Cinéma : « Rafiki », amour et censure à Nairobi

Immédiatement interdit au Kenya parce qu’il traite, entre autres, d’homosexualité, le film « Rafiki », de la prometteuse Wanuri Kahiu, a fait sensation sur la Croisette, à l’occasion du 71e Festival de Cannes.

De gauche à droite, la réalisatrice du film « Rafiki », Wanuri Kahiu et ses actrices Samantha Mugatsia et Sheila Munyiva, à Cannes © Niviere/Villard/SIPA

De gauche à droite, la réalisatrice du film « Rafiki », Wanuri Kahiu et ses actrices Samantha Mugatsia et Sheila Munyiva, à Cannes © Niviere/Villard/SIPA

Renaud de Rochebrune

Publié le 16 mai 2018 Lecture : 7 minutes.

Face à une image représentant deux fauves mâles en train de s’accoupler, le Kényan Ezekiel Mutua, sans craindre le ridicule, avait déclaré en 2017 : « Ces deux lions ont probablement été influencés par les gays qui vont dans les parcs nationaux et se conduisent mal. Ils doivent avoir copié leur comportement quelque part, et c’est démoniaque… parce que les animaux ne regardent pas de films. »

L’ennuyeux, c’est que ledit Ezekiel Mutua, qui va, lui, au cinéma, n’est pas un citoyen quelconque, mais le directeur du KFCB, le Comité national de classification des films.

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En clair, comme l’affirme Wanuri Kahiu, la réalisatrice de Rafiki – belle histoire d’amour entre deux postadolescentes, Kena et Ziki, et premier film kényan projeté au Festival de Cannes –, c’est un homme à la tête d’« un organisme de censure qui ne dit pas son nom ».

« Yes, we Cannes ! »

Quand, le 11 avril dernier, la veille de l’annonce officielle, la cinéaste a appris de la bouche de son producteur que son film venait d’être sélectionné par le Festival dans la section Un certain regard, l’une des plus prestigieuses si l’on met à part celle de la compétition officielle, elle assure y avoir à peine cru, réclamant une confirmation avant d’exulter en s’écriant devant témoin, à la manière d’Obama : « Yes, we Cannes ! »

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Ils furent alors très nombreux, au Kenya, ministres et sommités du milieu artistique, Ezekiel Mutua y compris, à la féliciter et à parler d’honneur et de fierté pour le pays.

Jusqu’à ce que, après visionnage, le patron tout-puissant du KFCB annonce, le 27 avril, que ce film, à peine terminé et encore sans visa d’exploitation, serait interdit.

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Une décision qu’il justifiait en raison du « thème homosexuel » du long-métrage et de « son objectif évident de promouvoir le lesbianisme, ce qui est illégal et heurte la culture et les valeurs morales du peuple kényan ». Le censeur, qui dit « craindre Dieu », considère que l’homosexualité est « une valeur importée de l’Occident ».

Ce que semble d’ailleurs croire également le président kényan, puisque Uhuru Kenyatta a déclaré, le 22 avril dernier, que l’homosexualité va « à l’encontre de la culture et de la société kényanes », et que les droits des gays « n’ont pas grande importance pour le peuple et la république du Kenya ».

Idylle réprouvée

Wanuri Kahiu a cru un temps qu’il serait possible de négocier avec le très homophobe Ezekiel Mutua, qu’elle a rencontré plusieurs fois. Celui-ci lui a d’ailleurs laissé entendre, après avoir un temps fait savoir que toutes les scènes d’amour lui paraissaient choquantes, que seule la séquence finale du film le gênait véritablement.

Car, expliquait-il, elle laisse imaginer une issue « trop positive » à l’histoire en évoquant une nouvelle rencontre entre les deux protagonistes au bout de quelques années, après que l’essentiel du long-métrage a montré comment cette idylle a été réprouvée par tous, au point de provoquer l’exil de Ziki.

L’artiste qu’elle est a, bien entendu, refusé toute coupe dans le film

Serait-il possible, a alors proposé la réalisatrice, d’interdire le film seulement aux moins de 18 ans et de laisser les adultes maîtres de ce qu’ils ont ou non envie de voir ? Peine perdue. L’artiste qu’elle est a, bien entendu, refusé toute coupe.

Rencontrée juste après son arrivée à Cannes, où Rafiki a été applaudi à chaque séance, Wanuri Kahiu est une femme en colère. Elle craint, à juste titre, que la polémique autour de l’interdiction du film, qui a eu un retentissement planétaire, ne fasse de l’ombre à une œuvre qui n’avait pas besoin de cette publicité pour se faire remarquer.

Un contraste entre deux univers

On pourrait croire avoir affaire à un long-métrage militant pour les droits LGBT, ou à une œuvre sombre évoquant la vie difficile de deux jeunes filles découvrant leur désir réciproque malgré la réprobation que suscite une telle relation au Kenya.

Or, ce film solaire et joyeux, inspiré d’une nouvelle de l’écrivaine ougandaise Monica Arac de Nyeko intitulée Jambula Tree, qui avait séduit la réalisatrice il y a six ou sept ans, n’est en rien une œuvre à thèse.

