Jeux vidéo : pourquoi Assassin’s Creed Origins alimente la fantasmagorie égyptienne
Superbe, gigantesque et a priori crédible, le monde créé par l’éditeur de jeux vidéo Ubisoft avec Assassin’s Creed Origins dépeint en réalité un Orient très occidental. L’égyptologue Damien Agut pose son regard de chercheur sur un univers qui nous emmène en Égypte ancienne et qui vient en fait alimenter les fantasmes occidentaux de cette époque antique.
«Non mais ça, ce n’est pas possible ! Cette épée est beaucoup trop lourde ! » À peine assis devant le jeu vidéo Assassin’s Creed Origins, Damien Agut, docteur en égyptologie, chargé de recherche au CNRS, a déjà les yeux écarquillés. « L’épée arrive aux pieds du héros, il la manie à une main alors qu’elle fait 12 kg minimum… La fonctionnalité d’une telle arme me laisse perplexe. »
Face au jeu situé dans l’Égypte de Ptolémée XIII, en l’an 48 avant Jésus-Christ, édité par la société française Ubisoft, la presse généraliste et spécialisée s’est globalement montrée dithyrambique. Elle a célébré « la représentation crédible d’une civilisation en plein essor » (The Telegraph), « une plongée convaincante dans l’Égypte antique » (Le Monde), « un réalisme historique poussé à son paroxysme » (Le Point), « l’Histoire avec un grand H » (jeuxvideo.com)…
Syndrome Playmobil
Il faut dire qu’Ubisoft Montréal a planché sur ce projet de plusieurs dizaines de millions d’euros pendant plus de trois ans et a mobilisé près de 500 personnes, dont six historiens. « Il fallait être capable de maîtriser les enjeux liés à l’égyptologie, explique Maxime Durand, historien et coordinateur chez Ubisoft Montréal. Non seulement nous avons travaillé avec des spécialistes de la période pendant des conférences, mais nous les avons aussi filmés pour partager leur savoir au sein de nos équipes. »
Mais la copie de l’éditeur est-elle si parfaite ? L’Égypte des pharaons si réaliste que cela ? On a voulu le vérifier en explorant le jeu avec un spécialiste de la période, et Damien Agut, auteur d’un ouvrage de référence*, capable de décrypter les hiéroglyphes aussi facilement qu’un quotidien du soir, nous a semblé être la personne indiquée.
« En fabriquant de la simplification, on offre aux joueurs l’univers qu’ils attendent… mais on s’écarte du réalisme » analyse Damien Agut
L’idée n’était pas d’ausculter à la loupe l’intrigue du jeu, délibérément fantaisiste. Assassin’s Creed Origins nous met dans la peau hâlée de Bayek, un Medjaÿ, sorte de soldat d’élite dont la mission de départ est de protéger les pharaons et le peuple égyptien. Alors que sa terre est envahie par les Romains, Bayek tente de déjouer les plans de mystérieux hommes masqués, l’ordre des Anciens, qui tentent également de prendre le pouvoir. Entre deux combats avec des crocodiles, des infiltrations de garnisons romaines, des courses de char, on croisera l’envoûtante Cléopâtre, le méprisant Pompée ou encore César, frustré de ne pas avoir été à la hauteur de son héros Alexandre le Grand.
Sorti du scénario, le décor planté par Ubisoft est impressionnant… tant qu’on ne l’ausculte pas de trop près. « On retrouve ce que j’appelle “le syndrome Playmobil” pour faire rire mes étudiants, note Agut. Quand on regarde un Playmobil représentant un Égyptien, il nous paraît égyptien. Mais c’est parce qu’il reprend des signes extérieurs souvent forgés au XIXe siècle et dont on a encore beaucoup de mal à s’écarter. En fabriquant de la simplification, on offre aux joueurs l’univers qu’ils attendent… mais on s’écarte du réalisme. En fouillant des sites, on peut très bien trouver la tombe d’un certain Lucius, pourtant enterré en Haute-Égypte, et dont le sarcophage porte des inscriptions en grec. »
Raccourcis historique
En un peu plus d’une heure de jeu, l’égyptologue a repéré une foule d’entorses à la réalité historique. Cléopâtre, par exemple, paraît très orientalisée, « alors qu’elle est de culture gréco-macédonienne, ce n’est pas Néfertiti ! » Le spécialiste note que, en outre, on en a fait une séductrice, une corruptrice. « Cette image de femme fatale remonte à Plutarque, un penseur de la Rome antique. »
Autre bizarrerie, dans le jeu les pyramides recèlent des trésors cachés… « C’est encore une fois un fantasme très occidental, souligne Damien Agut. La plupart des pyramides existaient depuis près de deux mille ans au moment où se situe l’intrigue, elles avaient déjà été pillées par des voleurs ou par les pharaons eux-mêmes, qui pouvaient récupérer ce qui se trouvait dans les tombes de leurs prédécesseurs. »
Hiéroglyphes qui ne veulent rien dire, Égyptiens « avec un accent moyen-oriental », montagnes autour d’Alexandrie « dans une zone qui est en fait complètement plate »….
