Cameroun : l’heure de l’inamovible Laurent Esso ?

Depuis 1982, l’inamovible Laurent Esso évolue dans les allées du pouvoir, toujours sous l’aile de Paul Biya. Et de protégé à potentiel héritier, il n’y a souvent qu’un pas.

Paul Biya et Laurent Esso lors du Sommet sur la sécurité maritime des pays du golf de guinée le 24 juin 2013 à Yaoundé. © Jean-Pierre Kepseu

Paul Biya et Laurent Esso lors du Sommet sur la sécurité maritime des pays du golf de guinée le 24 juin 2013 à Yaoundé. © Jean-Pierre Kepseu

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 4 avril 2018 Lecture : 7 minutes.

Laurent Esso n’a peur de rien. Les nuits de ce pilier du régime de Paul Biya ne sont pas troublées par le spectre des remaniements ministériels. À 75 ans, dont vingt-huit passés au sein du gouvernement, il en a vu d’autres. Le 2 mars dernier a eu lieu l’un de ces séismes annonçant la sortie du gouvernement et la descente aux enfers des personnes limogées. Mais cette fois encore Esso a conservé son titre de ministre d’État tout en étant maintenu à la tête du département de la Justice.

Il reste donc le grand accusateur de l’opération Épervier, avec en cette fin mars une nouvelle campagne d’arrestations. Le dossier brûlant de l’heure : l’ancien ministre de l’Eau, Basile Atangana Kouna, tout juste remercié, a été interpellé le 22 mars au Nigeria et renvoyé manu militari à Yaoundé où il doit être présenté à un juge du Tribunal criminel spécial.

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Le pouvoir dans l’ombre

Ce proche de l’ambitieux ministre des Transports, Edgar Alain Mebe Ngo’o, lui aussi congédié le 2 mars, n’est pas le seul à faire attendre les juges d’instruction. Une liste d’illustres justiciables circule en haut lieu. Et de Douala à Yaoundé, on va encore accuser Esso d’essayer d’éliminer ou d’affaiblir ses rivaux potentiels ou avérés dans la course à la succession de Paul Biya.

C’est un paradoxe. L’un des vétérans de la galaxie du pouvoir en est aussi le plus méconnu. Oh, on a bien remarqué qu’il s’est laissé pousser une moustache poivre et sel – une coquetterie sans doute destinée à mieux faire ressortir une autorité et un courage dissimulés derrière des traits rondouillards. Ses yeux, en revanche, ne sourient jamais et confortent ses détracteurs, qui décrivent tous un personnage dur et froid.

Le sénateur des Français de l’étranger, Jean-Yves Leconte, l’a rencontré à plusieurs reprises lorsqu’il s’efforçait de faire libérer l’avocate franco-camerounaise Lydienne Yen Eyoum. « Je l’ai ressenti exactement comme on le décrit », confirme-t-il.

Mais qui connaît vraiment cet homme secret ? Un constat s’impose : il est fait du même bois que son mentor, le président Paul Biya. Deux misanthropes, hyponarcissiques, d’une discrétion remarquable, aimant exercer le pouvoir loin de la lumière. Comme le chef de l’État, Esso est peu mondain. Une juge prétend l’avoir vu danser un 8 mars sur un tube de musique urbaine après un repas offert aux magistrates de Yaoundé, comme il est de tradition lors de la Journée internationale des droits des femmes…

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Mais le nom de Laurent Esso n’a jamais été associé aux noceurs du gouvernement – étonnant pour un Sawa, ce groupe bantou de la côte camerounaise dont il est originaire et qui est réputé pour son goût de la fête.

Le fiasco de la gréve des avocats

Tout comme Biya, Esso n’est pas un tribun. C’est un bureaucrate peu à son aise dans le domaine politique, incapable d’assouplir la raideur juridique qu’il a héritée de sa formation de magistrat. Le déclenchement de la crise anglophone en est l’exemple le plus récent. Celle-ci fut, à l’origine, un mouvement d’humeur des avocats auquel le garde des Sceaux n’a pas su apporter de réponse.

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Des avocats en grève pour obtenir des réformes ? Cela n’a aucun sens pour Laurent Esso, qui ne se prive pas de le faire savoir. « Si un avocat refuse de se rendre au tribunal, il ne s’agit pas pour nous d’une grève mais d’un abus de confiance de l’intéressé, qui s’est fait payer par son client mais n’a pas accompli sa mission en contrepartie », assure-t-il en août 2017, à Bruxelles, lors d’une tournée d’explication auprès de la diaspora camerounaise. « Tous les tribunaux du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont parfaitement fonctionné pendant cette grève parce que nous tenions à manifester l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport aux turbulences politiques », ajoute-t-il.

Et lorsqu’il évoque l’autre revendication des avocats anglophones, relative à la traduction en anglais des textes de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada), le ministre n’y va pas non plus avec le dos de la cuillère : « Tous les textes ont été traduits et publiés au Journal officiel en 1999. Je suis étonné de voir qu’on peut être avocat sans lire le Journal officiel. Et on en fait aujourd’hui un prétexte pour créer une crise. »

Esso n’hésite pas à déposer plainte contre ceux qui menacent sa réputation de probité

Pour finir, il assène : « Des avocats [maltraités par la police alors qu’ils tentaient de manifester] ont reproché au ministre de la Justice de ne pas les avoir protégés. Encore une fois, je croyais avoir affaire à des juristes ! L’immunité d’un avocat est valable dans la salle d’audience. Pas en dehors ! » La « mission d’explication » avait pour but d’apaiser les tensions, elle fut un fiasco. Le gouvernement est apparu arrogant, et les revendications se sont durcies.

