Maroc : quel Rif demain ?
À l’ouest, Tanger, la perle du détroit, et sa petite sœur, Tétouan, riches et adulées. À l’est, Al Hoceima, pauvre et marginalisée. Si toutes trois forment désormais une seule région, elles n’ont clairement pas connu le même destin. Comment les unifier ?
Maroc : le paradoxe du Nord
A l’ouest, Tanger et sa petite sœur Tétouan, symboles d’une mondialisation heureuse. A l’est, Al Hoceima, longtemps oubliée du développement. Si toutes trois dorment désormais dans le même lit administratif, les premières finiront-elles par réveiller l’arrière-pays rifain ?
Le Rif a deux visages. L’occidental d’abord, symbolisé par sa capitale, Tanger, ville à la fois mythique et moderne. Son passé – multimillénaire, international, cosmopolite, sulfureux et intello – a fait de la « perle du détroit » le lieu de villégiature d’une jet-set internationale moins bling-bling et beaucoup plus « arty » que celle de Marrakech. Les écrivains et les jazzmen continuent de fantasmer le Tanger de la Beat Generation et de s’émerveiller du nouvel éveil économique et culturel de cette belle, endormie pendant plus de vingt ans jusqu’au début des années 2000.
Car Tanger ne se coule pas douillettement dans la nostalgie de son histoire. Elle est résolument tournée vers l’avenir. Après l’avènement de Mohammed VI, qui a entamé une réconciliation avec la région – punie par Hassan II après la révolte de 1958-1959 –, la métropole du Nord est devenue le deuxième pôle industriel du royaume après Casablanca, et sa vitrine économique.
Mégaprojets et métamorphose
Depuis 2000, l’État – et surtout le roi – ne lésine pas sur les investissements et les mégaprojets. Entre 2013 et 2017, la ville a bénéficié d’un plan de développement « intégré, équilibré et inclusif », Tanger Métropole, doté d’une enveloppe de 7,5 milliards de dirhams (660 millions d’euros). Et la métamorphose est impressionnante.
L’agglomération dispose désormais de zones franches qui attirent chaque année des dizaines d’entreprises (Tanger Med Zones). Elle héberge la plus grande chaîne de production automobile du continent (celle du français Renault) et le premier parc de production d’énergie éolienne. Son complexe portuaire, Tanger Med, devenu le premier d’Afrique, concurrence directement son voisin espagnol Algésiras et, au port de Tanger-Ville, où mouillent déjà ferries, navires de croisière et de plaisance, la Tanja Marina Bay (la plus importante marina de luxe du pays) abrite ses premiers yachts et voiliers.
À partir du mois de juin, une nouvelle aile de la gare de Tanger-Ville accueillera aussi les premiers trains de la ligne à grande vitesse (LGV) qui la reliera à Casablanca en deux heures vingt. Pourtant, le taux de chômage tourne encore autour de 11 % dans la capitale régionale et le dynamisme économique semble peu profiter à la population, en constante augmentation sous l’effet de l’exode rural. D’où la décision fin février du ministre de l’Intérieur marocain, Abdelouafi Laftit, de réfléchir à un programme complémentaire s’inscrivant dans le prolongement des projets de Tanger-Métropole et axé sur la promotion de l’emploi régional.
Province oubliée
Tanger est en réalité l’arbre qui cache la forêt. En 2015, dans le cadre du nouveau découpage territorial, la région Tanger-Tétouan a fusionné avec la province d’Al Hoceima, l’autre visage du Rif – en l’occurrence le Rif central –, en grande souffrance. Al Hoceima est en quelque sorte le pendant pauvre de la péninsule tingitane (Rif occidental : Tanger-Tétouan-Chefchaouen), la province oubliée. Les mouvements sociaux du Hirak, entre 2016 et 2017, l’ont cruellement montré.
