Monde arabe : les germes d’un nouveau Printemps

Réduction drastique des subsides de l’État, inflation, chômage, répression, démographie galopante… Tous les facteurs de l’explosion de 2011 sont encore là. Et vont s’aggravant.

Affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, à Tebourba, dans le nord de la Tunisie, le 9 janvier. © Fethi Belaid/AFP

Affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, à Tebourba, dans le nord de la Tunisie, le 9 janvier. © Fethi Belaid/AFP

Publié le 3 avril 2018 Lecture : 9 minutes.

«Des amis ont été abattus à côté de moi, devant moi et derrière moi », raconte Mohamed Soghayer en se rappelant les jours tumultueux de 2011. Les forces de sécurité tunisiennes tentaient alors, à balles réelles, d’écraser les manifestations de masse qui ont fini par avoir raison du régime brutal de Zine el-Abidine Ben Ali. Décidant des peuples longtemps opprimés à se dresser contre leurs régimes autocratiques et corrompus, les événements de Tunisie ont été le catalyseur du Printemps arabe.

Pourtant, sept ans plus tard, Soghayer, un diplômé qui se bat pour joindre les deux bouts avec les 6-8 dollars gagnés quotidiennement dans un café, est retourné avec des milliers d’autres dans la rue. À l’origine des manifestations antigouvernementales de janvier dernier : la réduction des subventions au carburant et la hausse des taxes sur les voitures, l’internet et les communications téléphoniques.

la suite après cette publicité

Contre-révolution

Pour beaucoup, ces mesures d’austérité ne sont que la dernière illustration des brimades subies par les classes populaires de la part de l’élite au pouvoir. […] La colère de Soghayer exprime une réalité commune à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, affligés par le taux de chômage des jeunes le plus élevé du monde, mais aussi par une croissance démographique trop rapide.

L’Algérie et la Jordanie ont connu des mouvements sociaux de moindre ampleur mais également motivés par la hausse des prix des produits alimentaires et par des coupes dans les dépenses publiques.

Sans l’émergence d’un nouveau discours économique et politique, un avatar de Daesh

Ces accès de fièvre sont l’expression d’une désillusion générale chez ceux qui attendaient de leurs dirigeants qu’ils répondent à leur demande d’un système plus équitable qui génère emplois, libertés individuelles et prospérité. Cette même colère larvée a catalysé les soulèvements de 2011 dans la région, provoquant des conflits en Syrie, en Libye et au Yémen, et faisant le lit des groupes extrémistes, comme Daesh.

Ce dernier bat désormais en retraite après la perte de ses bastions en Irak et en Syrie. Mais les experts mettent en garde : l’incapacité des gouvernements à rénover des systèmes défaillants – qui, pour préserver la stabilité, ont pendant des décennies combiné répression et largesses d’État – représente une menace encore plus grande pour la stabilité à long terme de la région.

la suite après cette publicité

Statu-quo intenable

« Sans l’émergence d’un nouveau discours économique et politique, un avatar de Daesh resurgira », affirme Marwan Muasher, ex-ministre jordanien des Affaires étrangères et vice-président de la Carnegie Endowment for International Peace.

« Ces [fractures sociales] sont le problème central. Malheureusement, peu de dirigeants en ont cure. S’ils continuaient à les ignorer, nous pourrions assister à un nouveau Printemps arabe, plus radical et violent que le premier. Personne ne peut dire quand il aura lieu, comme personne n’avait su prédire l’éclosion du premier. Mais le statu quo n’est plus tenable. »

la suite après cette publicité

Rares sont les pays arabes qui ont été épargnés par les soulèvements de 2011. Certains, comme le Maroc, ont promulgué quelques réformes. Mais la plupart en sont revenus aux recettes testées et éprouvées pour museler les populations insoumises : allocations et répression. Mais, au Moyen-Orient, le contrat social traditionnel – subsides de l’État financés par les pétrodollars contre limitation des libertés politiques – s’érode.

C’était mieux avant la révolution, la vie était moins chère, aujourd’hui tout est hors de prix. Et je suis sans travail depuis deux ans

Après une période prolongée de baisse des cours du pétrole, d’instabilité et de stagnation économique, les gouvernements font face à des déficits budgétaires et à une dépendance croissante à la dette extérieure. Ils sont tenus de couper dans les aides publiques, qui ont joué un rôle de filet de protection sociale mais qui engloutissent le tiers des dépenses gouvernementales.

