Capital-investissement : Abraaj recalibre ses ambitions
Six ans après sa montée en puissance sur le continent, le fonds dubaïote, Abraaj abandonne le segment des PME et se concentre sur les futurs champions régionaux.
Au moment où Abraaj fait face à une polémique sans précédent sur l’utilisation de ses fonds (voir ci-dessous), le groupe doit aussi répondre aux interrogations nées de la purge menée ces derniers mois au sein de ses effectifs africains. Selon les estimations de Jeune Afrique, depuis septembre 2016, six des dix principaux managers au sud du Sahara, provenant pour la plupart d’Aureos Capital, racheté en 2012, ont été poussés vers la sortie.
Parmi eux : l’associé ghanéen Jacob Kholi, responsable Afrique subsaharienne, et l’ex-directeur général au Nigeria Ravi Sharma. Les bureaux d’Accra, d’Alger et de Casablanca ont fermé.
S’ils refusent de « commenter les questions de personnel », les représentants d’Abraaj récusent tout désengagement. « Peu importe où nous avons des bureaux (cinq en plus du hub de Nairobi), nous restons impliqués dans nos investissements et cherchons des débouchés sur ces marchés et dans toute la région. » Mais en six ans, le ton a bien changé. En 2012, l’associé Tom Speechley expliquait à JA l’importance d’avoir un ancrage local. À la fin de 2017, lui aussi a quitté le fonds.
Phase d’expansion
Jusque-là, Abraaj n’avait cessé d’accroître sa présence sur le continent. Débarqué en force en 2011 avec le rachat du nord-africain SGAM Al Kantara (doté de 161 millions de dollars), il avait franchi une étape décisive l’année suivante en mettant la main sur Aureos Capital (plus de 380 millions de dollars en Afrique), employant une trentaine de cadres expérimentés.
En 2015, Abraaj Africa Fund III avait mobilisé en un temps record 990 millions de dollars, soit 124 % de l’objectif initial
Avec ces acquisitions, Abraaj est passé d’un bureau au Caire à une demi-douzaine d’implantations (Accra, Dakar, Nairobi, Tunis, Lagos, Johannesburg…) pour un coût modéré. « Constituer des équipes locales en recrutant individuellement des poids lourds comme Jacob Kholi aurait coûté 50 % à 80 % plus cher », estime un ancien conseiller d’Aureos.
L’alliance de la puissance financière d’Abraaj et de l’expertise locale des nouvelles équipes avait d’ailleurs fait ses preuves. En 2012, le groupe avait investi 125 millions de dollars pour acquérir 18 % de l’assureur marocain Saham Finances (à la fin de 2015, ces parts sont cédées 80 % plus cher au sud-africain Sanlam).
Puis, en 2013, associé au français Danone, il avait raflé, face à dix concurrents, Fan Milk, fleuron ouest-africain des produits laitiers, pour 350 millions d’euros. Enfin, en 2015, Abraaj Africa Fund III avait mobilisé en un temps record 990 millions de dollars, soit 124 % de l’objectif initial.
Repositionnement stratégique
Mais, pour un familier de l’investisseur, « le divorce d’avec nombre de cadres intégrés en 2011‑2012 était à terme prévisible ». Spécialistes des PME, Aureos et Al Kantara misaient généralement moins de 10 millions de dollars, quand Abraaj privilégie des tickets supérieurs à 25 millions.
En 2012, les équipes unifiées célébraient leur flexibilité : l’investissement dans Saham et une mise de 1,7 million de dollars dans la clinique togolaise Biasa ont été bouclés durant le même semestre. Interrogés en 2015 par la Harvard Business Review, les managers d’Abraaj confessent avoir un faible pour les investissements entre 80 et 135 millions de dollars.
Abraaj est en mesure de couvrir un large éventail de sociétés et de secteurs […] avec des deals allant de 30 millions à 300 millions de dollars
Le signe le plus clair du repositionnement de la société dubaïote est venu de l’associé sri-lankais Sev Vettivetpillai, ex-directeur général d’Aureos Capital devenu confident d’Arif Naqvi, le fondateur d’Abraaj.
Abandon des PME
Dans une interview accordée en septembre 2017 à l’African Private Equity and Venture Capital Association (Avca), il affirmait : « Abraaj est en mesure de couvrir un large éventail de sociétés et de secteurs […] avec des deals allant de 30 millions à 300 millions de dollars. » Une fourchette jusque-là jamais évoquée publiquement et qui levait l’équivoque entretenue en Afrique.
