En Algérie, la santé a mauvaise mine

Médecins résidents en colère, patients mal ou pas soignés, manque d’infrastructures, défaillances structurelles… Le système de santé va mal. Pourtant, les remèdes existent. Diagnostic et prescription.

Manifestation d’internes devant la Grande Poste d’Alger, le 12 février. © SAMIR SID

Manifestation d’internes devant la Grande Poste d’Alger, le 12 février. © SAMIR SID

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Publié le 16 avril 2018 Lecture : 8 minutes.

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Algérie : c’est grave docteur ?

Malgré la répression du gouvernement, le mouvement de grèves des médecins résidents ne faiblit pas en Algérie. Et pour cause, le système de santé connaît de nombreuses défaillances. Enquête.

Sommaire

Dans cet hôpital d’une ville des Hauts Plateaux où elle a été affectée en juin 2017 pour y effectuer son service civil – une obligation pour tout médecin algérien avant la remise officielle de son diplôme –, Amina se tourne les pouces à longueur de journée. Construit durant la colonisation, cet établissement public ne dispose pas d’un service d’oto-rhino-laryngologie, où Amina est censée exercer sa spécialité en chirurgie.

« Il n’y a ni bloc opératoire ni personnel médical pour faire tourner ce service, soupire la jeune femme de 33 ans. Faute de travail, je tourne en rond, je fais du sport, je lis ou je surfe sur le Net. Je fais même parfois dix gardes par mois… en attendant la fin du purgatoire. »

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Après douze années d’études, Amina touche un salaire mensuel de 130 000 dinars (primes de gardes de nuit comprises), soit l’équivalent de 919 euros. Originaire d’Alger, elle a dû attendre plus de sept mois avant que l’administration hospitalière lui attribue un logement de fonction. Des collègues attendent encore qu’un toit se libère pour être logés.

Grève des médecins résidents

Passionnée par son métier, Amina ne compte pas pour autant faire de vieux os dans cette ville de 20 000 habitants réputée pour ses hivers rudes et ses étés caniculaires. Une fois son service civil accompli, cette chirurgienne quittera le secteur public pour ouvrir une clinique ou encore s’associer avec un confrère. Parents et proches la pressent de quitter l’Algérie pour monnayer ses compétences, comme des milliers de compatriotes médecins, en Europe, en Amérique du Nord ou au Moyen-Orient. Bien que la tentation soit parfois grande, elle ne se résout pas à cette perspective. Du moins pour le moment. « Quel gâchis, après tant de labeur et de sacrifices ! maugrée-t-elle. C’est démotivant, injuste et frustrant. »

Si Amina ne participe pas au mouvement de grève déclenché le 17 novembre 2017 par des médecins résidents pour réclamer la réforme du service civil, la dispense du service militaire et l’amélioration de leurs conditions de travail, elle se reconnaît dans leurs revendications et partage le diagnostic que ces futurs docteurs posent sur leur système de santé. Les Algériens n’ont pas attendu cette grève, qui dure depuis presque cinq mois, pour découvrir l’état peu reluisant de la santé publique. Il faut dire que la litanie des reproches, griefs et critiques est interminable.

Mais ce mouvement de protestation (à l’heure où nous publiions ces lignes, aucun accord n’avait été trouvé entre les grévistes et le gouvernement), qui a fait parfois l’objet d’une répression aussi violente qu’inutile, a permis de braquer les projecteurs sur l’exercice de la médecine en Algérie, l’état des hôpitaux, l’accueil des patients ou encore les carences en matière de soins et de prise en charge des malades.

