Littérature : « Mille Petits Riens », ou la société postraciale démystifiée
Avec « Mille Petits Riens », la romancière américaine Jodi Picoult détricote sans pitié le mythe d’une société postraciale.
Small Great Things, le titre original du dernier best-seller de Jodi Picoult, est tiré d’une citation de Martin Luther King : « If I cannot do great things, I can do small things in a great way » (« Si je ne peux pas faire de grandes choses, je peux faire de petites choses de manière grandiose »). Les mille petits riens qui ont donné son titre à la version française tournent autour de la question raciale. Le terme, tabou en France, est tout à fait assumé par l’auteure américaine, née en 1966. Son roman, engrenage judiciaire implacable, l’illustre avec lucidité.
Ruth Jefferson, infirmière en obstétrique, pratique une visite de routine auprès de Davis Bauer, mais elle est congédiée aussitôt par les parents du nouveau-né. Ce sont des suprémacistes blancs, et Ruth est noire. À leur demande, l’hôpital émet une note interdisant à tout soignant africain-américain de s’occuper de leur enfant. Mais suite à des urgences en cascade, Ruth se trouve seule avec le garçon.
Hypocrisie et non-dits
Quelques minutes d’une surveillance de routine se transforment en dilemme inextricable quand le nourrisson est victime d’un accident respiratoire : Ruth doit-elle obéir aux ordres de sa hiérarchie ou doit-elle passer outre pour essayer de le sauver ? Le bébé meurt et l’infirmière aux vingt années de service impeccables se retrouve sous les feux croisés non seulement des parents racistes, mais aussi de l’hôpital et de la procureure dans un procès où les rôles s’inversent : Ruth est accusée de meurtre et de… racisme.
Ruth est confrontée à ce qu’elle s’est toujours efforcée d’effacer: sa couleur
Aux États-Unis, les thrillers juridiques sont un genre à part entière. Pour son 24e roman, Jodi Picoult en épouse les codes pour aborder l’hypocrisie américaine sur la question raciale. À travers les voix alternées de Ruth, l’infirmière, de Turk, le père raciste, et de Kennedy, l’avocate de la défense commise d’office, elle détricote le mythe d’une société postraciale. Femme noire sans histoires et bien « intégrée » dans un quartier blanc où elle élève, seule, son fils brillant, Ruth est confrontée à ce qu’elle s’est toujours efforcée d’effacer : sa couleur.
Privilège blanc et racisme passif
Les « mille petits riens » sous la forme des petites lâchetés de ses amies infirmières et des complicités passives de l’hôpital la renvoient aux autres « mille petits riens » qui ont émaillé sa vie : quand, gamine, c’est à elle que ses amies blanches demandent d’apporter à manger lors d’une soirée pyjama ; quand, plutôt qu’à elle, infirmière chevronnée, une patiente s’adresse spontanément à une élève blanche ; quand elle est la seule qu’un vigile suit dans un magasin rempli de Blancs ; quand son mari est pris pour un chauffeur le jour de son mariage dans un hôtel de luxe… Tous ces préjugés la poursuivent dans sa chute vertigineuse.
L’hypocrisie ultime se fait jour pendant le procès, où, dans son intérêt, son avocate lui recommande de ne pas évoquer ouvertement le racisme
En attendant son jugement, l’employée modèle survit en travaillant chez McDonald’s après un passage par la case prison. Tout s’écroule autour d’elle, ses rêves pour son fils comme ses illusions sur le modèle d’égalité auquel elle a voulu croire. L’hypocrisie ultime se fait jour pendant le procès, où, dans son intérêt, son avocate lui recommande de ne pas évoquer ouvertement le racisme, pourtant au cœur de l’affaire. C’est un sujet qui passe mal dans les prétoires, lieu symbolique des non-dits de la société.
Même si Mille Petits Riens pèche parfois par excès de didactisme et de bons sentiments, et si certains retournements paraissent trop gros pour être vraisemblables, on reconnaîtra à Jodi Picoult une redoutable efficacité narrative. Et à la femme blanche qu’elle est le courage d’aborder de façon frontale le privilège blanc et le racisme passif, controversés des deux côtés de l’Atlantique.
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