Les experts soulignent que ces réformes étaient très attendues, mais qu’elles sont mises en œuvre dans un contexte volatil caractérisé par l’intensification du sentiment d’injustice au sein d’une population jeune, urbanisée et mieux informée. De nombreux Arabes ont le sentiment que leur vie a empiré depuis 2011. « C’était mieux avant la révolution, la vie était moins chère, aujourd’hui tout est hors de prix. Et je suis sans travail depuis deux ans », explique Mourad Zaabouti.

L’exemple tunisien ?

Ce Tunisien de 34 ans habite avec sa mère et survit grâce à la pension de feu son père. « J’avais foi en la révolution, mais rien n’a changé. » La Tunisie est pourtant le seul pays arabe qui peut prétendre avoir engagé une transition démocratique après les soulèvements de 2011, quand d’autres n’ont connu que des escalades dans la répression. Mais la réussite économique n’a pas accompagné les progrès politiques de la Tunisie, laquelle reste handicapée par un chômage qui touche 25 % des jeunes et par des disparités criantes entre les zones côtières, relativement prospères, et l’intérieur.

En 2016, Tunis a signé un accord avec le FMI pour un prêt de 2,8 milliards de dollars afin de soulager son budget, sous pression. Mais ce prêt était conditionné à la mise en œuvre de réformes douloureuses, dont les mesures d’austérité qui ont causé les manifestations de janvier.

Depuis que le président Abdel Fattah al-Sissi a pris le pouvoir des milliers de personnes ont été arrêtées et 450 sites internet fermés

L’Égypte a emprunté une voie similaire, contractant un prêt de 12 milliards de dollars auprès du FMI moyennant une réduction drastique des subventions aux carburants et la dévaluation de la livre. Ces mesures ont été approuvées par les investisseurs et par les entreprises, mais elles ont fait flamber le prix des produits alimentaires, l’inflation atteignant 30 %.

Quand le gouvernement a voulu réviser son système de subventions du pain, les manifestations l’ont forcé à faire machine arrière. Et si des troubles à grande échelle ont été évités, c’est parce que le régime refermait dans le même temps sa poigne autocratique.

Depuis que le président Abdel Fattah al-Sissi a pris le pouvoir par un coup d’État, en 2013, des milliers de personnes ont été arrêtées et 450 sites internet fermés dans une dynamique que Human Rights Watch décrit comme « la répression sauvage de toute forme de dissidence ».

Le cas saoudien

En Arabie saoudite, le prince héritier a adopté une approche à plusieurs niveaux pour réformer une économie dépendante du pétrole et un système d’allocations « du berceau au cercueil ». Le dauphin de 32 ans a cherché à séduire les jeunes en promettant une société plus tolérante et ouverte. Il a en outre tenté de réduire le déficit fiscal par la diminution des avantages de la fonction publique, l’augmentation des prix du carburant de 127 % et l’instauration d’une taxe sur la valeur ajoutée.

Pourtant, même si toute dissidence a été étouffée, Mohamed Ibn Salman est sur la corde raide. À quelques jours de l’instauration d’une TVA de 5 % et de l’augmentation des prix du carburant, Riyad a anticipé les doléances en octroyant aux employés de l’État une augmentation mensuelle de 267 dollars pendant un an.

Quand bien même l’héritier saoudien atteindrait ses objectifs, la prochaine génération, en compétition pour l’emploi privé, devra modérer ses exigences en matière de salaires et de primes. Selon le FMI, les deux tiers des Saoudiens sont employés par l’État, et la masse salariale du secteur public s’élève à 10 % du PIB.

« Nous arrivons en terre inconnue, explique Khaled al-Dekhayel, ancien professeur de sociologie politique. Si la contraction économique empire, alors tout est possible. Le gouvernement va-t-il tenir compte du sentiment populaire ? C’est possible. Sinon, il pourrait connaître des temps politiques difficiles. »

Un fléau nommé chômage

Pour Ragui Assaad, professeur égyptien de planification et d’affaires publiques à l’université du Minnesota, la région doit ses infortunes à la conjonction de la faiblesse du secteur privé, incapable d’absorber les nouveaux demandeurs d’emploi, et des exigences plus élevées des chômeurs, dont le niveau d’études s’est relevé. « On a cru que le secteur privé deviendrait un pourvoyeur d’emplois de qualité après le recul de l’État. Ce qui n’a tout simplement pas été le cas, commente-t-il.

