Médias : la presse satirique fleurit au Maghreb
Au Maghreb, la presse humoristique en ligne s’installe dans le paysage médiatique, brocardant les puissants et les travers de la société. Sans franchir les lignes rouges.
« Indisponibilité des manuels scolaires : le gouvernement avoue avoir consommé tout le papier pour la planche à billets. » Voici un titre en une sur le site El Manchar, alors que la presse algérienne multiplie les analyses sur le recours décidé par le gouvernement à la planche à billets d’un côté, et l’ouverture au privé du marché du livre scolaire de l’autre. Le même jour, le site LerPesse mettait lui aussi en ligne un article ayant trait à l’actualité économique tunisienne : « La Banque centrale de Tunisie introduit une nouvelle pièce de monnaie : le 0 millime. » Au Maghreb, l’opinion publique peut désormais compter sur une presse satirique en expansion pour se détendre d’une actualité morose.
Depuis 2013, El Manchar régale les internautes algériens avec ses titres souvent bien trouvés, alliant l’irrévérencieux – « Maduro soulagé de constater que l’Algérie est encore plus dans la merde que le Venezuela » – au loufoque : « Aïd-el-Adha : le ministère du Commerce autorise l’importation des moupins (moutons-lapins). » Environ 200 000 internautes visitent mensuellement le site, qui a connu des pics de fréquentation à 800 000 visiteurs uniques sur un mois.
El Manchar était le nom d’un journal humoristique algérien qui est paru durant un an dans les années 1990″, explique son fondateur Nazim Baya
LerPesse, détournement du nom d’un des plus gros quotidiens nationaux, La Presse de Tunisie, qui existe depuis 1936, publie des articles au ton potache depuis fin 2013. Les Marocains, eux, peuvent se tourner vers AkhnaPress, du nom d’un petit village de Chypre. « Un ami fan de football chypriote nous a proposé le nom de ce petit village qui nous est apparu comme un gage d’objectivité de par sa place très modeste dans le jeu géopolitique mondial », offre en guise d’explications Mohamed Chtouki, trentenaire et enseignant, fondateur d’AkhnaPress, page Facebook lancée en 2015 et devenue site en 2016.
L’art des bons mots
Nazim Baya est, lui, le fondateur d’El Manchar. Ce trentenaire, Algérois et pharmacien de profession, concède s’être inspiré du site français Le Gorafi, créé en 2012. Mais il met aussi en avant la tradition algérienne en matière de satire. « El Manchar était le nom d’un journal humoristique algérien qui est paru durant un an dans les années 1990. » Et Baya de lister par le menu tous les grands noms algériens de la caricature ou du bon mot, le bédéiste et dessinateur de presse Slim, Menouar Merabtène de son vrai nom, ayant visiblement ses faveurs. Chtouki confie être un lecteur d’El Manchar et du Gorafi mais s’est surtout inspiré de The Onion, média parodique américain lancé en 1988.
Certains jeux de mots viennent instinctivement, mais un bon titre, c’est du travail », concède Baya
Chacun a sa recette pour assurer le fou rire au lecteur, tous accordent de l’importance aux titres. Et pour cause : les articles se partagent en ligne, et beaucoup d’internautes s’en tiennent à la phrase d’accroche. À ce jeu-là, El Manchar excelle. « Certains jeux de mots viennent instinctivement, mais un bon titre, c’est du travail », concède Baya.
Trait commun de ces sites : une autodérision élargie à l’ensemble du pays. On croque ainsi toutes ces réalités qui, d’habitude, désespèrent. LerPesse se joue ainsi de la circulation tunisoise : « Tunis : pris dans les embouteillages, il trouve le temps d’écrire une thèse en neurosciences. » Et alors que la presse marocaine étudie avec le plus grand sérieux les risques que la côte atlantique connaisse de fortes intempéries, AkhnaPress s’amuse : « L’ouragan Irma s’approche de Casablanca, le Conseil de la ville résilie le contrat de Sita Blanca [société de collecte des déchets]. » Les Casablancais savent bien que les vents forts, lorsqu’ils traversent la ville, apportent de longues traînées de détritus.