L’égyptologue sourit une fois de plus en voyant de grandes jarres en terre cuite, les dolia, perchées dans des bâtiments… ou des statues monumentales posées dans l’oasis de Siwa. « Comment auraient-ils acheminé ces jarres en hauteur ? En plus, exposées au soleil, comme ça, il y a de grandes chances qu’elles explosent !
Quant à ces sculptures, comme les blocs dans lesquelles elles sont façonnées n’existent pas à proximité, il faut s’imaginer transporter 15 tonnes de la vallée du Nil à l’oasis… c’est impensable. » On passe sur les nombreux hiéroglyphes qui ne veulent rien dire, les Égyptiens qui parlent anglais « avec un accent moyen-oriental », les montagnes autour d’Alexandrie « dans une zone qui est en fait complètement plate », la population qui semble bien portante « alors que la plupart des gens étaient infestés par des parasites, comme la bilharziose, et les corps marqués ».
Le delta occidental
Pour autant, l’égyptologue n’enterrerait pas Assassin’s Creed Origins dans le désert. « C’est facile pour le savant de pinailler, de faire l’inspection des travaux finis. Ce genre de jeux ne remplacera jamais la lecture d’ouvrages spécialisés, mais le travail est louable et cela crée une amorce. Ce qui me gêne un peu plus, c’est que c’est très balisé pour le public occidental.
Mes collègues fans de Nasser seraient plus enclins à mettre en avant la grandeur de la civilisation égyptienne, l’Égypte de Ramsès, que celle de Cléopâtre, vue comme une étrangère. Et ceux qui sont musulmans voient dans l’Égypte de cette époque une période d’ignorance, la Jahiliyya… D’ailleurs, rien que la zone du jeu, le delta occidental, est un parti pris important. »
« Nous faisons des choix que l’on peut expliquer : réduire les distances entre les sites, ou faire des monuments plus imposants, afin que l’expérience reste agréable et spectaculaire pour les joueurs, par exemple » rétorque Maxime Durand d’Ubisoft,
Chez Ubisoft, Maxime Durand relativise : des extensions, The Hidden Ones et Curse of the Pharaohs, poussent l’exploration vers le Sinaï et Thèbes. « Et l’idée est d’adapter des connaissances scientifiques pour faire du jeu vidéo. Nous faisons des choix que l’on peut expliquer : réduire les distances entre les sites, ou faire des monuments plus imposants, afin que l’expérience reste agréable et spectaculaire pour les joueurs, par exemple. »
Reste, comme le confirme Maxime Durand, qu’aucun des salariés mobilisés sur le projet n’est égyptien… et que l’équipe n’a pas fait de voyage dans la zone reconstituée !
Machine à fantasmes
Au-delà, ce qui questionne, à travers ce jeu et son succès (la troisième meilleure vente de jeux vidéo en 2017 pour la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique), c’est la persistance d’une fascination pour l’Égypte antique. « C’est un monde qui donne le sentiment qu’il est potentiellement facile à décoder, qu’il est esthétiquement et politiquement cohérent, et qu’il ne bouge pas ou peu, remarque Damien Agut. C’est rassurant pour des Occidentaux, globalement angoissés par la transformation du monde. Et, depuis Platon, il y a l’idée que le décryptage de l’Égypte antique peut nous donner accès à un savoir secret, caché, la clé ultime de la connaissance de l’univers, de notre présence sur Terre. »
Sur fond de complots, de guerres séculaires entre Templiers et assassins, de grande histoire expliquée par la petite, ce nouvel épisode d’Assassin’s Creed contribue donc – brillamment – à alimenter une très ancienne machine à fantasmes.
L’Égypte antique sans peine
Ubisoft a lancé le 21 février dernier le Discovery Tour, un mode gratuit d’Assassin’s Creed Origins qui s’aventure dans certaines zones du jeu (champs cultivés, pyramides, villes…), mais sans combat ni mission. Soixante-quinze visites sont prévues. Pour chacune d’elles, on peut suivre un parcours lumineux qui nous fait faire de petites haltes pour répondre, en voix off, à des questions vastes (comment étaient bâties les pyramides ?) ou plus anecdotiques (pourquoi le nez du grand sphynx est-il cassé ?).
Le commentaire s’accompagne de visuels d’illustration, souvent d’époque (papyrus, sculptures, peintures…). Bref, bien réalisé, très pédagogique, ce mode permet un peu d’avoir à disposition le prof d’histoire-géo dont vous avez toujours rêvé.
Démesure d’un jeu-monde
Assassin’s Creed Origins est bluffant. Pas seulement parce qu’il semble donner un accès facile à l’Égypte antique, mais aussi parce qu’il contient un univers gigantesque de savoirs, de géographies, d’histoires avec un grand ou un petit « h ». Il faut aux joueurs aguerris une centaine d’heures pour « terminer » le jeu et toutes ses quêtes.
Mais on peut prendre bien plus de temps pour arpenter les formidables étendues de l’univers, d’Alexandrie jusqu’aux portes de la Nubie, de Memphis aux grands déserts, des oasis aux cités éparses et grouillantes, abritant des temples, des marchés, des terres destinées à l’agriculture…
On passe sur le bestiaire, le panthéon, les énigmes à résoudre. L’ensemble forme un monde fantasmatique où, au-delà de l’histoire, il fait bon se perdre.
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