Les investissements extérieurs ne se sont pas concrétisés, et l’investissement intérieur s’est concentré sur des secteurs très sécurisés, comme l’immobilier, qui ne génèrent pas d’emplois de qualité. » Le BTP compte à lui seul plus d’emplois – souvent informels – que les secteurs des mines, des services et de l’industrie réunis. La population égyptienne a explosé – 96 millions d’habitants aujourd’hui, contre 69 millions en 2000 –, et le nombre de diplômés des universités s’élève à quelque 500 000 par an.

La tâche des gouvernements est d’attirer les investissements dans les secteurs créateurs d’emplois, comme l’industrie

« Éduquer les jeunes gens, c’est aussi élever le niveau de leurs exigences. Et quand ils sont confrontés à l’impossibilité de les satisfaire, cela génère beaucoup de frustration et de colère en eux, poursuit Assaad. Le chômage dans la région n’est pas la conséquence de destructions d’emplois, mais celle de l’impossibilité d’en trouver un premier. Après avoir attendu pendant des années, les aspirants finissent par travailler dans l’économie informelle. »

La répression ne peut que masquer de tels ressentiments, souligne-t-il : « Le risque est que le mécontentement augmente et que se durcisse mécaniquement la répression. »

« Rage populaire »

Le FMI est conscient du danger. En janvier, Christine Lagarde a alerté les pays arabes sur la nécessité d’accélérer les créations d’emploi. « Le mécontentement populaire, qui se manifeste ouvertement dans certains pays, rappelle que des actions plus urgentes encore sont nécessaires », a averti la directrice générale du fonds, soulignant que 27 millions de jeunes allaient entrer sur le marché du travail arabe au cours de ces cinq prochaines années.

La tâche des gouvernements est d’attirer les investissements dans les secteurs créateurs d’emplois, comme l’industrie. Pour faire baisser la pression budgétaire, le FMI préconise des « programmes de protection sociale » plus ciblés, comme la substitution au système des subventions généralisées le versement de primes aux plus démunis.

Mais Muasher, l’ancien ministre jordanien, insiste sur le fait que les réformes économiques ne seront opérantes qu’à condition d’être assorties de changements politiques. « Vous ne pouvez avoir des systèmes autocratiques et espérer en même temps que votre économie progresse, remarque-t-il. Personne ne parle de liberté complète et de démocratie totale du jour au lendemain, mais si l’on exige du peuple plus de sacrifices économiques, il faut alors lui permettre certaines expressions politiques. »

Le maintien du statu quo mènera in fine à de nouveaux désordres, est-il convaincu. « Le degré de colère s’élève constamment… La rage populaire va atteindre un niveau critique. »

« Pain, liberté et justice sociale »

Les subventions ont longtemps été au cœur du contrat social liant les gouvernements arabes autocratiques à leurs administrés : nourriture et énergie bon marché, parfois d’autres avantages, contre abstention politique. Redoutant les explosions sociales, les gouvernements ont rechigné à remanier la formule et ont rogné les subventions avec prudence, souvent sous la pression d’institutions telles que le FMI.

En Égypte, le souvenir des émeutes du pain de 1977 reste vif dans l’esprit des acteurs politiques, qui se méfient depuis des réformes du système des subventions. Ces émeutes étaient la réponse à des mesures d’austérité qui ont conduit à une flambée des prix des denrées de base. Des milliers de gens étaient descendus dans la rue deux jours durant pour manifester violemment leur colère.

Symbole du pain

Le calme n’était revenu qu’après l’intervention de l’armée… et l’annulation des augmentations. On dénombra 80 morts, des centaines de blessés et un millier d’arrestations.

Ces dernières années, l’Égypte a, à de multiples reprises, rogné les subventions à l’énergie afin de réduire son déficit fiscal. Mais les subventions alimentaires ont été maintenues et même étendues pour aider les plus pauvres à faire face à l’inflation.

La cherté du pain s’est révélée être un vecteur de contestation dans d’autres pays de la région. En 1996, des émeutes ont agité les villes du sud de la Jordanie pour gagner la capitale, Amman. La Tunisie a aussi connu de tels épisodes. Mais c’est en Égypte que le pain a été le plus puissant symbole.

Le grand slogan des premiers jours de la révolution était « pain, liberté et justice sociale », un idéal qu’aucun gouvernement arabe n’a encore permis d’approcher.

74 milliards de dollars

C’est la somme que, selon le FMI, les gouvernements du Moyen-Orient ont dépensée en subventions aux produits pétroliers en 2016, soit le quart des subventions à l’énergie dans le mond

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image