Algérie : Issad Rebrab, un patron frondeur face au pouvoir

Le richissime industriel sème le trouble en apportant son soutien à un farouche opposant et en multipliant les attaques contre le pouvoir. Décryptage.

Issad Rebrab, PDG et propriétaire du groupe Cevital. © RYAD KRAMDI

Issad Rebrab, PDG et propriétaire du groupe Cevital. © RYAD KRAMDI

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Publié le 6 juin 2018 Lecture : 8 minutes.

Issad Rebrab, entrepreneur algérien, PDG du groupe industriel Cevital, le 21 novembre 2012. © Bruno Levy pour Jeune Afrique
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Algérie : Issad Rebrab, patron frondeur

Le richissime industriel sème le trouble en apportant son soutien à un farouche opposant et en multipliant les attaques contre le pouvoir. Décryptage.

Sommaire

«Ne me cite pas, s’il te plaît. » Ce n’est pas faute d’avoir essayé : pas une de nos sources n’assume de parler à visage découvert. Affaibli par le blocage de plusieurs projets, Issad Rebrab demeure un homme craint. « Respecté », corrige l’un de ses amis, qui jure que même ses farouches opposants lui reconnaissent un talent : celui d’avoir bâti un empire en moins d’un demi-siècle. En 2017, 2,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires. De quoi rêve-t-on encore, à 73 ans, lorsqu’on est enfin parvenu à conquérir le monde – une partie du moins – parti de rien, depuis Taguemount-Azzouz, en Kabylie ?

Ambitions politiques ?

« Il court après le pouvoir, tranche un ancien ministre. Il se voit conseiller du prince. » Et pourquoi pas roi ? À un an de la présidentielle, nombre de ses partisans lui rêvent un destin de chef d’État. Des internautes se sont même chargés de composer son gouvernement idéal : l’indépendantiste kabyle Ferhat Mehenni comme Premier ministre, l’écrivain Kamel Daoud aux Affaires étrangères. Science-fiction ? Issad Rebrab l’a maintes fois répété : la présidence de la République ne le fait pas fantasmer. L’un de ses anciens conseillers assure qu’il préfère l’ombre : « Il est accro à l’influence. »

C’est clairement une marque de soutien à la dissidence ! Et puis pourquoi impliquer ses 18 000 salariés ?

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Le 16 mai, un communiqué de Cevital publié par le site TSA-Algérie laisse pantois politiques, journalistes et hommes d’affaires. On y lit, écrit noir sur blanc, que « le président de Cevital, M. Issad Rebrab, ainsi que l’ensemble des collaborateurs du groupe […] expriment leur soutien total et leur solidarité agissante avec Me Ali Yahia Abdennour, dont le parcours, les sacrifices et le sens de la justice imposent à tous reconnaissance, respect et considération ».

Le président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, ministre sous Boumédiène, est menacé d’expulsion pour une histoire confuse de droits d’acquisition de l’appartement qu’il occupe. C’est aussi un farouche opposant à Abdelaziz Bouteflika qui plaide pour l’application de l’article 88 de la Constitution, lequel prévoit la destitution du chef de l’État pour raisons de santé.

Rapport de force

La marche organisée, dans les rues de la ville de Bejaia, par le Comité de soutien aux travailleurs de Cevital afin demander le déblocage des projets du premier groupe privé du pays. © Facebook du Comité.

La marche organisée, dans les rues de la ville de Bejaia, par le Comité de soutien aux travailleurs de Cevital afin demander le déblocage des projets du premier groupe privé du pays. © Facebook du Comité.

« Mais quelle mouche a piqué Issad ? se désole un proche. En tant qu’opérateur économique, quel besoin d’appuyer un opposant direct au régime dans un conflit avec le cadastre ? C’est clairement une marque de soutien à la dissidence ! Et puis pourquoi impliquer ses 18 000 salariés ? » « S’il veut aider, autant lui acheter un appartement plutôt que ce soutien public, raille un communicant algérois. Qu’y gagne-t-il sinon ? » « Une bonne opération de com », répond un patron de presse.

