Transport aérien : le rêve américain des compagnies africaines
Sur le continent, plusieurs pavillons veulent lancer des vols transatlantiques pour attirer les passagers, de plus en plus nombreux, qui transitent par les hubs d’Europe et du Moyen-Orient. Mais pour y parvenir, ils ont besoin que leurs aéroports investissent lourdement.
«Nous sommes condamnés à y aller un jour. On ne se cantonnera pas à l’Afrique. » Cumulant les casquettes de président de l’aéroport d’Abidjan et d’Air Côte d’Ivoire, le général Abdoulaye Coulibaly ne désespère pas de lancer, le moment venu, sa compagnie à l’assaut du marché américain. « Nous n’avons pas encore les appareils qu’il faut mais c’est dans nos plans », insiste-t‑il.
Comme un avant-goût de cette future aventure long-courrier mûrie pour l’Europe, c’est assisté de son directeur général René Décurey et de nombreux officiels qu’il embarquera le 12 mai prochain dans le premier vol direct Abidjan-New York. S’il prendra place à bord d’un Dreamliner aux couleurs d’Ethiopian Airlines, la ligne sera bien exploitée en partenariat avec Air Côte d’Ivoire. Une alliance commerciale entre compagnies du continent qui augure une petite révolution dans le ciel ouest-africain.
Une ligne vers l’Amérique du Nord
Car si le pavillon ivoirien servait jusque-là de rabatteur à Air France, son partenaire stratégique et actionnaire à 10,8 %, il va maintenant faire de même pour Ethiopian Airlines. Soixante pour cent du trafic de l’aéroport d’Abidjan à destination de l’Amérique passe par Paris (le reste transite par Bruxelles, Istanbul ou bien encore Casablanca) et est capté en majeure partie par Air France. Pour la compagnie française, le coup pourrait être rude à long terme. D’autant qu’Ethiopian, qui possède déjà depuis 2016 une ligne transatlantique à partir de Lomé, entend proposer une offre plus compétitive. Pour le transporteur hexagonal, c’est l’assurance de perdre au moins plusieurs milliers de sièges par an sur la ligne Paris-Abidjan, connue pour être l’une des plus rentables de son réseau.
Le français, qui avait pourtant été sollicité par Air Côte d’Ivoire et Abidjan pour l’ouverture de la ligne, a décliné. De South African Airways à Kenya Airways (toutes les deux en difficulté financière) jusqu’à Delta Airlines – qui réclamait une subvention de 5 millions de dollars (4 millions d’euros), craignant une ligne déficitaire –, plusieurs compagnies avaient ainsi été approchées. Devant la croissance du trafic observée entre la Côte d’Ivoire et les États-Unis, depuis le retour à Abidjan, en 2014 de la Banque africaine de développement (BAD), le gouvernement ivoirien était bien décidé à ouvrir une ligne vers l’Amérique du Nord.
Il y avait en 2016 un flux de 55 000 passagers entre Abidjan et les États-Unis, contre 29 000 il y a quatre ans », indique le directeur général d’Aeria
Pour expliquer leur décision, il suffit d’aligner les chiffres. « Il y avait en 2016 un flux de 55 000 passagers entre Abidjan et les États-Unis, contre 29 000 il y a quatre ans », indique Gilles Darriau, directeur général d’Aeria, la société gestionnaire de l’aéroport. Et comme le révèlent les analyses de trafic effectuées par l’aéroport et leurs extrapolations, tout indique que ce marché regorge d’un potentiel très prometteur, « laissant espérer entre 70 000 et 80 000 passagers en 2019 », poursuit ce dernier.
Outre les 10 000 employés de la BAD, dont beaucoup sont appelés à voyager, les fortes communautés ivoirienne et libérienne installées outre-Atlantique ainsi que les investisseurs et hommes d’affaires américains, que la bonne santé de l’économie ivoirienne ne laisse pas indifférents, pourraient constituer un important réservoir. La ligne devrait par ailleurs attirer de nouveaux voyageurs curieux de découvrir la Grosse Pomme. Bien entendu, prévient Gilles Darriau, cette nouvelle offre en direct (quatre fréquences hebdomadaires) n’enlèvera pas à celle d’Air France ou de Brussels Airlines leur principale qualité : celle d’être quotidienne.
Une menace sur les compagnies d’Europe et du Moyen-Orient
Mais l’offensive africaine fait bel et bien peser une nouvelle et importante menace sur les compagnies d’Europe et du Moyen-Orient. Selon les chiffres communiqués par l’Association internationale du transport aérien (Iata), 431 971 passagers en transit entre l’Amérique et l’Afrique sont passés par Charles-de-Gaulle en 2017 (326 824 en 2012).
De même pour sa concurrente belge, filiale de Lufthansa, dont la croissance du trafic africain avait poussé en 2012 au lancement des vols transatlantiques, qui n’étaient plus assurés depuis la fin de la Sabena. « Nous pensions qu’il fallait développer l’Atlantique Nord pour booster l’Afrique », se souvient Philippe Saeys-Desmedt, vice-président des ventes pour l’Afrique de Brussels Airlines, qui puise de nombreuses réserves de passagers en Ouganda, au Rwanda, au Cameroun, en Sierra Leone et au Ghana. Alors que 85 % de sa flotte long-courrier est dévolue au continent africain, 28 % de ses passagers transatlantiques se rendent en Afrique. « Quatre-vingts pour cent de notre clientèle libérienne se rend aux États-Unis », ajoute le dirigeant belge.
