Tunisie – Rached Ghannouchi : « Ennahdha n’a pas de prétentions hégémoniques »
Champion déclaré de la stratégie du consensus, le président du parti islamiste, Rached Ghannouchi, appelle, à l’approche des élections locales du 6 mai, à une gestion commune des municipalités et à la tenue d’un dialogue national socio-économique.
Décriée par ses opposants, louée par ses partisans, Ennahdha est désormais solidement ancrée dans le paysage politique tunisien. La formation islamiste, qui doit sa popularité aussi bien à son discours qu’à son sens de l’organisation, est donnée favorite pour les municipales du 6 mai. Un pronostic que son président, Rached Ghannouchi, 76 ans, accueille avec prudence.
Il préférerait que tous les partis s’impliquent, mettent de côté leurs différends et s’accordent dans l’immédiat sur le devenir du pays. Comme si, face à l’urgence, les rapports de force politiques pouvaient attendre. Le patron d’Ennahdha s’est en effet fait le champion de la stratégie du consensus, lequel devrait, selon lui, prévaloir dans toute négociation politique, économique ou sociale.
Partenaire de tous les gouvernements depuis 2015, Ennahdha, qui s’est muée en 2016 en parti civil, expurgeant de son discours le volet identitaire et la prédication, se veut une formation politique comme les autres, apte à gouverner en tenant compte principalement de la donne socio-économique.
Un discours parfois troublant, Ennahdha, parti conservateur et de tendance libérale, approuvant certaines approches de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la toute-puissante centrale ouvrière. Rached Ghannouchi appelle même à un dialogue national socio-économique sur le modèle de celui conduit par le quartet en 2013 pour sauver le pays du chaos. Entretien.
Jeune Afrique : Comment jugez-vous l’action du gouvernement Chahed pour répondre à la grave crise économique que traverse le pays ?
Rached Ghannouchi : La crise n’est ni nouvelle ni récente. La Tunisie se trouve toujours dans une étape de transition et n’a pas apuré ses comptes, ni avec le passé ni avec l’ancien système. Le présent et l’avenir ne sont pas encore constitués. Entre un passé qui n’est pas définitivement mort et un avenir qui n’est pas encore né, le pays est en voie de métamorphose et n’a pas encore trouvé sa forme définitive. Sept gouvernements, d’une durée de vie de moins d’un an en moyenne, se sont succédé depuis la révolution.
Le peuple fait encore l’apprentissage de la liberté et de la démocratie
Comment voulez-vous, dans ces conditions, élaborer et mettre en application des programmes et des stratégies à long terme ? Les attentes de la population sont très élevées, comme si ce qui n’a pas été réalisé avant la révolution devait l’être immédiatement. La liberté est désormais un acquis, encore faut-il savoir l’utiliser.
Avant le 14 janvier 2011, la pérennité était fondée sur la violence et la peur. Aujourd’hui, la pratique de la liberté entraîne des dérapages dans les médias, la politique, le commerce et l’économie parallèle. Le peuple fait encore l’apprentissage de la liberté et de la démocratie. La révolution n’a que 7 ans. Elle est encore toute jeune.
Comment réagissez-vous aux critiques sévères de Mehdi Jomâa à l’encontre de l’actuel exécutif et de la classe politique en général ?
Ses résultats n’ont pas été meilleurs que ceux de l’actuel exécutif : 2,5 % de croissance, équivalente à celle que nous avons aujourd’hui. Que ce soit sous les gouvernements de la troïka, sous ceux de Mehdi Jomâa ou de Habib Essid ensuite, les difficultés sont les mêmes.
Aucun ne peut se prévaloir d’avoir fait mieux que les autres. Cela prouve que les problèmes ne sont pas liés aux personnes mais bien à une situation, à la nature de l’étape. Les gouvernements en période de transition sont faibles, la stabilité fragile, les demandes de la population nombreuses et élevées.