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À peu de frais, Issad Rebrab renforce son image de businessman « atypique et non soumis au pouvoir » : « C’est une façon d’amener l’opinion de son côté, parce qu’Ali Yahia est une personnalité respectée des Algériens. Rebrab a compris que ce n’est pas en étant gentil qu’il allait amadouer ceux qui lui mènent la guerre. Dans son rapport de force, tous les points sont bons à marquer. »

En filigrane, Issad Rebrab comprend que l’ordre de blocage vient de plus haut

Un épisode reste gravé dans la mémoire de l’industriel. Nous sommes en 2008. Rebrab cherche à développer un projet d’envergure à Cap Djinet, un hub portuaire de 20 km2, avec un complexe pétrochimique, une centrale électrique, une usine de construction d’automobiles, une de sidérurgie et une de dessalement d’eau de mer. L’ensemble doit générer, selon son promoteur, un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollars (29,9 milliards d’euros) à l’horizon 2025. L’homme d’affaires plaide sa cause auprès d’Ahmed Ouyahia, alors chef du gouvernement. Qui le renvoie vers Abdelhamid Temmar, ministre de l’Industrie et de la Promotion des investissements.

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En filigrane, Issad Rebrab comprend que l’ordre de blocage vient de plus haut. Un ami joue les entremetteurs avec le général Mohamed Mediène, dit Toufik, alors patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dissous en janvier 2016. Le dossier n’avance pas d’un iota. Le fondateur de Cevital finit par frapper à la porte de l’ancien président Ahmed Ben Bella, installé à l’époque à Genève, en Suisse. Chou blanc. Ben Bella s’agace même de l’activisme de celui qu’Abdelaziz Bouteflika qualifierait en privé de « Berlusconi kabyle ». À ce jour, le projet reste bloqué.

Issad Rebrab, entrepreneur algérien, PDG du groupe industriel Cevital, le 21 novembre 2012. © Bruno Levy pour Jeune Afrique

Issad Rebrab, entrepreneur algérien, PDG du groupe industriel Cevital, le 21 novembre 2012. © Bruno Levy pour Jeune Afrique

Il n’a jamais fait autant d’argent que sous Bouteflika !

À Cap Djinet comme pour l’usine de trituration de Béjaïa, le régime a-t-il voulu faire rendre gorge à Issad Rebrab ? Interrogé, le principal intéressé renvoie la balle au pouvoir. « Il faudra poser la question aux autorités algériennes », a-t-il coutume de répondre.

En mai 2016, il se fait plus explicite : « Je ne suis pas de leur clan, et, comme je ne suis pas de leur région, que j’aime mon indépendance, que je suis un électron libre, ça ne leur plaît pas. »

>>> A LIRE – Algérie : « Le gouvernement joue sa crédibilité » dans le conflit entre Cevital et le port de Béjaïa

« Il n’a jamais fait autant d’argent que sous Bouteflika ! s’offusque un ancien ministre. Vous n’avez qu’à comparer son chiffre d’affaires de 1999 à celui qu’il fait aujourd’hui. Même les stations d’essence Naftal, publiques, ont confié la gestion des supérettes à Uno, filiale de Cevital. Il n’y a aucune chasse à l’homme. »

Soupçons de régionalisme

Au siège de l’entreprise, on soutient mordicus que l’objectif reste d’« assujettir » un patron « trop affranchi ». Argument repris de concert par le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et le Front des forces socialistes (FFS), deux partis d’opposition qui, dans leurs congrès ou à l’Assemblée populaire nationale (APN), plaident pour le déblocage des projets de Rebrab.

« Toujours les mêmes réseaux sur des bases régionalistes », sourit un responsable politique. C’est peu dire que l’homme est perçu comme un héros dans sa région natale. « Issad est un vrai bienfaiteur, un patriote, insiste Mourad Bouzidi, porte-parole du comité de soutien aux travailleurs de Cevital. Il a créé des milliers d’emplois. Ce n’est pas lui qui est visé, mais la région. Le gouvernement ne veut pas de développement économique en Kabylie. »

Issad Rebrab, patron de Cevital, à Tunis le 13 mars 2013 © Ons Abid pour Jeune Afrique

Issad Rebrab, patron de Cevital, à Tunis le 13 mars 2013 © Ons Abid pour Jeune Afrique

S’il était kabylo-kabyle, les activités de son groupe se limiteraient à cette région

Rebrab lui-même, fin politique, joue cette petite musique. Et déchaîne les passions en déclarant en mai 2016, sur Berbère TV, que le pouvoir ne souhaite pas « qu’un Kabyle émerge, progresse et réussisse ». « Alors même que le Premier ministre est kabyle, tout comme le chef de file du patronat “canal officiel” », se moque un politique, en référence à Ahmed Ouyahia et Ali Haddad.

