En 1968, un mai sénégalais violemment réprimé

En 1968, Léopold Sédar Senghor est pris à partie par un mouvement estudiantin déterminé. Le président-poète se tirera d’affaire en misant sur son charisme, les confréries et Paris.

Des étals brûlés lors d’affrontements avec la police, en juin 1968. © AFP

Des étals brûlés lors d’affrontements avec la police, en juin 1968. © AFP

CRETOIS Jules

Publié le 31 mai 2018 Lecture : 5 minutes.

La Médina de Dakar est en ébullition en cette chaude après-midi du 29 mai 1968. Des groupes de jeunes attaquent des patrouilles de police, tentent de prendre d’assaut le domicile du ministre de l’Éducation nationale et saccagent celui d’Ousseynou Seck, commentateur de la « radio unique », Radio Sénégal. Les ruelles résonnent des explosions de grenades lacrymogènes et des sirènes d’ambulance. À l’époque, Jeune Afrique parle de « jours d’orage ».

La veille, l’université de Dakar a été bouclée. Le lendemain, le président Léopold Sédar Senghor décrète l’état d’urgence. Ces affrontements représentent l’un des pics de tension du printemps sénégalais, sans doute le plus fort qu’a connu l’Afrique de l’Ouest cette année-là. C’est cette période qu’étudie le professeur d’histoire de l’université Cheikh-Anta-Diop Omar Gueye dans Mai 1968 au Sénégal.

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Contre « l’impérialisme français »

Les jeunes qui défient ainsi le président Senghor sont notamment ceux de l’Union des étudiants sénégalais (Udes), bien implantée à l’université de Dakar. Le syndicat est l’épine dorsale de la nouvelle opposition à l’Union progressiste sénégalaise (UPS), au gouvernement. Les étudiants manifestent pour des raisons sociales, contre les réductions de bourses, mais ils demandent aussi une démocratisation du pays et critiquent « la politisation de la Cour suprême et de la Radiodiffusion nationale, la soumission inconditionnée de l’UPS à Senghor ». Les jeunes maoïstes attaquent Senghor, coupable selon eux de lier la destinée de son pays à « l’impérialisme français ».

C’est aussi cette accusation de francophilie qui anime la mobilisation de Sénégalais qui étudient à Paris et qui occupent l’ambassade sénégalaise dans la capitale française. Parmi eux, Omar Blondin Diop, brillant normalien, qui trouvera la mort, en 1973, dans des circonstances toujours peu claires alors qu’il est emprisonné sur l’île de Gorée. Acteur dans le célèbre film militant La Chinoise, de Jean-Luc Godard, Blondin Diop inspire toujours : en 2018, un artiste belge, Vincent Meessen, a présenté à Paris un film à son sujet, Juste un mouvement, dans lequel apparaît son frère, Dialo Diop, lui aussi jeune révolutionnaire à l’époque et toujours militant.

Au-delà des frontières

Les plus farouches parmi les étudiants, ceux de la trempe d’Omar Blondin Diop, s’en prennent à la « négritude » et au « socialisme à hauteur d’homme », concepts intellectuels devenus présidentiels. La contestation va poursuivre Senghor jusqu’à l’étranger. Venu chercher, en septembre 1968, le prix de la paix de l’Association des éditeurs et libraires allemands à Francfort (Allemagne de l’Ouest), il doit faire face à des manifestants d’extrême gauche qui essaient de perturber l’événement.

L’agitateur français d’origine allemande Daniel Cohn-Bendit, alors persona non grata en France et qui a rencontré Omar Blondin Diop à Paris, serait de la partie : « Je voudrais surtout que vous soyez rassurés, les manifestations organisées par Cohn-Bendit ne m’ont pas du tout impressionné », déclare le président sénégalais. Autant d’éléments qui permettent néanmoins à Gueye d’évoquer la « rivalité idéologique » entre le mouvement étudiant et le chef de l’État.

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Paris, allié militaire

Senghor passera pourtant la crise, et Gueye consacre une partie de son travail à comprendre comment – alors que l’UPS est affaiblie et mal organisée. Parmi ses plus fervents alliés, il y a bien sûr les confréries. Le calife des Mourides soutient le pouvoir, tout comme celui des Tidjanes, qui clame son attachement au président catholique lors de son discours du Mouloud, en juin 1968.

Depuis les mosquées, les confréries appellent les parents à raisonner leurs rejetons. Avec leur aide, Senghor convoie jusqu’à la capitale des ruraux pouvant faire masse face aux syndicalistes, ouvriers et étudiants. Dans la foulée, les autorités frappent le mouvement, notamment en expulsant de nombreux étudiants étrangers d’Afrique de l’Ouest.

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L’autre soutien de Senghor, c’est Paris. En vertu d’accords militaires, des soldats français débarquent à Dakar, huit ans après l’indépendance. Gueye rapporte que le président donne son accord à l’ambassadeur de France pour une exfiltration au cas où la situation s’envenimerait. Il n’en aura pas besoin, sauvé par son charisme et l’aura de son parcours.

Jeunesse panafricaniste

L’auteur de Pour une relecture africaine de Karl Marx se lance dans la bataille. Le 30 mai, il s’adresse aux jeunes prochinois : « Puisque nombre de membres de la nouvelle opposition se réclament de M. Mao Tsé-toung, je leur livre cette réflexion du “Petit Livre rouge”… » Le dirigeant puise dans son parcours politique et intellectuel pour résister face à la fronde, tout en jouant de sa capacité au compromis.

Face à une mobilisation qui tient malgré la répression, il accède, dès septembre 1968, à de nombreuses revendications du mouvement et, en premier lieu, à la reconnaissance légale de l’Udes. Pour les étudiants dakarois, le mois de mai 1968 n’est que le début d’une aventure.

Dans son ouvrage, Omar Gueye sonde toutes les idées et pratiques qui fleurissent dans la foulée du printemps dakarois et qui transforment la société sénégalaise. Au sein des groupes gauchistes scissipares éclôt ainsi un fort sentiment panafricain, vite absorbé par l’ensemble de la jeunesse, par le biais de l’action culturelle.

De Dakar au Dahomey

Un an avant le cinquantenaire de Mai 1968, une compilation d’études thématiques est parue, sous le titre Étudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968. L’ouvrage sonde l’époque sur des sujets précis, comme l’entrée dans la vie politique des jeunes Maliennes par le syndicalisme estudiantin.

Le chercheur Aimé Hounzandji, lui, se concentre sur le 1968 béninois, l’actuelle République s’appelant alors encore le Dahomey, qui est lié aux événements sénégalais. C’est en effet l’expulsion des étudiants étrangers décidée fin mai 1968 par Léopold Sédar Senghor qui provoque la contestation au Dahomey.

 400 étudiants dahoméens expulsés

Selon les mots d’un ambassadeur français en poste dans la région, Léopold Sédar Senghor dépeint les 400 étudiants dahoméens expulsés comme « brillants, mais anarchistes et indisciplinés ». Bons élèves, ils seraient des acteurs de premier plan de réseaux militants comme la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, la Feanf, très marqués par les idées panafricaines.

De retour chez eux, les étudiants vont se mobiliser avec force jusqu’en mai 1969, avec une exigence : l’ouverture d’une université dans leur pays, alors que la France et les autorités de leur gouvernement ne semblent pas pressées de mener à bien un tel projet. Ces derniers finissent pourtant par entendre la revendication : l’université du Dahomey ouvre en 1970.

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