Le Qatar incapable de financer Daesh après le transfert de Neymar au PSG », titrait El Manchar
Autre recette commune : adopter un ton réaliste, mimer au plus près l’écriture journalistique. Ce qui piège parfois les internautes les plus crédules ou les moins attentifs. Un journal ivoirien avait même repris au premier degré un article de LerPesse sur le prétendu suicide d’un Tunisien ayant découvert que la Tunisie se situe en Afrique…
Au-delà des frontières algériennes
El Manchar, de son côté, se démarque sur un point : il a percé au-delà des frontières algériennes. Contrairement à ses cousins tunisien et marocain, dont les articles renvoient le plus souvent à une actualité nationale, certains articles de l’algérien s’adressent à un public plus large.
« Le Qatar incapable de financer Daesh après le transfert de Neymar au PSG », titrait-il ainsi pour couvrir l’onéreux transfert de l’attaquant du club barcelonais à l’équipe parisienne.
Parmi les pionniers de la parodie et de la satire, on retrouve Le36, page Facebook lancée en septembre 2013 et suivie par un peu plus de 55 000 internautes, détournement du nom d’un site d’informations marocain très lu, Le360. Le ton y est plus qu’insolent, mélange de regard critique à l’égard des autorités et d’humour populaire ne craignant pas la vulgarité.
Encore aujourd’hui, le jeune rédacteur tient à conserver son anonymat. Chtouki ne nous dit pas s’il y a puisé de l’inspiration mais concède avoir suivi avec intérêt cette page. Si cette dernière est aujourd’hui peu active, son fondateur promet qu’« elle ne tardera pas à redevenir plus vivante ».
Respect des lignes rouges
AkhnaPress, moins poil à gratter, respecte les lignes rouges communément admises et sanctionnées par la loi au Maroc : le roi, l’intégrité territoriale et la religion. LerPesse raille l’ensemble de la classe politique sans pour autant être spécifiquement acerbe, préférant mettre en relief le conservatisme de la société tunisienne.
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Avec son article « Homosexualité : Arrêté pour ne pas avoir traité de pute une fille en jupe », l’auteur dénonce à la fois la répression des homosexuels et le harcèlement dont sont victimes les femmes. L’article, d’ailleurs, a été partagé par de nombreux internautes marocains qui connaissent aussi ces situations.
Nazim Baya, de son côté, s’il ne se prive pas de moquer quelques traits de la société algérienne, a la plume insolente mais pas inconsciente. Il s’impose ainsi une « ligne rouge » : la religion. « Faire rire, cela suppose d’être deux. Si je me montre méchant envers la personne que je veux faire rire, si je la blesse, ça ne marche plus. Je dois respecter ce qui est cher à mon public et je sais que beaucoup d’Algériens seraient blessés si je me moquais de leur foi. Alors je ne le fais pas. »
Je fais dans le populisme humoristique. Je me sens près du peuple, et ma ligne éditoriale est de rigoler des puissants avec les lambda », conclut Baya
En revanche, il n’est pas étonné d’être perçu comme « de gauche » par certains de ses lecteurs, même s’il ne veut pas se donner d’étiquette politique. D’une voix indolente, il explique : « Je fais dans le populisme humoristique. Je me sens près du peuple, et ma ligne éditoriale est de rigoler des puissants avec les lambda. » Têtes couronnées, chefs d’État, gradés, mandatés, technocrates ou encore dirigeants d’entreprise sont en effet dans le viseur d’El Manchar.
La satire, occupation bénévole, est chronophage. Baya consacre « le gros de son temps libre » au site qu’il a fondé et qu’il nourrit aujourd’hui avec une petite équipe de quatre bénévoles. Il avoue « avoir rêvé de devenir écrivain », avant de se raviser : « Je suis beaucoup trop paresseux. »
Chtouki passe un certain temps les yeux rivés sur son écran et se fait aider par des amis. Tous aimeraient trouver des plumes pour créer des versions arabophones. Si la satire reste pour le moment une activité d’amateurs, cela n’interdit pas de penser plus grand. Depuis quelques mois, El Manchar est ainsi disponible sous forme d’application à télécharger.
Attention, second degré !
« Cameroun : la chanson Coller la petite de Franko classée au patrimoine mondial de l’Unesco. » Voilà le genre de titres que forge la fine équipe de State Afrique, site satirique dont le nom est un clin d’œil à Slate Afrique.
La plateforme lancée en 2017 est d’ailleurs assez crédible pour que plus d’un internaute se soit laissé avoir, postant sur les réseaux sociaux avec un ton aussi alarmiste que premier degré des informations aussi loufoques que : « Décès de Johnny Hallyday, trois jours de deuil national au Togo. » Après un joli décollage, la page Facebook stagne aujourd’hui à un peu plus de 40 000 likes.
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