Littérature : Touhfat Mouhtare, une voix comorienne

Avec son premier roman, « Vert cru », Touhfat Mouhtare entraîne ses lecteurs dans un tourbillon narratif parfaitement maîtrisé – et subtilement iconoclaste.

La romancière Touhfat Mouhtare renoue avec les voix de femmes dans « Vert cru ». © Vincent Fournier/JA

La romancière Touhfat Mouhtare renoue avec les voix de femmes dans « Vert cru ». © Vincent Fournier/JA

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Publié le 9 mai 2018 Lecture : 7 minutes.

Troisième femme comorienne à avoir publié un livre, en 2011, avec Âmes suspendues, recueil de neuf nouvelles, Touhfat Mouhtare renoue avec les voix de femmes dans Vert cru. Ce roman inaugural d’une œuvre qui s’annonce prometteuse possède les allures d’un énième opus tant il est maîtrisé. De la première fois il a le souffle, au sens figuré comme au sens propre : il s’ouvre avec le crash du vol 626 Yemenia au large des Comores en 2009.

« Je voulais lier cette histoire individuelle à l’Histoire avec un grand H, nous raconte la jeune auteure avec passion. Et pour moi le meilleur moyen de le faire, c’était de choisir un événement de l’actualité. Rhen fuit toutes les questions qu’elle doit se poser. Le crash joue pour elle le rôle de catalyseur. »

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Car le pilote de l’avion est le père adoptif de Rhen, jeune femme qui a quitté les Comores à 5 ans. La mort de celui-ci la pousse à partir sur les traces de sa mère biologique. L’enquête, cousue de main de maître, tient en haleine tout au long du roman avec cette question qui attise la tension dramatique : qui est cette femme mystérieuse dont personne ne veut parler ? Plus le récit avance, plus il dénoue des histoires familiales intriquées entre elles par des secrets.

À travers leur passé, les ancêtres nous lèguent leurs douleurs, leurs comptes non réglés et, à un moment donné, ça finit par nous rattraper. C’est cet engluement que j’ai voulu traduire

En remontant le fil du passé, Rhen rencontre Arafa, une jeune femme de son âge. Leurs destins se croisent et se regardent dans des miroirs inversés. Rhen souhaite creuser sa mémoire familiale, Arafa désire s’en débarrasser, car elle la considère comme un carcan : « Ce sont deux aspects que l’on retrouve chez des jeunes Comoriens et aussi un peu partout. Pour moi, ce sont les deux faces d’une personne qui essaie de se sortir de la glu que peut être la mémoire. À travers leur passé, les ancêtres nous lèguent leurs douleurs, leurs comptes non réglés et, à un moment donné, ça finit par nous rattraper. C’est cet engluement que j’ai voulu traduire. »

Une formule comorienne m’horripile : “Tu seras le palmier.” Un palmier, car on mange ses fruits puis on se sert des graines pour en planter un autre…

Et que vit d’ailleurs l’auteure : « La mémoire me pèse beaucoup, pas dans le sens où je dois la restituer, mais dans le sens où je suis fatiguée de l’injonction à la transmettre. Dès que j’ai commencé à écrire, on m’a dit que j’allais être la gardienne de notre littérature, de notre mémoire. Pour moi, il y a aussi des mémoires douloureuses dont il faut se libérer. Vert cru est un règlement de comptes avec cette mémoire-là. »

« Dette permanente » entre générations

La sensation d’engluement est d’autant plus forte que, dans Vert cru, la mémoire est une sorte de conditionnement à la souffrance : « Il y a deux sortes de transmission, inconsciente et consciente. Cette dernière revient à dire : “Tu vas réparer ma douleur, mon enfant.” J’ai entendu beaucoup de berceuses à la radio, dans des archives historiques, où les femmes se plaignent de leur situation. Les paroles égrènent toutes sortes de malheurs, “j’ai été mariée de force”, etc., et elles poursuivent par “mon enfant, tu vas laver mon honneur, mon nom”. Une formule comorienne m’horripile : “Tu seras le palmier.” Un palmier, car on mange ses fruits puis on se sert des graines pour en planter un autre. Dès la naissance s’instaure un rapport de dette permanente qui continue tout au long de la vie et qui se perpétue à travers les générations. »

Les femmes se transmettent la garde de ce piège de génération en génération. Il faut se taire et perpétuer la tradition. Le conflit des générations, c’est aussi le conflit du silence

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La transmission douloureuse ouvre sur un autre thème cher à Touhfat Mouhtare depuis Âmes suspendues : le conflit des générations. Rhen, jeune et muette, est celle qui va paradoxalement bousculer le silence par lequel la tradition érige les femmes du roman à la fois en victimes et en bourreaux : « Il existe une formule comorienne consacrée : “être une personne de trois”. Ça signifie qu’une femme dépend de son père, de son frère, de son oncle. Ce statut n’est levé que lorsqu’on a marié sa fille aînée. Même si les Comores sont en majorité musulmanes, le fonctionnement de la société en elle-même est hérité des anciennes sociétés bantoues, où la femme hérite du domaine familial. Quand on se marie, l’époux vient chez sa femme dans la maison que le père a construite pour sa fille. En cas de divorce, c’est lui qui s’en va. Le problème, c’est que ce toit se transforme en espèce de piège doré. Les femmes se transmettent la garde de ce piège de génération en génération. Elles ont intérêt à le faire sinon elles cassent le cycle. Il faut se taire et perpétuer la tradition. Le conflit des générations, c’est aussi le conflit du silence. »