Les frais de soins sont remboursés à 100 % dans le public, mais la qualité de la prise en charge des malades laisse à désirer. © nureldine fayez/AFP

Les frais de soins sont remboursés à 100 % dans le public, mais la qualité de la prise en charge des malades laisse à désirer. © nureldine fayez/AFP

Le système de santé publique n’est plus en mesure de fournir des prestations à la hauteur des exigences des populations

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Les témoignages et les récits rapportés par des médecins résidents dans les médias et sur les réseaux sociaux permettent de mieux saisir l’ampleur du malaise, car le diagnostic émane de l’intérieur même des établissements hospitaliers. « Le système de santé publique n’est plus en mesure de fournir des prestations à la hauteur des exigences des populations », constatait sobrement le Dr Mohamed Bekkat Berkani, président du Conseil national de l’ordre des médecins. Pourtant, les indicateurs liés au système de santé reflètent à première vue un réel progrès dans la qualité de la prise en charge du malade.

Au cours des dix dernières années, l’État a alloué 27,9 milliards de dollars au ministère de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière. D’importants investissements publics et privés ont été réalisés dans des structures sanitaires et pharmaceutiques. L’espérance de vie, inférieure à 50 ans à l’indépendance, est passée à 75 ans, les frais de soins sont remboursés à 100 % par la sécurité sociale, et la population, qui passera à 50 millions d’habitants à l’horizon 2030, continue de bénéficier du système de médecine gratuite mis en place en 1974, à l’époque de l’Algérie socialiste.

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Bref, des moyens colossaux ont été débloqués par l’État. En pure perte ! Car la réalité est à ce point calamiteuse par endroits qu’on entend souvent les Algériens qualifier leurs hôpitaux de « mouroirs ». « Les coupes budgétaires récentes en raison de la crise économique, la stagnation des salaires, les besoins de soins en constante progression, un lourd carcan administratif à l’origine de très nombreux dysfonctionnements, le départ des jeunes générations de médecins et d’infirmiers vers le secteur libéral ou à l’étranger, tout cela a mis à mal la vieille dame généreuse qu’est la médecine algérienne », constate le professeur Farid Haddoum, chef du service de néphrologie à l’hôpital Mustapha-Pacha.

Exil des personnels médicaux

Deux phénomènes alimentent le déficit de confiance des Algériens dans leur système de santé. Il y a d’abord l’exil des personnels médicaux. Selon des chiffres crédibles, 4 800 médecins et entre 10 000 et 15 000 autres praticiens algériens exercent aujourd’hui dans des hôpitaux français, tandis que des milliers d’autres se sont installés aux quatre coins de la planète. Or le coût de la formation de ces contingents qui ont fui entre 1996 et 2006 s’est élevé à plus de 40 milliards de dollars ! En outre, beaucoup d’autres songent à partir. « Il y a une espèce de désespérance ambiante qui pousse les gens à s’expatrier », dit le Dr Bekkat Berkani.

L’autre phénomène qui nourrit la colère des Algériens, faisant naître chez eux le sentiment qu’il existe deux « collèges » pour les soins, est l’habitude prise par les dirigeants de se faire soigner à l’étranger. Les fréquents séjours du président Bouteflika dans des hôpitaux en France ou en Suisse pour des soins et un suivi médical permanent sont d’ailleurs perçus comme la preuve de l’échec de la réforme sanitaire qu’il a lui-même annoncée. « On a construit l’hôpital militaire d’Aïn Naadja afin d’en faire un Val-de-Grâce version algérienne pour que finalement nos dignitaires prennent l’avion pour Paris au moindre bobo, peste Salah, néphrologue à Msila, à 240 km au sud d’Alger.

Avec l’argent dépensé pour la Grande Mosquée d’Alger [1,5 milliard de dollars], on aurait pu construire cinq hôpitaux de la taille de celui d’Aïn Naadja. Dans l’établissement où j’exerce depuis presque deux ans, nous avons deux réanimateurs, sans bloc, ni salle de réveil, ni service, ni drogues. Ils traînent à longueur de journée les mains dans les poches. Si je trouve la moindre brèche, je quitte le pays sans l’ombre d’une hésitation. »

Une santé à deux vitesses

Inutile de tenter de ramener au bercail ceux qui sont partis, explique le Dr Bekkat Berkani, mieux vaut plutôt retenir ceux qui sont restés. Or pour convaincre un médecin de ne pas s’exiler, il faut lui donner ou lui redonner confiance dans son métier, faire en sorte qu’il l’exerce dans de bonnes conditions, s’y épanouisse et dispense des soins de qualité. Comment faire ?

