un espace qui ­n’hésitait pas à bousculer les normes et à explorer les marges de la création avec une totale liberté de propos. « Black dolls, la ­collection Deborah Neff », qui se tient jusqu’au 20 mai, offre à ce titre un « finale » bouleversant, à la hauteur d’une institution subtilement iconoclaste.

Pour la première fois en Europe sont présentées, sous le commissariat de Nora Philippe, quelque 200 poupées noires créées entre 1840 et 1940 aux États-Unis. « Face à ce projet, j’ai pris la décision de reporter la fermeture de trois mois, explique Galbert dans son introduction au catalogue. Ces objets destinés aux enfants sont ­indéniablement chargés de tendresse, mais ils portent aussi en eux toute l’histoire des États-Unis et des diasporas issues de la mise en esclavage d’une partie du continent africain. »

Les poupées ne ressemblent en rien aux images stéréotypées et dégradantes des Africains-Américains ­véhiculées dans la culture américaine à l’époque de leur fabrication

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Deborah Neff a trouvé sa première poupée à Atlanta lors d’un ­déplacement professionnel, dans une foire ­d’antiquités. Une poupée bricolée et abandonnée, mais tellement différente de ce que l’industrie pouvait alors proposer qu’elle en est restée interdite ! « C’était il y a vingt ans, raconte-t‑elle à Nora Philippe. Ma réaction a été la même que celle de la plupart des gens lorsqu’ils découvrent les poupées : la surprise. Les poupées surprennent parce qu’elles ne ressemblent en rien aux images stéréotypées – et dégradantes – des Africains-Américains ­véhiculées dans la culture américaine à l’époque de leur fabrication. Elles surprennent parce qu’elles sont très habilement faites (même celles qui semblent simples), parce qu’elles sont expressives et qu’elles ont survécu. »

Collection Black Dolls © Déborah Neff/La Maison rouge

Collection Black Dolls © Déborah Neff/La Maison rouge

Élégamment cousues ou bricolées à partir de rien, vêtues avec apprêt ou nues comme au premier jour, représentant des enfants, des adultes ou des vieillards, les black dolls rassemblées par Deborah Neff et présentées par la Maison rouge sur de simples coffres de bois clair sidèrent par l’intensité de leur présence. Parce qu’elles sont belles et dignes, bien entendu, ou étranges, ou blessées, ou usées, mais surtout parce qu’elles portent en elles les présences de celles et ceux qui les ont cousues, aimées, câlinées, cajolées, torturées peut-être, rafistolées, réparées.

100 ans après

Leurs yeux grands ouverts qui nous regardent ardemment près de 100 ans après leur naissance racontent des milliers d’histoires individuelles prises dans le flot d’une Histoire collective lourde de douleurs mais qui ne peut se réduire à ces dernières. « Comment la créativité de la femme noire a-t‑elle pu rester vivante, année après année, siècle après siècle, alors que, pendant la plus grande partie du temps que les Noirs ont passé en Amérique, il leur a été interdit de lire et d’écrire ? Et la liberté de peindre, de sculpter, de s’ouvrir l’esprit par l’action n’existait pas », se demande l’écrivaine Alice Walker dans une citation placée en exergue de l’exposition.

Ces centaines de poupées racontent certes l’enfance, la relation aux mères et aux nourrices, mais elles disent aussi la résistance à l’oppression. « Cette collection est récente, elle a été montrée pour la première fois en 2015 au Mingei International Museum de San Diego et a à peine circulé au États-Unis, explique Nora Philippe. Elle peut contribuer à écrire ou à réécrire tout un pan de l’histoire des femmes et des enfants africains-­américains. »

Elles tiennent debout et font corps, individuellement et en groupe, affirmant non pas leur différence mais leur pluralité et leur inventivité irréductible », écrit Nora Philippe

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Aux femmes, aux enfants, aux hommes ostracisés par la ­domination blanche, ces poupées redonnent un visage. « Elles tiennent debout et font corps, individuellement et en groupe, affirmant non pas leur différence mais leur pluralité et leur inventivité irréductible, comme autant de figurations subjectives alors que l’humanité noire était sans cesse “défigurée” », écrit Nora Philippe. Elles s’opposent, aussi, aux stéréotypes racistes qu’impose l’industrie quand elle fabrique des jouets en série.

