Côte d’Ivoire : pour qui votent les planteurs ?

À quelques mois des élections locales et à deux ans de la présidentielle, les grands partis se disputent un électorat de taille : les 800 000 producteurs de café et de cacao.

Récolte du cacao à Agboville, à 70 km au nord d’Abidjan. © José Cendon/Bloomberg via Getty Images

Récolte du cacao à Agboville, à 70 km au nord d’Abidjan. © José Cendon/Bloomberg via Getty Images

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Publié le 17 avril 2018 Lecture : 7 minutes.

Récolte du cacao à Agboville, à 70 km au nord d’Abidjan. © José Cendon/Bloomberg via Getty Images
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Côte d’Ivoire : les planteurs, un électorat courtisé

Victimes de la chute des cours, les 800 000 producteurs de café et de cacao sont à bout. Les grands partis l’ont bien compris et les courtisent déjà. À quelques mois des élections locales et à deux ans de la présidentielle, l’enjeu est de taille.

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Depuis ses plantations de l’est du pays, Stéphane Boua se lamente. Cela fait maintenant huit semaines que son café est bloqué dans le port d’Abidjan : 240 tonnes qu’il ne parvient pas à exporter, soit des dizaines de millions de F CFA de revenu en suspens. « Je multiplie les coups de fil, mais personne n’accepte de prendre notre marchandise », s’agace ce quadragénaire, président d’une coopérative de 700 planteurs de la région d’Abengourou.

Peu lui importent les raisons de ce blocage – les problèmes de tarifs douaniers avec l’Algérie, le manque de bateaux, la production plus importante que prévu – et les messages optimistes des autorités. « On nous demande d’être patients, mais ce n’est plus possible, martèle-t-il. L’année dernière, il y avait des problèmes avec le cacao, cette année, c’est le café. Nous, les planteurs, nous sommes fatigués ! »

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Depuis un an, la grogne se fait entendre dans les campagnes ivoiriennes. En avril 2017, répercutant la forte chute des cours mondiaux du cacao, le gouvernement a baissé le prix d’achat des fèves aux planteurs de 35 %, le faisant passer de 1 100 à 700 F CFA le kilo (de 1,70 à 1,10 euro) après cinq années consécutives de hausse. Un coup dur qui a ravivé des rancœurs. Appels à la grève, manifestations… Les syndicats donnent de la voix. S’estimant « oubliés », ils rappellent les heures de labeur dans la chaleur, les chemins de terre abîmés chaque jour arpentés, les nombreux villages encore dépourvus d’électricité, si loin du développement des quartiers cossus d’Abidjan.

Les campagnes ivoiriennes en colère

Un mécontentement pris très au sérieux au plus haut niveau de l’État. « Les planteurs sont une préoccupation majeure du gouvernement. La baisse des prix du cacao a été une décision difficile à prendre. Je me souviens de l’émotion du président », se rappelle un ministre du gouvernement. Face aux défaillances et pour calmer la fronde, Alassane Ouattara a limogé Massandjé Touré-Litsé, la directrice générale du Conseil café-cacao, l’instance de régulation du secteur, en août 2017. Il a également fait une priorité du rapprochement avec le Ghana : s’entendre sur la fixation des prix du cacao doit permettre aux deux premiers producteurs mondiaux de peser face aux spéculateurs.

Une volonté qui s’est concrétisée, le 26 mars, avec la signature de la « déclaration d’Abidjan » par Alassane Ouattara et Nana Akufo-Addo. Selon ses proches, pas un jour ne passe sans que le chef de l’État ivoirien ne scrute les cours mondiaux du cacao – cet or brun sur lequel repose une importante partie de l’économie (le secteur concentrerait deux tiers des emplois directs et indirects), mais aussi l’avenir politique du pays. Les 800 000 planteurs de café-cacao font vivre tout autant de familles ivoiriennes. Dans un pays qui compte 6,3 millions de votants, cela n’est pas rien.

Lors de chaque campagne, Abidjan est déserté, tout le monde part en brousse, car c’est là que se trouvent les voix

Éclaté aux quatre coins du pays et difficile à appréhender, cet électorat est choyé par les grands partis. Alors que les élections municipales et régionales doivent se tenir avant la fin de l’année, il y a fort à parier qu’un exil d’un genre particulier va se produire dans les prochains mois. « Quasiment aucun maire, aucun député, ne vit dans sa circonscription. Beaucoup n’y vont jamais… sauf avant les élections. Lors de chaque campagne, Abidjan est déserté, tout le monde part en brousse, car c’est là que se trouvent les voix », reconnaît un cadre du Rassemblement des républicains (RDR), le parti au pouvoir.

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« Les planteurs votent essentiellement sur des critères corporatistes, ils défendent leurs intérêts, et leur intérêt, c’est le prix de vente du café et du cacao », analyse Francis Akindès, professeur de sociologie à l’université de Bouaké. Nul ne s’est réellement étonné lorsque le prix symbolique et inédit de 1 000 F CFA par kilo de cacao a été annoncé par le gouvernement début octobre 2015… soit moins d’un mois avant la présidentielle.

 Un rôle de relais entre politiques et paysans

« Si les planteurs sont aussi importants, c’est parce qu’ils sont des rouages clés, poursuit Francis Akindès. Ils ont longtemps joué le rôle de relais entre les politiques et le monde paysan. » Une place à part sacralisée dès l’indépendance du pays, quand un important planteur, Félix Houphouët-Boigny, prend la tête de la Côte d’Ivoire. À travers lui, c’est toute une profession qui accède au sommet de l’État : le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) est l’héritier du Syndicat agricole africain, né pour défendre les droits des planteurs contre l’exploitation des colons.