Peu de compagnies américaines
Pour les compagnies africaines, c’est l’occasion de récupérer un peu du trafic international du continent qui est capté à 80 % par des compagnies non africaines. Selon les chiffres de l’Iata communiqués à JA, le trafic Afrique-Amérique du Nord est passé entre 2012 et 2017 de 2 969 155 passagers à 3 712 343 passagers. « Nous prévoyons une croissance annuelle de 6,8 % du trafic total entre l’Amérique du Nord et l’Afrique dans les vingt prochaines années, ce qui est bien au-delà de la moyenne globale de 3,6 % sur la même période », déclare-t‑on au sein du syndicat mondial des compagnies aériennes.
En pointe sur les vols transatlantiques, la compagnie, née il y a soixante-dix ans d’un joint-venture avec la défunte TWA, s’apprête à ouvrir en juin sa cinquième desserte nord-américaine, à Chicago (après New York, Washington, Los Angeles et Toronto). Si le créneau est à ce point prometteur pour les pavillons africains, c’est parce que les compagnies américaines sont quasi absentes sur ces trajets en dehors de Delta Airlines, présente à Dakar, Accra et Lagos depuis Atlanta et New York.
Plus de 40 multinationales américaines sont établies à Nairobi, ville qui abrite aussi des agences de l’ONU, détaille le directeur commercial de Kenya Airways
Grâce à un vivier appréciable d’étudiants et d’expatriés marocains, Royal Air Maroc réalise aussi de belles performances sur Montréal. Destination dont les taux de fréquentation ravissent aussi les dirigeants de Tunisair, qui prévoient d’ajouter cette année un Tunis-New York. Et si Delta relie déjà New York à Dakar, Air Sénégal a également inclus la liaison transatlantique comme un levier de sa rentabilité future. Plus à l’est, Kenya Airways (dont Air France-KLM possède 7,8 %) prépare aussi sa riposte à l’offensive d’Ethiopian Airlines avec l’ouverture, le 28 octobre 2018, de sa liaison Nairobi-New York, un trajet de plus de quatorze heures.
Dans son viseur, des clientèles à haute valeur ajoutée, avec les segments corporate ainsi que les touristes américains fortunés adeptes des safaris. « Plus de 40 multinationales américaines sont établies à Nairobi, ville qui abrite aussi des agences de l’ONU », détaille Vincent Coste, directeur commercial de Kenya Airways qui prévoit aussi d’ouvrir des lignes vers les « îles Vanille » (comme Maurice en juin 2018) pour assurer le transit de cette clientèle touristique depuis les États-Unis. Alors qu’il a constaté une hausse de 40 % du trafic entre les États-Unis et le Kenya en deux ans, il en fait même un instrument de relance de la compagnie, qui restructure actuellement ses 267 millions de dollars de dettes et est en quête de nouveaux investisseurs.
Nairobi-New York, une ligne prometteuse
« C’est plus de 100 millions de dollars que générera à terme la ligne Nairobi-New York, elle apportera 10 % de revenus supplémentaires à la compagnie, qui réalise actuellement entre 800 et 900 millions de dollars de chiffre d’affaires », poursuit Vincent Coste. Elle détient avec son futur vol non-stop un avantage majeur par rapport à son challenger éthiopien. L’altitude de l’aéroport d’Addis-Abeba contraint les appareils de ce dernier à ne pas décoller avec les réservoirs complètement remplis, et donc à effectuer une étape de ravitaillement en route…
Reste que la concrétisation de ces stratégies américaines demeure suspendue à l’obtention des certifications nécessaires auprès de la Transportation Security Administration et à la conformité des aéroports aux exigences de sûreté des États-Unis.
Il n’est pas dit que tous les aéroports acceptent d’adopter ces mesures de sûreté eu égard au coût que peut représenter la couverture de l’Amérique du Nord, estime Kanka-Malik Natchab
En 2009, Delta Airlines avait tenté en vain d’ouvrir un Nairobi-Atlanta. Obtenir les autorisations idoines nécessite de lourds investissements dans de nouveaux équipements. Abidjan avait dû dépenser 23 milliards de F CFA (35 millions d’euros) pour se mettre aux normes.
« Il n’est pas dit que tous les aéroports acceptent d’adopter ces mesures de sûreté eu égard au coût que peut représenter la couverture de l’Amérique du Nord », estime Kanka-Malik Natchaba, ex-directeur général de la société aéroportuaire de Lomé-Tokoin. « Même si, en fin de compte, conclut-il, cela aide à progresser et permet à l’aéroport tout entier d’en profiter. »
À Dakar, des inspecteurs américains durant la construction de l’AIBD
Alors que les activités de l’aéroport Léopold-Sédar-Senghor ont été transférées à l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD) le 7 décembre 2017, c’est durant toute la période de construction que les agents de la Transportation Security Administration (TSA) ont accompagné les autorités et le consortium Summa-Limak, gestionnaire de l’aéroport, et ont visité les installations.
« Ce qui a rendu l’audit final assez facile », explique Alassane Ndiaye, directeur technique de l’AIBD, dont la certification a été obtenue en novembre 2017. La TSA assure et subventionne des programmes de formation d’employés de l’aéroport, toute l’année, sur place ou aux États-Unis. De quoi répondre aux exigences spécifiques des autorités américaines en vigueur depuis les attentats du 11 septembre 2001.
Casablanca, parmi les quatre routes les plus fréquentées
En 2016, d’après les chiffres de l’Association internationale du transport aérien, la capitale économique marocaine figurait deux fois dans le classement des quatre premières destinations africaines les plus fréquentées. Juste après la route Le Caire-New York (148 097 passagers), la route Casablanca-Montréal transportait 136 394 passagers, connaissant une croissance de 19,25 % en un an. Quant à la route Casablanca-New York (106 254 passagers), elle arrivait juste derrière la route Addis-Abeba - Washington (112 053 passagers).
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