Si le changement de doctrine n’a pas été officialisé, les deals à neuf chiffres finalisés en 2017 comme le rachat de la chaîne de restauration kényane Java House, estimé à plus de 100 millions de dollars, et la reprise de 35 % de Tunisie Telecom (entre 300 millions et 600 millions de dollars selon les sources), ont confirmé l’abandon du financement des PME sur le continent.
En arrière-plan apparaissent les nouveaux hommes forts en Afrique. Parmi eux, des repêchés d’Aureos qui ont prouvé leur adaptabilité au modèle Abraaj, dont Ashish Patel (patron du hub de Nairobi) et Sandeep Khanna, conseiller senior, ainsi que l’associé senior Ahmed Badreldin, ancien de Barclays, supervisés par trois associés gérants : l’Égyptien Mustafa Abdel-Wadood, passé par Orascom Telecom et le groupe financier EFG Hermes, Sev Vettivetpillai et l’Américano-Pakistanais Wahid Hamid, ancien du BCG et de PepsiCo.
Des deals âprement discutés
Si la stratégie africaine d’Abraaj est désormais claire et assumée (empreinte géographique rationalisée et investissements à plusieurs dizaines de millions de dollars), elle n’en demeure pas moins délicate à mener. Les tickets visés dépassent les standards africains : la moitié des 953 deals compilés par l’Avca entre 2012 et 2017 étaient inférieurs à 7 millions de dollars, pour une moyenne de 25,6 millions de dollars.
Par ailleurs, comme l’avait illustré la foire d’empoigne pour le rachat de Fan Milk, les deals de qualité correspondant aux critères d’Abraaj restent âprement disputés, par des acteurs de poids, qu’il s’agisse d’ECP, des britanniques DPI et Actis, de l’américain Carlyle et d’acteurs africains comme le sud-africain PIC, premier fonds de pension du continent avec 162 milliards de dollars d’actifs.
Enfin : « La rentabilité du private equity en Afrique n’a pas été aux niveaux attendus », rappelle un investisseur ouest-africain qui privilégie la zone Uemoa, jugée mieux protégée des instabilités monétaires et des marchés de l’énergie ou des mines. Le bureau de Dakar, le seul d’Aureos dans cette région, a été le premier fermé par Abraaj.
Une polémique compromettante
« Quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons », se lamente le roi Claudius dans Hamlet. Depuis quelques mois, Arif Naqvi en fait l’amère expérience. Gourou des marchés émergents, le fondateur pakistanais d’Abraaj s’est retiré, à la fin de février, de la gestion de cette machine de guerre qui a récolté en quinze ans 6,8 milliards de dollars (5,5 milliards d’euros) via une centaine de cessions d’actifs et gère 13,6 milliards de dollars, dont plus de 1,5 milliard en Afrique.
L’exfiltration s’est faite sous la pression de puissants investisseurs, dont Bill Gates, le français Proparco, le britannique CDC Group et IFC (Banque mondiale). Les quatre bailleurs ont découvert au dernier trimestre de 2017 que 200 millions de dollars sollicités pour la gestion d’hôpitaux en Inde, au Nigeria, au Kenya et au Pakistan n’avaient pas été injectés dans les projets prévus.
« Une telle lenteur dans l’investissement des capitaux appelés et surtout dans leur reversement aux bailleurs est inexplicable »
Si personne n’a encore formulé d’accusations de malversation, tous ont demandé des explications, et une partie de la somme a été remboursée. Selon Abraaj, ce couac est lié à des difficultés réglementaires dans ces trois derniers pays. « Une telle lenteur dans l’investissement des capitaux appelés et surtout dans leur reversement aux bailleurs est inexplicable », s’étonne un financier africain, d’ordinaire admiratif d’Abraaj.
Conséquence : tous les nouveaux investissements ont été suspendus, et une revue de la gouvernance d’Abraaj a été lancée. Au début de mars, les soutiens d’Abraaj Private Equity Fund VI, en cours de mobilisation et qui avaient recueilli 3 milliards de dollars sur son objectif de 6 milliards, ont été libérés de leur engagement à verser les fonds promis.
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