Certains redoutent un scénario à l’algérienne après les municipales du 6 mai…
La loi électorale ne donne à aucun parti la possibilité de dicter sa loi. Ennahdha n’est pas une formation hégémonique. Elle a fait l’expérience de la cohabitation gouvernementale, que ce soit pendant ou après la troïka, et participe à l’accord de Carthage.
Nous sommes au stade d’une démocratie participative et de consensus qui rejette les clivages droite-gauche et islamistes-laïcs
Elle est décidée à rassurer encore davantage : nous appelons tous les partis à s’accorder autour d’une charte qui les engagerait, quels que soient les résultats du scrutin, sur une gestion commune des municipalités. C’est une solution, le temps que l’on acquière de l’expérience en matière de gestion participative et que s’éloignent les soupçons d’une quelconque mainmise des uns ou des autres.
Avez-vous évoqué ce point avec d’autres partis ?
Nous allons bientôt proposer aux partis d’adopter ce projet de charte pour aller vers les élections. Nous soutenons une politique du consensus, qui a épargné à la Tunisie le sort qu’ont connu les autres pays du Printemps arabe. Elle doit se poursuivre pour les municipales afin de ne pas provoquer de choc ou de divisions qui pourraient fragiliser le pays ou faire chuter le gouvernement.
Ennahdha est favorable aux solutions consensuelles pacifiques. Les communes doivent être gérées de manière collective. D’ailleurs, 54 % de nos listes sont composées d’indépendants. Nous tenons à nous ouvrir aux autres et à travailler avec eux. À l’étape actuelle, la démocratie, qui permet d’exercer le pouvoir avec 51 % des voix, n’est pas encore en place.
Nous sommes au stade d’une démocratie participative et de consensus qui rejette les clivages droite-gauche et islamistes-laïcs. Tous doivent gouverner ensemble.
Quel est l’avenir de l’alliance Nidaa Tounes-Ennahdha ?
Elle sera maintenue dans l’intérêt de la Tunisie, tout comme les accords passés avec d’autres partis. Elle a évité au pays de basculer dans le chaos.
Ennahdha présentera-t-elle un candidat à la présidentielle de 2019 ? Si oui, par quel mode de désignation ?
Rien n’a encore été décidé. Nous en débattrons après les municipales, qui sont notre préoccupation immédiate. Mais il est certain qu’Ennahdha va participer à la présidentielle. Nous n’adopterons pas une position de neutralité comme en 2014 et soutiendrons un candidat. Quant à savoir si nous aurons notre propre compétiteur, nous en déciderons en interne après concertation avec les partis amis.
Pensez-vous qu’il faille réviser la Constitution ?
Une Constitution peut évidemment être amendée, mais il est trop tôt pour le faire. Il faut se donner du temps pour mettre en application la loi fondamentale et en mesurer les effets.
Que pensez-vous de la visibilité que se donne l’UGTT ?
C’est une organisation nationale amie. Nous nous élevons en revanche contre le comportement des syndicats sectoriels, comme ceux de l’enseignement secondaire et supérieur, qui ont décidé de ne pas communiquer les notes trimestrielles des élèves. Cela nuit à la Tunisie. Les jeunes sont un capital et l’éducation, un ascenseur social.
Ayant été enseignant pendant plus de dix ans, je suis consterné de voir des professeurs toucher à l’éducation, prendre les enfants et les familles en otage. Les syndicats ont le droit de défendre leurs revendications, mais pas de cette manière. La direction de l’UGTT elle-même refuse cette situation et a fait montre d’une attitude civilisée en rejetant la politique du syndicat de l’enseignement.
Les populations de l’intérieur et les couches les plus défavorisées ne croient plus en la classe politique. Comment répondre à leur colère ?