« Les poupées racistes n’ont pas leur place dans ma collection ; elles sont insultantes et n’ont aucune valeur artistique », soutient Deborah Neff, qui privilégie dans ses choix le geste créatif. Pour elle, il existe un lien évident dans le travail de couture avec les courtepointes créées par les Africaines-Américaines, sur lesquelles on retrouve une même attention portée sur la syncope, l’improvisation et l’absence de symétrie : « Une caractéristique typique des tissus et autres objets domestiques africains, notamment mandés, conçus pour éloigner le mauvais sort. » Très états-uniennes dans leur forme, les poupées sont des œuvres d’assimilation contenant des éléments africains très subtils.

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Un vaste champ de recherche

Parfois, un nom apparaît, brodé. Celui de la couturière ou celui de l’enfant à qui le jouet était destiné. « À ma petite fille Mariam, faite par grand-mère Washington, 1908. » « 25 décembre 1879, pour William Murray, de la part de sa mère Mrs Herman Murray, Saint Louis. » Mais à l’exception de ces rares annotations et des quelques poupées créées par des personnes aujourd’hui considérées comme des artistes, à l’instar de Nellie Mae Rowe, la collection pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses, ouvrant un vaste champ de recherches.

Par qui les poupées sont-elles réalisées, et pour qui ? Les nourrices noires peuvent les avoir cousues pour leurs enfants… ou pour les enfants des maîtres. Les photos d’époque récoltées par Deborah Neff montrent ainsi des enfants blancs avec des poupées noires et des enfants noirs avec des poupées blanches. Et Nora Philippe rappelle bien à propos les expériences menées par les psychologues africains-américains Kenneth et Mamie Clark, qui, dans les années 1940, démontrèrent que les enfants d’origine africaine choisissaient alors de préférence une poupée blanche. « Il peut y avoir un douloureux hiatus entre l’horizon, l’intention de la poupée, et sa réception par l’enfant noir », avance avec prudence la commissaire.

Mères, donnez à vos enfants des poupées qui leur ressemblent », insistait Marcus Garvey à l’époque

Au début du XXe siècle, le militant et précurseur du panafricanisme Marcus Garvey s’empare ainsi du sujet : « Mères, donnez à vos enfants des poupées qui leur ressemblent pour qu’ils jouent avec et les cajolent, pour qu’ils apprennent en grandissant à aimer leurs propres enfants et à s’en occuper… » Surprise supplémentaire, les poupées noires pouvaient, aussi, être réalisées par des Blancs pour servir la cause abolitionniste !

Toute la complexité du sujet se trouve condensée dans un type bien particulier de création, les ­topsy-turvies, ces sidérantes poupées doubles qui rassemblent un buste blanc et un buste noir au niveau de la taille, où est fixée une longue jupe. Selon le sens dans lequel l’enfant tourne son jouet, la poupée est noire ou blanche.

Une archive intime

« C’est une métaphore appropriée pour décrire l’état de l’Amérique, même aujourd’hui, et les mascarades d’un combat désespéré portant sur l’identité et l’assimilation, la relation et l’antinomie, écrit Patricia Williams, professeure de droit à l’université Columbia. Nous sommes restés un pays de perpétuelles inversions, une nation du double éternel, de la dualité fusionnelle. »

Maladroitement réalisées avec une vieille chaussette ou savamment habillées de vêtements confectionnés avec des chutes de tissu à la mode, les poupées rassemblées par Deborah Neff livrent une archive intime de la vie des femmes ­africaines-américaines pendant et après la fin « officielle » de ­l’esclavage, en 1865. Après avoir été si longtemps contraintes au silence, elles sont enfin libres de parler. À nous de savoir écouter.

De simples vêtements aux poupées

Nellie Mae Rowe (1900-1982) était une artiste autodidacte. Connue pour ses collages et ses dessins colorés portant sur la condition domestique, les traditions ou la question raciale, elle a aussi créé des poupées, amenée à la couture par sa mère. Son témoignage recueilli à la fin des années 1970 est publié dans le catalogue de « Black dolls, la collection Deborah Neff ».

Extrait : « Je pense que je n’avais même pas dix ans quand j’ai fait ma première poupée. Parfois je me cachais et je faisais mes poupées au lieu d’aller aux champs. Je récupérais tous les vêtements sales, j’en faisais des nœuds, puis je fourrais les têtes de chaussettes fines et leur dessinais des yeux. Certaines ressemblaient à des gens de mon entourage, mais je ne le leur disais pas car j’avais peur de les blesser. Ils n’auraient peut-être pas aimé leur tête. Quand j’étais à la maison, j’étais toujours en train d’étudier des façons d’assembler les vêtements. Quand le lundi, jour de lessive, les vêtements étaient tous noués, avec des yeux partout où j’avais utilisé mon crayon, je devais m’asseoir et dénouer ces vêtements pour pouvoir les laver. »

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