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S’il était autrefois acquis à ce PDCI, le vote des planteurs est aujourd’hui farouchement disputé. « Dès la campagne de 1990, Laurent Gbagbo leur avait dit : “Le système en place vous vole. Si j’accède au pouvoir, je fixerai le prix bien plus haut !” Houphouët a tout de suite pris la mesure de cette promesse, il fallait riposter », se souvient Ally Coulibaly, aujourd’hui ministre de l’Intégration. Depuis, la bataille n’a fait que s’intensifier.

Des voix précieuses pour Alassane Ouattara

Après l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo, c’est Alassane Ouattara qui tente de conquérir cet électorat. Le président socialiste, qui se présente comme « l’homme du peuple », a en effet gagné du terrain, arpentant le pays et séduisant beaucoup de planteurs, notamment dans l’Ouest. Il peut compter sur l’agacement des populations locales face à l’arrivée de travailleurs venus cultiver le cacao. Des voix qui lui ont été précieuses pour remporter la présidentielle de 2000. Mais après les accords de Marcoussis, en 2003, Alassane Ouattara obtient le ministère de l’Agriculture et le confie à l’un de ses plus proches, Amadou Gon Coulibaly, aujourd’hui Premier ministre.

Pendant tout ce temps, le PDCI, lui, a délaissé les planteurs. « En 2015, plusieurs de leurs représentants soutenaient la candidature d’Amara Essy. Lorsque celui-ci a jeté l’éponge, certains étaient un peu désorientés, comme Bilé Bilé, président de la coordination des planteurs. Nous l’avons tout de suite contacté et avons organisé une rencontre avec Amadou Gon Coulibaly pour obtenir son soutien, confie un cadre du RDR. Il ne fallait pas le laisser se rapprocher d’autres candidats. »

Il est temps que le PDCI revienne et qu’un planteur reprenne la tête de l’État !

Forte tête, Bilé Bilé s’est depuis éloigné du parti présidentiel pour devenir ces derniers mois l’un des meneurs de la contestation. « Nous avons été exclus de tous les organes de décision, ce gouvernement prétend faire notre bonheur à notre place, mais il n’y parvient pas. Il est temps que le PDCI revienne et qu’un planteur reprenne la tête de l’État ! » s’exclame-t-il. Bilé Bilé ne cache pas sa préférence pour une candidature d’Henri Konan Bédié à la présidentielle de 2020. Le chef du PDCI est aussi propriétaire de dizaines d’hectares de plantations autour de son fief de Daoukro et dans le sud du pays.

Alors que la tension monte entre le RDR et le PDCI, ce dernier a lancé une offensive pour reconquérir les campagnes ivoiriennes. Il y avait urgence : la décision de ne pas présenter de candidat PDCI en 2015 avait démobilisé les militants. Et après l’élection, le parti s’est révélé bien plus faible que son allié RDR au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). L’alarme a été sonnée en décembre 2016, lors des législatives : dans l’intérieur du pays, plusieurs candidats PDCI qui se présentaient en indépendant ont été élus face aux candidats « officiels ».

Nous nous sommes rendu compte que nous avions oublié nos militants et qu’il fallait y remédier dans l’optique de 2020

Daoukro, le fief du chef, en a été le cinglant symbole. Olivier Akoto, militant PDCI mais candidat indépendant, l’a emporté après des années de campagne de terrain. « Il faut que chacun comprenne que l’on ne pourra plus donner de consignes de vote de loin. Ce temps-là est terminé. Pendant des années, j’ai été aux côtés des jeunes planteurs, je leur ai offert engrais, machettes, brouettes, c’est comme ça que j’ai fini par gagner », raconte le député.

« Nous nous sommes rendu compte que nous avions oublié nos militants et qu’il fallait y remédier dans l’optique de 2020 », reconnaît un membre de la direction du PDCI. La stratégie est arrêtée lors d’une réunion rassemblant les plus hauts cadres du parti pendant quarante-huit heures, début avril 2017, à Bingerville. Elle commence à porter ses fruits auprès de certains représentants des planteurs, grisés à l’idée que l’un d’eux puisse reprendre les rênes du pays depuis qu’Henri Konan Bédié a asséné que le PDCI aurait bien un candidat en 2020.

Une force importante peu organisée

Un point au centre des crispations avec Alassane Ouattara, sur lequel le vieux Sphinx ne veut pas transiger. « Avec le RHDP, nous nous sommes fait avoir. Nous avons été gaou une fois, mais nous ne serons pas deuxième gaou ! » jure Christophe Douka, le président du Syndicat national des producteurs individuels de café et de cacao en Côte d’Ivoire (Synapricc-CI). « En 2020, nous voterons PDCI, comme notre chef le dit, s’exclame-t-il. Si nous nous levons, nous sommes assez nombreux pour faire basculer le match. Nous sommes les maîtres du jeu. »

Encore faut-il être unis et mobilisés. « Les planteurs représentent, en théorie, une vraie force. Mais le plus clair du temps, elle s’ignore et manque d’organisation pour réellement peser », explique le professeur Akindès. Dans les plantations d’Abengourou, c’est en effet la désillusion qui domine.

« Aux dernières élections, la plupart des membres de la coopérative ont préféré ne pas aller voter, se souvient Stéphane Boua. Les politiques sont tellement loin de nous que l’on ne sait même plus à quoi cela sert. On leur dit que la vie est dure, mais personne ne nous entend. » Il ne sait pas s’il se déplacera lors des municipales et des régionales. À deux ans de la présidentielle, ces scrutins locaux, toujours très disputés, auront valeur de test pour les principaux partis. Chacun saura alors si, cette année, le cacao est doux ou amer.

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