La gouvernance locale y répondra partiellement puisque les élus municipaux prépareront les plans de développement et contrôleront les ressources de leur région. Les élections communales et régionales apporteront des solutions aux problèmes locaux. Chacun sera responsable de son territoire, et tous bénéficieront d’un retour du développement.
S’agissant du droit national à la répartition des ressources, la priorité est donnée aux populations les plus défavorisées. Nous devons encourager l’investissement étranger et national, et surtout en finir avec les lois obsolètes et les pesanteurs de l’administration. L’État détient des terres qui devraient être distribuées, attribuées à des projets portés par des jeunes.
Nous avons besoin d’un dialogue économique sur le modèle du dialogue politique de 2013 qui, soutenu par les centrales ouvrière et patronale, a sauvé le pays
Comme le suggère l’UGTT, il faut faire un état des lieux du secteur public, entreprise par entreprise, à des fins de restructuration pour que celles-ci deviennent des centres de production et de profit et qu’elles renflouent les caisses de l’État au lieu de les ponctionner. Aujourd’hui, elles perdent 6 milliards de dinars [environ 2 milliards d’euros] par an.
C’est autant de manque à gagner pour l’État, ce n’est pas soutenable. Pour l’UGTT, une éventuelle privatisation est une ligne rouge, mais la centrale est disposée à discuter au cas par cas. Nous avons besoin d’un dialogue économique sur le modèle du dialogue politique de 2013 qui, soutenu par les centrales ouvrière et patronale, a sauvé le pays.
Entre la Caisse de compensation, l’inflation, les caisses sociales, l’informel, les problèmes sont nombreux. Seul un dialogue national permettra de fixer une stratégie qu’un parti ou un gouvernement ne peuvent soutenir à eux seuls. L’avis de tous est nécessaire pour sauver une économie malade.
Que pensez-vous de la loi de finances 2018 ?
La pression fiscale est une solution de technocrates. Le gouvernement n’a pas de solution globale, alors qu’il en faut une. J’avais proposé d’amorcer un dialogue économique en août 2017 avec toutes les voix de la nation sur les orientations à prendre et établir des priorités utiles à la loi de finances 2018.
Je n’ai pas été entendu, mais on peut espérer qu’avec l’accord de Carthage et l’ouverture à d’autres partis un dialogue sera lancé. Personne ne peut prétendre détenir à lui seul la solution. Nous devons débattre rapidement pour modifier les lois, attirer les investisseurs et créer des emplois. Notre économie devrait être ouverte sur les marchés, au moins avec l’Algérie. Il faudrait jeter les bases d’une plateforme économique commune avec l’Algérie, qui serait la colonne vertébrale d’un Maghreb arabe.
Nous sommes musulmans, mais notre islam n’est pas extrémiste
L’économie tunisienne ne peut se suffire du marché tunisien et pâtit des difficultés, indépendantes de sa volonté, qui entravent le Maghreb arabe. Nous pouvons commencer avec la Tunisie et l’Algérie, comme l’Union européenne a débuté avec la France et l’Allemagne. Nous pouvons créer cette passerelle avec la circulation des marchandises et l’acceptation du dinar algérien en Tunisie et inversement, en attendant une monnaie commune.
Vous soulignez que la liberté est un acquis. Pourtant, des Tunisiens craignent pour leurs libertés individuelles.
Il s’agit encore d’une opération politique de stigmatisation et de diabolisation d’Ennahdha. Nous sommes musulmans, mais notre islam n’est pas extrémiste. Ennahdha s’inscrit dans le droit fil du courant réformiste tunisien conduit par Kheireddine à la fin du XIXe siècle.
Nous ne demandons pas d’en finir avec les réformes. Au contraire, nous reconnaissons et acceptons le code du statut personnel [CSP], les droits de la femme, la démocratie, la liberté de conscience, la concertation avec les partis laïques. Il n’y a rien à craindre d’Ennahdha.
Que pensez-vous de l’égalité dans l’héritage ?