Les 399 654 habitants de la province d’Al Hoceima ne disposent que de 39 établissements scolaires, de 488 lits d’hôpitaux et n’ont aucune université
Le taux de chômage officiel est de 16,3 %, celui de l’analphabétisme de 39 %. L’accès aux services publics se situe très loin en dessous de la moyenne nationale. Les 399 654 habitants de la province d’Al Hoceima, dont plus de 65,6 % sont des ruraux, ne disposent que de 39 établissements scolaires (dont sept sont privés), de 488 lits d’hôpitaux et n’ont aucune université.
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En octobre 2015, huit mois après la promulgation de la loi instaurant le nouveau découpage territorial et créant donc la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, l’État lançait Al Hoceima, phare de la Méditerranée, un plan quinquennal de développement intégré ambitieux qui, jusqu’à ces derniers mois, n’a rien donné. D’où les troubles sociaux et l’ire de Mohammed VI. Des élus ont été limogés et le programme relancé. Dès l’an prochain, des centres de santé, des routes, des espaces sportifs seront construits et un nouvel essor agricole sera engagé.
Le Rif central souffre toujours : la province est enclavée, marginalisée, gangrenée par la contrebande
Mais en attendant, le Rif central souffre toujours. La province est enclavée, marginalisée, gangrenée par la contrebande et le commerce de haschisch – des problèmes sur lesquels les pouvoirs publics n’ont pas lancé de vraies réflexions. Ses habitants sont obsédés par l’idée de partir vivre ailleurs dans le royaume ou en Europe. D’ailleurs, l’économie d’Al Hoceima repose en grande partie sur les transferts d’argent des Marocains résidant à l’étranger.
Besoin de réconciliation
Au-delà des revendications socio-économiques, le Hirak a montré que le Rif central a un besoin viscéral de se réconcilier avec sa propre histoire et ses particularités, non dans une logique séparatiste, mais pour être enfin reconnu. Si les Rifains de l’Est dénoncent les retards du plan Phare de la Méditerranée, ils regrettent surtout que les projets ne soient pas pensés avec eux. Contrairement aux légendes dorées de Tanger, le Rif central, lui, vit encore à travers ses blessures et ses traumatismes.
Ceux hérités de l’armée espagnole, lors de la guerre du Rif (1921-1926), dont les bombardements chimiques ont encore un énorme impact sanitaire aujourd’hui (c’est la région marocaine où il y a le plus de cancers). Puis ceux laissés par la répression de Hassan II (1958-1959 puis en 1984) après, déjà, des mouvements de protestation contre la politique de marginalisation et de négligence du nord du royaume.
Jusqu’au début des années 2000, la région était livrée à elle-même et à ses champs de cannabis
De fait, jusqu’au début des années 2000, la région était abandonnée, livrée à elle-même et à ses champs de cannabis – dont la culture a été relativement tolérée après 1959. Plus généralement, les Rifains réclament aujourd’hui « plus de démocratie locale », ce qui a contribué à faire durer le Hirak en 2017.
L’intégration d’Al Hoceima au duo Tanger-Tétouan aura-t‑elle un impact positif ? Un bon signe : l’exécutif régional a été le tout premier du pays à mettre sur pied il y a un an son agence régionale d’exécution des projets (Arep), dotée d’un budget de 580 millions de dirhams. Aux élus de montrer qu’ils seront à la hauteur.
Tanger-Tétouan-Al Hoceima, un nouveau modèle
Aboutissement de la régionalisation avancée portée par Mohammed VI depuis 2000 pour insuffler une nouvelle dynamique de développement et de gouvernance, la loi de février 2015 a modifié l’organisation du Maroc, redécoupé en douze régions au lieu de seize.
Conformément à la Constitution de 2011, elles ont désormais le statut de collectivités territoriales et sont dotées d’un exécutif. Les élections régionales ont eu lieu en 2015. Tanger-Tétouan forme depuis une seule région avec la province d’Al Hoceima – qu’un avant-projet, contesté par la société civile rifaine et par le Parti Authenticité et Modernité, avait d’abord rattachée à l’Oriental.
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