« Monsieur Propre »

Sur le modèle de Biya, toujours, Esso entretient ­­– ou met en scène – une distance vis-à-vis du monde de l’argent. Son nom a été cité dans l’affaire Albatros, liée à l’achat avorté d’un avion présidentiel. Un procès à tiroirs qui a emporté Marafa Hamidou Yaya et Jean Marie Atangana Mebara, deux de ses prédécesseurs au secrétariat général de la présidence. Mais, vérification faite, aucune charge n’a été retenue contre Esso.

On lui attribue par ailleurs des prête-noms, à l’instar de son ami Amougou Belinga, un patron de presse proche du parti au pouvoir. Mais là aussi, rien n’a jamais pu accréditer cette allégation. Il faut dire que « Monsieur Propre » est procédurier. Il n’hésite pas à déposer plainte contre ceux qui menacent sa réputation de probité.

A l’instar de son mentor Paul Biya, Esso est un homme craint, dans sa gestion des affaires de l’État, il n’a aucun état d’âme

Ainsi a-t-il attaqué en justice feu Emmanuel Etoundi Oyono, alors directeur du Port autonome de Douala, pour « complicité de faux et usage de faux ». Il a obtenu sa condamnation à trois ans de prison avec sursis après que des journalistes ont tenté de lui extorquer de l’argent sur la base d’un faux document l’incriminant dans une affaire de rétrocommissions – un document qui aurait été fabriqué par Etoundi Oyono.

Enfin, à l’instar de son mentor, Esso est un homme craint. Dans sa gestion des affaires de l’État, il n’a aucun état d’âme. Il n’y a qu’à lire certaines correspondances administratives. Lorsqu’il était ministre de l’Agriculture, Essimi Menye l’avait saisi à propos d’un questionnaire que lui avait adressé un enquêteur de la police judiciaire.

La réponse d’Esso tenait en cinq lignes. Dans un style télégraphique et très sec, le garde des Sceaux le renvoyait dans ses cordes. Limogé en 2015, Essimi Menye s’est depuis exilé aux États-Unis.

Depuis le début du mois de mars, le traitement des affaires en instance devant le Tribunal criminel spécial s’est accéléré. Et cela pourrait bien avoir un lien avec la nomination au Conseil constitutionnel de Jean Foumane Akame, jusqu’alors conseiller juridique du chef de l’État. Le départ de ce proche du président accroît de fait le pouvoir d’Esso, désormais débarrassé d’un filtre qui entravait, parfois, la décision de poursuivre ou non un haut commis de l’État.

« Les urgences, c’est à l’hôpital »

Mais que peut bien trouver Biya à cet homme pour lui accorder un bail à durée indéterminée au gouvernement ? Esso est arrivé à la présidence dès 1982, quelques semaines avant qu’il accède à la magistrature suprême, occupant les postes de conseiller technique puis de conseiller spécial. Il a quitté un temps Etoudi pour prendre la direction de l’université de Yaoundé.

Mais en 1988 il est revenu à la présidence comme secrétaire général adjoint puis directeur du cabinet civil – il le restera pendant sept ans. Il a ensuite enchaîné les ministères (Justice, Santé, Défense et Relations extérieures) avant de faire son retour auprès de Paul Biya, en septembre 2006, comme secrétaire général de la présidence, où il officiera jusqu’à ce qu’il soit à nouveau nommé à la Justice, en décembre 2011.

Sans doute le président apprécie-t-il sa conception de l’homme d’État, faite de distance et de hauteur. Laurent Esso ne traite aucun dossier sous pression, rembarrant ses collaborateurs avec une formule désormais culte : « Les urgences, c’est à l’hôpital. »

Popularité et succession

Populaire, le ministre ne l’est pas. Aristocrate issu d’une grande famille du canton Deido, dans le 5e arrondissement de Douala, il paie son hésitation à mettre les mains dans le cambouis politique. Son frère aîné, René Esso Elokan, décédé en avril 2013, était plus apprécié : diplômé des Ponts et Chaussées de Paris, il avait introduit en 1972 le chant polyphonique au Cameroun en fondant le célèbre Chœur madrigal.

Depuis quelques années, Esso essaie malgré tout de rattraper son retard en multipliant les sorties sur le terrain. Conscient du fait que, pour avoir une chance de sortir victorieux de la bataille de succession qui va inéluctablement s’engager à la tête de l’État, il doit consolider sa base politique.

Selon une théorie largement partagée, la stabilité de ce pays aux 260 langues serait mieux assurée si le prochain président était issu d’un groupe minoritaire et non de l’un des grands blocs ethno-régionaux qui se regardent en chiens de faïence. Esso le sait, il a une carte à jouer.

Ses fidèles

  • Amougou Belinga, patron du journal L’Anecdote et de la chaîne de télévision Vision4
  • Limunga Sarah Itambi, avocate générale auprès de la Cour suprême et épouse d’Amougou Belinga
  • Lejeune Mbella Mbella, ministre des Relations extérieures
  • Gaston Kenfack Douajni, directeur de la législation au ministère de la Justice
  • Florence Arrey, membre du Conseil constitutionnel
  • Marie Armande Din Bell, sénatrice RDPC
  • Baba Ahmadou Danpullo, homme d’affaires, fondateur du Baba Danpullo Group
  • Ama Tutu Muna, ancienne ministre de la Culture

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