Le système de santé doit aujourd’hui s’adapter à deux transitions concomitantes, constate le think tank local Nabni dans un rapport de prospective. La première est démographique, la seconde, épidémiologique. La croissance rapide de la population algérienne – une moyenne de 1 million d’habitants par an – ainsi que la persistance de certaines maladies transmissibles, l’augmentation alarmante de pathologies chroniques, de maladies graves et lourdes ainsi qu’une forte prévalence des accidents de la route nécessitent d’importants investissements financiers et humains et imposent une évolution structurelle du système.

L’accès inégal aux soins en raison du positionnement géographique des populations et l’implantation déséquilibrée des infrastructures hospitalières à travers le territoire national laissent croire à l’existence d’une santé à deux vitesses. Une couverture médicale et sanitaire équitablement répartie soulagerait les populations du pays profond et désengorgerait les structures principalement établies sur le littoral et dans les grandes villes du Nord.

Le service civil au centre de la discorde

D’où la mise en place du fameux service civil, qui constitue la véritable pomme de discorde entre les résidents et les autorités. « On ne peut pas demander à un médecin qui vit à Alger d’aller dans les Hauts Plateaux ou dans le Sud sans lui offrir des conditions de travail, de séjour et une rémunération attrayantes », observe le Dr Bekkat Berkani. La construction de nouvelles infrastructures ainsi que l’amélioration des conditions de travail ne suffisent pas.

Grands professeurs et spécialistes préconisent une meilleure formation des médecins en fixant des critères d’accès à la fonction médicale plus rigoureux. La remise en fonctionnement du parc d’équipements à l’arrêt dans les hôpitaux, le retrait du matériel obsolète, la formation des techniciens supérieurs chargés de ces équipements et l’amélioration de la gestion desdits équipements via la sous-traitance par des entreprises privées, tout cela permettrait aux praticiens de prendre en charge les malades dans de bonnes conditions.

Une réduction du coût des soins et des consultations dans le privé au profit des catégories sociales démunies est par ailleurs devenue un impératif. Face aux pénuries d’équipements dans le public, aux lenteurs et aux tracasseries administratives, de plus en plus de patients se tournent en effet vers le privé, où un simple scanner peut coûter jusqu’à 18 000 dinars, soit l’équivalent du smig.

Plus on tarde à trouver des solutions, plus on fabrique des candidats à l’exil

Faute de ressources financières, des malades renoncent aux soins ou se tournent vers des médecines parallèles ou au rabais. « En augmentant le remboursement par la sécurité sociale des scanners ou des analyses biologiques à des niveaux plus en rapport avec les coûts réels, on permettrait à un nombre plus important de malades d’accéder à ces prestations indispensables à une médecine de qualité », préconisent les experts de Nabni.

Ces réformes, si tant est qu’elles sont menées en concertation avec les professionnels du secteur, redonneraient assurément confiance dans les soins dispensés par les établissements hospitaliers du pays, mais elles mettront un certain temps à produire des résultats tant le système de santé déraille.

« On est malade de voir des gens souffrir ou mourir à cause de toutes ces défaillances, souffle Amina. Ce n’est pas la qualité du médecin algérien qui est en cause, auquel cas ses compétences ne seraient pas recherchées en France, en Europe, à Québec ou à Dubaï. C’est tout l’environnement dans lequel il évolue avec son patient qui pose problème. Plus on tarde à trouver des solutions, plus on fabrique des candidats à l’exil. Et qu’est-ce qu’un pays sans vrais et bons médecins ? »

Des chiffres qui parlent

Budget santé 2018 : 3,3 milliards de dollars

77 245 lits, dont 5 475  dans le privé

15 centres hospitalo-universitaires (CHU)

187 établissements hospitaliers privés

204 établissements hospitaliers publics

1 médecin généraliste pour 1 118 habitants

1 pharmacie pour 3 467 habitants

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