L’amour pour contrer le silence

Pour sortir du silence, l’amour est un cri qui fait exploser les barrières entre les personnes et qui se diffuse dans la société. Sentiment exacerbé, c’est un intrus qui bouleverse les ordres établis : « Pour moi l’amour est un langage universel, qui se passe de toute institution. J’aime infuser des aspects culturels dans lesquels j’ai pu baigner. Cet habillage, c’est pour mieux montrer la pureté une fois qu’on l’enlève. C’est important de dire que, partout sur la terre, on aime certes de manière différente mais on aime quand même. Quand j’ai découvert Les Mille et Une Nuits après le romantisme occidental, je me suis dit que l’on recherche constamment la même chose. J’ai aussi découvert que les troubadours occidentaux et les poètes ottomans s’échangeaient des vers, s’affrontaient à coups de joutes romantiques dans des veillées. C’est magnifique. L’amour, c’est comme si le soleil venait se poser parmi des complotistes pour leur dire de se taire et de l’accepter. »

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Si Touhfat Mouhtare avoue qu’elle a été initiée à la lecture par sa mère, amatrice de romans d’amour, sa façon d’écrire porte une complexité qui dépasse l’ingénuité du sentiment et se décline en des formes multiples et complexes.

Les lettres sont une affaire de famille puisque le père de Touhfat Mouhtare a été l’un de ses détonateurs vers l’écriture : « Quand j’étais adolescente, j’écrivais des romans en caractères d’imprimerie, avec des dessins à côté. Mon père est tombé dessus et il m’a dit de garder mes écrits, car un jour j’en ferais quelque chose. »

Dialogue entre grande et petite histoire

Une prémonition que l’auteure nous raconte avec les inflexions de l’admiration et du respect qui accompagnent chaque mot à propos de ses parents. C’est avec ces accents qu’elle évoque le sort de son père sous les mandats d’Ali Soilihi à la tête des Comores. Ces années 1976-1978 sont d’ailleurs abordées en arrière-plan du roman, où grande et petite histoire dialoguent :

« J’ai des sentiments mêlés, car j’ai un rapport objectif et un rapport subjectif à l’action d’Ali Soilihi parce qu’à un moment son régime a emprisonné mon père. Il est arrivé avec des idées communistes très belles en disant : “On est jeunes, on va prendre le pays en main, vous n’avez pas le choix.” Cela a d’abord provoqué un conflit de générations car, pour nous, le chef, c’est forcément quelqu’un d’âgé. Il a fait participer tout le monde aux travaux de réhabilitation du pays, il a aboli la notabilité liée à la religion et beaucoup de ce que j’appelle les idoles mentales qu’on a fabriquées à partir de nos traditions, notre culture. Le souci, c’est que le peuple n’était pas prêt et que Soilihi voulait faire les choses très vite. Mon père était dans le camp du changement, mais il voulait que ce soit progressif. Les milices sont arrivées pour que sa belle-mère participe aux travaux. Il a refusé que ma grand-mère y aille. Il a été emprisonné à la suite de ça et d’autres désaccords. »

Touhfat Mouhtare a choisi le titre Vert cru en référence à une plante, mais aussi parce qu’elle a voulu donner une tonalité crue à son roman : « Je suis plutôt du genre à enrober mes propos. Je me suis dit que j’allais arrêter d’être diplomate. J’avais besoin d’être au clair, d’être crue avec moi-même. C’est une forme de promesse que je me suis faite. » Une promesse tenue aussi vis-à-vis de ses lecteurs, qu’elle entraîne dans un tourbillon littéraire trempé dans une encre de vérité.

Extrait

« Ici les enfants sèchent les larmes de douleur qui ont coulé le jour où ils sont nés ; ils répondent en notre nom à nos ennemis jurés ; ils deviennent pour notre coépouse une source de tourments et de tracas ; ils doivent être le fruit d’abord, la semence ensuite. Nos enfants, nous les aimons pour notre propre profit, nous nous en torchons les bas instincts. Nous ne les aimons pas pour eux-mêmes. À peine sont-ils dans leur berceau en osier que nous les sacrifions sur l’autel de notre inconscient collectif.

Et la plus belle partie de la fresque, c’est l’amnésie qui enveloppe tout cela. “Qu’y peux-tu ?”, “qu’y pouvons-nous ?”, sont les réponses que tu te prends en pleine figure quand tu oses critiquer cette façon de penser. Tels sont les monstres qui se cachent derrière cette façade que l’on appelle le respect des aînés. »

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