L’égalité entendue comme équité qui donne à chacun ses droits est un principe de l’islam. La femme vaut l’homme et vice versa. La femme est la compagne de l’homme, comme le dit le Prophète. L’islam a défendu les droits des femmes, et nous n’avons pas d’objection quant au principe d’égalité entre humains, quels qu’ils soient, musulmans ou non, femmes ou hommes.
Nous croyons au principe d’égalité, mais il faut remarquer que le CSP n’a pas instauré des égalités mais établi une équité ; un époux a l’obligation d’entretenir sa famille, ce qui n’est pas le cas pour la femme, qui en revanche élève les enfants. À chacun son rôle. Le président Béji Caïd Essebsi a chargé une commission d’élaborer un projet sur les libertés individuelles à la lumière de la Constitution et de l’islam.
Nous nous prononcerons sur ses recommandations, mais, pour le moment, nous n’avons aucune objection à ce travail. Nous croyons à la liberté de choisir sa religion, son lieu et son mode de vie, ses comportements.
L’homosexualité est-elle une déviance ou un penchant naturel ?
Chacun est libre de disposer de lui-même. Nous n’avons pas à nous demander ce que les gens font chez eux, ni à intervenir dans les choix personnels et individuels.
Le conservatisme se répercute sur le contrôle des naissances et réduit les marges de manœuvre du planning familial. La croissance démographique est repartie à la hausse et inquiète les spécialistes de la population.
Au contraire, la natalité est en baisse. À l’université, nous avions 400 000 étudiants et ils ne sont plus que 270 000 aujourd’hui. Idem pour les écoles, dont certaines ferment. Nous devons encourager les jeunes à se marier pour parer aussi à la crise des caisses sociales. Nous avons moins de jeunes qui cotisent et plus de retraités. La pyramide s’est inversée.
Que pensez-vous de l’attitude très offensive, voire agressive de Riyad, notamment à l’égard du Qatar, de l’Iran et au Yémen, depuis que Mohamed Ibn Salman est le prince héritier ?
Nous déplorons ces déchirures qui affectent et détériorent les relations interarabes. Cela n’aide pas au développement commun et nuit à l’image des Arabes et de l’islam. Nous appelons à la réconciliation et à des solutions politiques pacifiques, aussi bien au Yémen, en Syrie, en Égypte qu’en Libye. La solution pour la paix est dans le consensus, auquel nous invitons toutes les parties prenantes arabes.
Quelle est votre position à l’égard de l’Iran et du chiisme ?
Nous sommes pour la conciliation. Nous appelons au consensus, même avec les chiites. Cette solution « made in Tunisia » a prouvé qu’elle permettait des sorties de crise honorables et pacifiques.
Comment en finir avec le jihadisme ?
J’espère que c’est fini. Mais si les problèmes qui ont généré le jihadisme ne sont pas résolus, ces mouvements vont renaître. Le développement dans les régions, la résorption des inégalités, la diffusion des libertés et de la démocratie sont essentiels à la lutte contre le terrorisme. Les jeunes Tunisiens partis au jihad sont pour la plupart originaires de régions pauvres et défavorisées.
Ils ne sont pas les fils de la révolution mais ceux du régime de Ben Ali, générateur de corruption, de totalitarisme et de pauvreté. Il faut en finir avec l’injustice économique et politique pour en finir avec le terrorisme. Pour le moment, le terreau et les conditions n’ont pas changé. Dans certaines circonstances, le jihadisme peut réapparaître.
Fiche d’identité d’Ennahdha
- Parti tunisien islamo-conservateur, créé en 1981 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI). Il devient Ennahdha (« la renaissance ») en 1989 et est légalisé en mars 2011
- 89 sièges sur 217 à la Constituante de 2011 et 69 sièges sur 217 à l’Assemblée des représentants du peuple élue en 2014
- 1 million d’adhérents
- Budget 2017 : 5,8 millions de dinars
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles