Au Nigeria, l’espoir déçu de la lutte anticorruption
Réputé intègre, le président Buhari s’était engagé à lutter contre la corruption lorsqu’il avait été élu en 2015.
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Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement. Dernier ouvrage paru : Géopolitique du Nigeria, PUF, 2024.
Publié le 24 mai 2018 Lecture : 3 minutes.
Tribune. La tâche est dantesque et les Nigérians en sont bien conscients. Selon certains sondages, ils considèrent que, après le coût de la vie et le chômage, la corruption est le troisième défi le plus gros que leur pays doit relever, bien avant les problèmes d’infrastructures, d’accès à la santé, de criminalité, d’instabilité politique ou de tensions communautaires et religieuses.
S’attaquer à la corruption, c’est tenter de réformer l’ensemble du système politique et de la société
L’enjeu n’est pas seulement électoraliste mais aussi économique. Sans même parler du détournement de la rente pétrolière et de la fuite des capitaux, une récente étude des Nations unies estime que le versement de pots-de-vin à des fonctionnaires nigérians équivaut à 12 % du salaire annuel moyen et à 4,6 milliards de dollars (3,9 milliards d’euros) à l’échelle du pays en 2017. Autrement dit, s’attaquer à la corruption, c’est tenter de réformer l’ensemble du système politique et de la société.
Muhammadu Buhari s’y était déjà essayé lorsqu’il dirigeait la junte militaire en 1984-1985. À l’époque, il avait mis en prison des milliers de fonctionnaires véreux. Mais la situation était très différente.
En période de dictature, il pouvait démettre à sa guise les gouverneurs corrompus et prolonger indéfiniment les gardes à vue des suspects. Ses tribunaux militaires avaient d’ailleurs été boycottés par l’ordre des avocats, car ils ne respectaient pas les droits de la défense et n’autorisaient pas les appels.
Réputation d’affairisme
Trente ans plus tard, Muhammadu Buhari a dû apprendre à se plier au principe de la présomption d’innocence. Il lui a fallu affronter les armées d’avocats d’élus abusant de leur immunité parlementaire. Faute de preuves, les enquêtes de la commission contre les crimes financiers ont rarement abouti.
Les magistrats eux-mêmes ont parfois été soudoyés et ont eu toutes les peines du monde à trouver des témoins probants, d’autant que les membres de la classe dirigeante se sont entendus pour éviter les dénonciations incestueuses et les règlements de comptes préjudiciables à leurs intérêts.
L’omerta a transcendé les clivages partisans, sachant que les politiciens nigérians sont réputés pour leur affairisme, leur propension à se marier entre eux et leur capacité à retourner leur veste. Au sein de la coalition au pouvoir, les jeunes n’ont pas non plus osé dénoncer les turpitudes de leurs aînés, de peur de perdre leur poste.
Très politisée, la lutte contre la corruption a surtout visé la mouvance du prédécesseur de Muhammadu Buhari, Goodluck Jonathan, qui s’est retrouvée dans l’opposition après avoir perdu les élections de 2015.
Certes, le président a obligé ses fidèles à déclarer leur patrimoine. Soucieux d’éviter les stratégies d’empilement financier qui favorisent l’opacité et la prévarication, il a également institué un compte bancaire unique par lequel sont censées transiter toutes les transactions du gouvernement fédéral. Sa politique de lutte contre la corruption n’en a pas moins montré ses limites.
La lutte contre la corruption n’a pas mis un terme à l’impunité des puissants, qui ont continué de peser sur le jeu politique, y compris pour certains depuis leur cellule de prison !
D’abord, elle s’est focalisée sur le secteur public, négligeant les entreprises privées en dépit de nombreux conflits d’intérêts avec la classe dirigeante. De plus, elle n’a pas mis un terme à l’impunité des puissants, qui ont continué de peser sur le jeu politique, y compris pour certains depuis leur cellule de prison !
Enfin, la politique de Muhammadu Buhari s’est concentrée sur les « gros poissons » pour servir d’exemple. Or les détournements de fonds irriguent tous les niveaux de l’Administration. Les présidents des collectivités locales, en particulier, ne rendent quasiment pas de comptes aux contribuables.
Quant aux gouverneurs des États fédérés, qui contrôlent leur budget, ils ont tendance à dissoudre leurs conseils municipaux pour brouiller les traces de malversations financières en cas d’enquête judiciaire. Cela leur est d’autant plus facile qu’ils nomment les auditeurs chargés d’approuver les comptes des collectivités locales.
Indéniablement, la lutte contre la corruption sera longue. S’il est réélu en 2019, Muhammadu Buhari n’incarnera plus, comme en 2015, l’espoir de réforme. Le changement viendra d’ailleurs, tout simplement parce qu’il y a moins à se partager en période de crise économique et de contraction des revenus pétroliers.
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