Littérature : « Les Invisibles », enquête sur l’exploitation des travailleurs clandestins en Corse

Le journaliste Antoine Albertini a enquêté sur l’exploitation des immigrés clandestins en Corse. Avec « Les Invisibles », il livre un texte terrifiant sur ces « damnés de la terre ».

« Les Arabes dehors », sur le mur d’une salle de prière musulmane, en Corse. © Pascal Pochard Casabianca/AFP

« Les Arabes dehors », sur le mur d’une salle de prière musulmane, en Corse. © Pascal Pochard Casabianca/AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 1 juin 2018 Lecture : 2 minutes.

Les phrases sont cliniques, les mots choisis avec précision. Peut-être parce qu’il s’agit de la vie d’un homme, peut-être parce qu’il s’agit de la présomption d’innocence, peut-être parce qu’il s’agit d’un pays où une expression malvenue peut avoir de fâcheuses conséquences. Avec Les Invisibles, le journaliste Antoine Albertini (Corse-Matin, Le Monde) raconte l’enquête sur l’assassinat d’un travailleur immigré clandestin, El Hassan M’Sarhati, dans la plaine orientale de la Corse.

Le meurtrier n’a laissé aucune chance à sa victime : il est arrivé derrière le Marocain, qui écoutait de la musique avec un baladeur, et lui a explosé le crâne. « La balle, une météorite de plomb durci à l’antimoine, une bonne saloperie conçue et usinée pour perforer le cuir épais des sangliers, a été propulsée du canon d’un fusil de chasse à une vitesse initiale de 430 mètres par seconde environ, a pénétré par le côté arrière droit du cou en y creusant un trou à peine assez large pour y glisser un doigt… » La description est glaciale comme un rapport d’autopsie.

Si je parle, ils me mettront une balle dans la tête », avait prédit El Hassan

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Quelques jours plus tôt, alors qu’il tournait un reportage sur l’immigration clandestine en Corse, Albertini avait rencontré El Hassan. L’homme avait raconté : « Je me suis cassé les mains en portant une caisse de fruits et le patron m’a mis dehors parce que je ne servais plus à rien. Depuis, je ne peux plus travailler et je ne peux pas non plus retourner au Maroc parce que je n’ai pas d’argent. » Malgré des réticences, il avait accepté de témoigner, à visage couvert : « Parce que si je parle, avait-il prévenu en soupirant, ils me mettront une balle dans la tête. »

Salaire de misère

Qui a pu mettre fin aux jours d’un Marocain de 40 ans, né à Taza le 1er mai 1969, ce 16 novembre 2009 ? Les pistes sont multiples, et le journaliste les explore avec minutie, en compagnie des enquêteurs. Parmi les coupables possibles, il y a le Passeur, à la tête d’une supposée filière d’immigration clandestine ; l’Agriculteur, qui apprécie une main-d’œuvre peu regardante sur les salaires de misère qu’il verse pour la récolte des clémentines ou des kiwis ; le Chasseur, qui aurait mal supporté le regard d’un Arabe sur la petite serveuse d’un bar pour laquelle il avait le béguin…

Ou encore ces petits branleurs rongés par l’ennui, le shit et la misère intellectuelle, capable d’aller faire le coup de feu pour 300 euros, parce que c’est facile et que l’on a des armes, là où vivent « les invisibles », immigrés illégaux, esclaves modernes.

Rendre visible les « damnés de la terre »

L’assassin d’El Hassan n’a pas été retrouvé, il n’y aura pas de procès. Mais Antoine Albertini dresse, avec ce livre superbe et terrifiant, un réquisitoire sans appel contre un système qui se nourrit de l’exploitation des faibles. Exhumant les liens anciens entre la Corse et l’Afrique du Nord, disséquant les logiques économiques à l’œuvre sur ce territoire pauvre et touristique, il donne un peu de visibilité à ceux qu’il nomme les « damnés de la terre ».

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« Il suffit pourtant d’ouvrir les yeux pour apercevoir cette misère du quotidien, écrit-il. Il suffit de le vouloir. Les invisibles sont partout. C’est pour cette raison qu’on ne les voit pas. »

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