Livres : enfances engagées
Pour lutter contre la misogynie, le racisme, l’intolérance, il faut commencer tôt. De nombreux éditeurs font le pari de textes subtilement politiques pour les plus petits comme pour les adolescents. Notre sélection de livres récents.
• « Moins que rien », d’Yves-Marie Clément : deux haïtiens dans l’histoire
C’est l’histoire d’une rencontre sur l’île d’Haïti. Celle d’Éliette, une petite « lapourça » – nom donné, de nos jours, à ces filles livrées à des maîtres sans scrupule –, et de Jean-François-Adrien, un esclave de maison qui vit à l’époque où la « perle des Antilles » porte encore le nom de Saint-Domingue, au XVIIIe siècle.
Cette rencontre est, évidemment, de l’ordre du fantastique. Car c’est la toile d’un « tableau magique » qui fait office de brèche temporelle. Dans ce roman où Yves-Marie Clément convoque quelques éléments d’un imaginaire propre au conte haïtien, une révolte des esclaves de Saint-Domingue – menée par le prêtre vaudou Dutty Boukman – et la rébellion d’une petite servante se font écho. La domestique et l’esclave de maison voient ainsi leurs destins liés par une même quête de liberté.
On regrette que l’auteur, sans doute fasciné par la grande Histoire qu’il narre et par la dimension sociale contemporaine qu’il dépeint en filigrane, ne soit pas plus subtil dans l’énumération des références et nous livre un récit dont la dimension pédagogique comprime parfois les ressorts imaginaires.
K.T.
• « Non aux fous de Dieu » : un Kabyle face à l’obscurantisme
« Lounès Matoub est tombé dans une embuscade, le 25 juin 1998, à 13 h 45, au lieu-dit Tala Bounane, sur la route de Taourirt-Moussa », écrit Bruno Doucey à la fin de son livre Lounès Matoub. Non aux fous de Dieu. Taourirt-Moussa, c’est le village de naissance du chanteur mort sous les balles de… de qui, au fait ? Peut-être de l’unité moudjahid d’un certain Hassan Hattab. Pas sûr.
« Dans les semaines qui ont suivi, aucune enquête sérieuse n’a été diligentée pour connaître les circonstances exactes de sa mort. Aucune analyse balistique. Pas de reconstitution des faits. Rien. Les assassins de Matoub n’ont jamais été arrêtés ni jugés. À l’heure qu’il est, ils courent toujours, sans que l’on puisse dire avec certitude si ce crime est imputable aux terroristes islamistes ou au pouvoir. »
D’une écriture simple et sensible, Bruno Doucey brosse le portrait d’un artiste algérien engagé corps et âme. « Je suis de la race des guerriers, disait-il. Ils peuvent me tuer, mais ils ne me feront jamais taire. » Il avait raison : ses chansons résonnent encore, bien au-delà de la Kabylie.
N.M.
• « Alphonse, le lion qui ne pleure jamais » : les larmes du roi
« Loin, dans la savane, vivait un lion appelé Alphonse. […] Alphonse ne pleurait jamais. Ni lorsqu’il était malade, ni quand il était en colère, ni même lorsqu’il était triste. » Il faut une trentaine de pages à l’auteure, Yeshil Kim, dans une parabole animalière assez maligne, pour nous expliquer qu’être sensible n’est pas synonyme de lâcheté. Et que même un roi (des animaux) qui pleure peut être pris au sérieux.
Mais lorsque l’on demande à Luna, « 2 ans et demi, bientôt 3 ans », fille de l’auteur de l’article, ce qui lui plaît dans ce livre, elle répond sans l’ombre d’une hésitation : « Oh le lion ! Oh la girafe ! » C’est donc côté illustrations que le bouquin touche les plus petits.
Anna Ladecka, formée aux beaux-arts à Varsovie (ville cotée dans le petit monde de l’illustration et du film d’animation), a imaginé une jungle saturée de couleurs. À coups de découpages, de crayons, d’encre, de croquis numériques, elle donne vie à un bestiaire bigarré et fascinant – lion doté d’une afro rouge vif, gorille jaune citron, rhinocéros aux yeux bleus, probablement sous LSD. Luna, notre experte, en redemande.
L.P.
• « Le Petit prince de Calais » : un Érythréen face à la Manche
Journaliste et auteur de nombreux textes pour enfants, Pascal Teulade a passé du temps dans la « jungle » de Calais (France) avec l’ONG Médecins du monde. Il en est revenu lourd du poids de l’inaction et, surtout, des souffrances de ceux qui espèrent une vie meilleure par-delà la Manche. Sa meilleure arme étant sa plume, il a écrit un livre pour les enfants que les parents auraient tort de ne pas lire.
L’histoire qu’il raconte dans Le Petit Prince de Calais est celle de Jonas, Érythréen envoyé vers l’Europe par sa famille pour échapper à l’armée de son pays. Lui qui rêve de devenir pêcheur va se retrouver coincé sous un abri de fortune, dans les dunes face à la mer, ne pouvant faire confiance à personne, ne pouvant compter sur personne.
Un texte épuré, tragique, où, par touches légères, Pascal Teulade pointe l’égoïsme occidental. Comme dans ce dialogue d’adolescents français à propos de Jonas, qu’ils voudraient aider :
« Mince, on ne lui a pas apporté les chaussures !
Anémone pesta.
– Moi, j’ai regardé dans mon placard mais j’ai des pieds trop petits. Vous exagérez les gars ! Vous auriez pu donner une de vos paires.
– Tu rigoles… Je n’en ai que trois ! »
Beaucoup se reconnaîtront, capables d’émotions, mais pas plus. Tous les droits de ce livre sont reversés à Médecins du monde.
N.M.
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