Selon la réalisatrice, le film est avant tout "l'histoire d'amour" entre les jeunes Kena et Ziki. © MPM films

Selon la réalisatrice, le film est avant tout "l'histoire d'amour" entre les jeunes Kena et Ziki. © MPM films

L’attirance très romantique entre les jeunes Kena et Ziki et leurs ébats somme toute assez chastes – ils ne vont guère au-delà de quelques baisers – sont contés sur un mode léger.

La beauté, mais aussi la force de Rafiki, tient d’ailleurs à ce contraste entre deux univers : l’un qu’on pourrait qualifier de pop – vivant, coloré et tendre –, dans lequel évoluent ensemble, à Nairobi, les deux amoureuses ; et l’autre, parfois violent et toujours plein de préjugés, caractérisant une société et une certaine tradition familiale qui refusent ne serait-ce que d’envisager que deux personnes puissent s’aimer librement quand elles sont de même sexe.

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Wanuri Kahiu, belle jeune femme qui ne manque pas de caractère, n’a certes guère ménagé tous ceux qui, au Kenya, tiennent le haut du pavé. Son film, fort ambitieux, propose une critique féroce non seulement des hommes politiques – les pères respectifs de Kena et Ziki sont candidats à une élection et donc très sensibles à la vox populi –, mais aussi du machisme et de la place réservée aux femmes – il faut que Ziki persuade Kena qu’elle peut viser plus haut que l’école d’infirmière pour que celle-ci conçoie de devenir médecin –, et enfin des églises – avec leurs pasteurs et prédicateurs qui promettent l’enfer aux adeptes des rapports « contre nature », pour lesquels ils prônent l’exorcisme.

« Dans mon pays, tout est lié, et cela n’aurait guère eu de sens de ne pas le faire apparaître comme contexte du récit », déclare la cinéaste, persuadée que l’interdiction absurde de son film prendra fin dans quelque temps.

À quoi sert-il de censurer ce qui est avant tout une belle histoire d’amour, comme il y en a hélas trop peu dans le cinéma africain contemporain ? », s’indigne la réalisatrice

« À quoi sert-il de vouloir tout simplement cacher ce qui existe ? » demande-t-elle. « Et de censurer ce qui est avant tout une belle histoire d’amour, comme il y en a hélas trop peu dans le cinéma africain contemporain ? ».

Le jour où les Kényans, tout comme les étrangers, pourront voir Rafiki – un euphémisme qu’emploient les gays pour parler de leurs partenaires et qui signifie « ami » en swahili –, ils découvriront à coup sûr un film qui, outre son sujet, présente dans la plupart de ses plans, fort bien photographiés, une image chaleureuse de la rue et des préoccupations quotidiennes du peuple.

Avec ses joutes verbales, ses commerçants hâbleurs, ses jeunes qui ne rêvent que motos et musique, ses traits d’humour, ses désirs de vie meilleure. Avec aussi, il est vrai, son intolérance.

Laquelle n’empêche pas Wanuri Kahiu d’envisager l’avenir avec espoir. Ce qui tombe bien : son prochain film sera un long-métrage de science-fiction…

Kena et Ziki sur la Croisette

Accepter d’incarner une jeune fille qui se découvre lesbienne quand on habite un pays où l’homosexualité est passible de quatorze ans de prison, voilà qui est audacieux. Samantha Mugatsia, qui joue dans Rafiki le personnage de Kena, et Sheila Munyiva, qui joue Ziki, son amoureuse à l’écran, ont toutes deux longtemps hésité avant d’accepter ces rôles.

Mais dès qu’elles ont lu le scénario, elles ont été « immédiatement emballées par cette histoire d’amour » qui méritait d’être contée et n’avait pas de raison de choquer leurs proches, qui les ont encouragées à aller de l’avant.

Elles ne se connaissaient pas avant le tournage. Samantha était jusque-là musicienne, batteuse dans le groupe Yellow Light Machine après avoir été un temps mannequin.

Sheila avait pour sa part joué dans des publicités et elle travaillait depuis quelque temps sur son premier court-métrage. Aucune des deux n’avait jamais interprété un personnage de premier plan dans un film – une expérience qui leur a donné envie de continuer.

Amoureuses l’une de l’autre dans le film, elles sont devenues amies dans la vie

Amoureuses l’une de l’autre dans le film, elles sont devenues amies dans la vie, et Sheila va régulièrement écouter Samantha quand elle se produit sur scène au Kenya.

À Cannes, où elles enchaînent ensemble, complices, les séances photo et les interviews sans discontinuer, attendant impatiemment l’unique journée de « liberté » qu’on leur a promise, elles maintiennent d’une certaine façon les rôles interprétés dans Rafiki.

Sheila, aussi « girly » que Ziki, porte un combi-pantalon rose, un collier et des barrettes très colorés, tandis que Samantha garde la tenue plus austère de Kena, avec une veste très stricte sur un pantalon décontracté. C’est le style, nous dit-elle, dans lequel elle se sent le plus à l’aise.

Les deux actrices entendent bien continuer à défendre, comme leurs personnages, la liberté de penser et d’agir selon sa conscience, que garantit, elles en sont sûres, la Constitution de leur pays.

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