[Tribune] Anti-fake news et censeurs, même combat ?

De plus en plus d’État mettent en place un arsenal législatif destiné à lutter contre la diffusion de fausses nouvelles. Mais si l’objectif affiché est louable, l’efficacité des dispositifs est loin d’être acquise et, surtout, les dérives potentielles sont nombreuses.

 © Illustration JA.

© Illustration JA.

L’avocate camerounaise Julie Owono, directrice exécutive de l’ONG Internet sans frontières. © Alexandre Gouzou pour JA
  • Julie Owono

    Directrice exécutive d’Internet sans frontières, chercheuse au Berkman Klein Center for Internet and Society de l’Université d’Harvard (États-Unis).

Publié le 24 mai 2018 Lecture : 4 minutes.

Tribune. Les fake news, ces fausses informations intentionnellement trompeuses et qui se propagent à la vitesse de la lumière ont révélé leur nocivité lors de la campagne présidentielle qui a conduit Donald Trump à la tête des États-Unis. Le « pizzagate », du nom de cette folle rumeur accusant John Podesta, le directeur de campagne de Hillary Clinton, d’être à la tête d’un réseau pédophile, a probablement eu un impact sur le résultat de l’élection présidentielle.

Propagation exponentielle

Les fausses nouvelles peuvent aussi mettre en danger la sécurité des personnes : en France, trois opératrices du Samu ont été injustement accusées d’être celles qui ont laissé mourir Naomi Musenga, cette jeune femme décédée faute d’une prise en charge adéquate par les services d’urgence. Elles ont été harcelées après la diffusion de leurs coordonnées sur les réseaux sociaux.

La rumeur, la propagande et la désinformation sont aussi vieilles que l’invention de l’écriture

la suite après cette publicité

En Afrique, ce phénomène revêt une dimension particulière. En janvier, la fausse démission de Jacob Zuma a fait perdre quelques points à la monnaie sud-africaine, juste avant un démenti officiel. Au Soudan du Sud, le conseiller spécial de l’ONU pour la prévention des génocides et de nombreuses organisations de la société civile ont alerté sur le rôle, dans le pourrissement du conflit ethnique qui ravage ce pays, de ce fléau et des discours de haine sur les réseaux sociaux.

>>> A LIRE – L’œil de Glez : au Kenya, contrôler les « fake news »… et plus si affinités

Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de les combattre, de nombreuses voix s’élèvent pour mettre en garde contre une utilisation de cette lutte aux fins de faire taire les voix qui dérangent. La rumeur, la propagande et la désinformation sont aussi vieilles que l’invention de l’écriture.

La nouveauté, qui effraie en ce premier quart de XXIe siècle, c’est la vitesse exponentielle avec laquelle ces fausses informations se propagent, et les conséquences qu’elles peuvent avoir sur le monde réel. Mais « on ne lutte pas contre les fake news comme on lutte contre les faux médicaments », écrivait sur Twitter David Kaye, le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’opinion et d’expression, en marge des célébrations de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai. En effet, la lutte contre les fake news peut vite se transformer en combat en faveur de la censure.

la suite après cette publicité

https://twitter.com/davidakaye/status/991981908329250818

Appât à clic

Certains États, en Occident mais également dans l’hémisphère Sud, se lancent tête baissée dans l’adoption de lois de circonstance. Cette inflation législative est problématique à plusieurs niveaux : d’une part, les insuffisances des lois anti-fake news en matière de garantie contre l’arbitraire, notamment au regard de la définition potentiellement large de « fausses nouvelles », font craindre une instrumentalisation pour cacher des informations ou museler des opinions dissidentes.

Ce qui effraie, c’est la vitesse avec laquelle ces fausses nouvelles se propagent

la suite après cette publicité

Pour le président Trump, par exemple, le New York Times et CNN, les deux principaux médias de son pays, sont des nids à fausses nouvelles parce qu’ils suivent d’un peu trop près les allégations d’immixtion russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016 à travers celui qui n’était alors que le candidat républicain.

>>> A LIRE – L’Afrique, eldorado des « fake news » ?

Pis, au Cameroun, en octobre 2016, quelques heures avant que soit admise l’évidence, le ministre des Transports balayait d’un revers de main les informations relayées sur Facebook et WhatsApp sur le grave accident de train à Eseka. La « fausse nouvelle » aura finalement coûté la vie à plus de 70 personnes. En outre, les lois anti-fake news légitiment des pratiques en vigueur dans des pays régulièrement condamnés pour atteinte au droit d’accès à l’information.

L’autre solution qui consiste à s’appuyer sur l’autorégulation des plateformes de contenus telles que les réseaux sociaux n’est pas meilleure : d’une part ces plateformes, qui ont fait du clickbait, ou appât à clic, une partie importante de leur modèle économique, ont besoin de buzz.

Lutter contre les fake news, c’est aussi lutter pour une réelle pluralité des médias

D’autre part, le manque de transparence de ces entreprises sur leur processus de détermination du contenu acceptable ou non interroge. Enfin, un nombre croissant d’États, surtout africains, choisissent de couper l’accès à internet lorsque la diffusion de désinformation risque, selon eux, de porter atteinte à la sécurité nationale.

Selon une étude du Massachusetts Institute of Technology parue en mars, la propagation des fake news dépend des individus qui les partagent. Relayer une information sans la vérifier, sans s’assurer de la fiabilité de sa source fait partie du problème.

Il faut donc investir dans une meilleure connaissance des médias afin de diminuer le nombre de potentiels vecteurs humains de diffusion. En se concentrant sur cet aspect, les États s’empêchent de céder à la tentation d’utiliser les fausses nouvelles comme outil pour brider la liberté d’expression et d’opinion.

La transparence s’apprend

Lutter contre les fake news, c’est aussi lutter pour une réelle pluralité des médias : c’est-à-dire un environnement médiatique favorable à l’existence d’une presse qui permet à ses professionnels de vivre de leur métier, une presse bien formée pour produire une information fiable et s’adapter aux défis du progrès technologique, en particulier numérique.

Lutter efficacement contre les fake news, c’est aussi obtenir plus de transparence de la part des plateformes de contenus. Ces entreprises ne peuvent pas à la fois affirmer vouloir combattre les fausses nouvelles et favoriser techniquement leur visibilité sur leur réseau. La transparence n’est pas innée : elle s’impose, elle s’apprend, notamment à travers des interactions régulières entre la société civile et les plateformes de contenus, telles que Facebook, Google ou Twitter.

Plus globalement, lutter contre les fake news c’est inviter tous les acteurs de l’écosystème numérique mondial – gouvernements, entreprises, citoyens – à sortir de leur zone de confort et à collaborer pour préserver un avenir serein à la société de l’information, que nous appelons tous de nos vœux.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

États-Unis : l’ère Trump, ou l’avènement des fake news

Contenus partenaires