« Rebrab joue un jeu trouble », s’inquiète un entrepreneur pour qui le sponsoring du Mouloudia Olympique Béjaïa (MOB), le club de la wilaya, n’a rien d’anodin. Le contrat est rendu public le 10 mai, quatre jours avant une nouvelle manifestation des travailleurs de Cevital. « Ça flirte avec la menace à l’ordre public », accuse le même. « On est dans une dynamique de mobilisation pacifique », rassure Mourad Bouzidi. La marche du 14 mai se déroule sans accroc.

Régionaliste, Rebrab ? L’accusation fait sourire ceux qui le connaissent de longue date. « S’il était kabylo-kabyle, les activités de son groupe se limiteraient à cette région. Or l’entreprise est présente aux quatre coins du pays. » Et quand bien même les investissements s’y concentreraient davantage qu’ailleurs, le caractère singulier de la région l’expliquerait. « La Kabylie n’a pas de vocation agricole et vit peu du tourisme, explique un ami. Les deux premiers employeurs y sont l’État et Cevital. Or l’État est obligé de réduire la voilure pour cause de crise. Cevital devient seul créateur net d’emplois. » Le groupe se veut même le premier employeur privé en Algérie.

Mais l’argument des ressources humaines ne vaut pas pour le nouveau site de trituration. « L’usine de Béjaïa est déjà en sureffectif, explique un entrepreneur au fait du dossier. Ce n’est pas la trituration, avec des process fortement automatisés, qui va permettre à Cevital de créer le plus de postes. »

Com et lobbying

« Son positionnement a toujours été la victimisation », tranche un politique qui eut à croiser le fer avec lui. « Il se plaint aujourd’hui du sabotage de ses projets, mais il faisait de même avec ses concurrents du temps où ses alliés étaient au pouvoir », accuse un homme d’affaires, qui le qualifie de « tueur au visage d’ange ». L’expression fait hurler de rire les proches d’Issad Rebrab : « Encore heureux qu’il fasse du lobbying ! Ou qu’il en ait fait ! Comme tout chef d’entreprise. Ce qui est inédit, c’est que des investissements d’une telle ampleur soient gelés. »

Conseillé un temps par l’agence parisienne Publicis – le contrat, arrivé à échéance, n’a pas été renouvelé selon nos informations –, l’homme a compris très tôt le bénéfice à tirer d’une stratégie de communication bien huilée. « Publicis lui a aussi ouvert son carnet d’adresses à l’international », affirme un communicant. Certains craignent que son influence ne se soit déployée jusqu’au financement de campagnes électorales, en Algérie et à l’étranger. Aucune preuve n’étaie ces soupçons.

Autour d’Abdelaziz Bouteflika, on se dit convaincu que l’homme agit par conviction politique. Stigmates de la campagne de 2004, lorsque Issad Rebrab avait claqué la porte du Forum des chefs d’entreprise (FCE) pour protester contre le soutien à la candidature du président sortant. « Une simple analyse du rapport des forces montrait pourtant que Bouteflika avait davantage de chances que les autres candidats, rappelle un politique. Rebrab a cru pouvoir forcer le destin. » Des accusations maintes fois balayées depuis par l’homme d’affaires. Mais qui en disent long sur la défiance qu’il continue de susciter dans les hautes sphères algéroises.

Issad ne fait pas de politique. Il utilise la politique

« Ils ont peur pour leurs postes, décryptait le patron de Cevital en 2016. Ils se disent que, si ce bonhomme continue de progresser, il risque de prendre le pouvoir. Ils essaient de bloquer toute personne qui tente d’émerger. » « Ils » : le régime algérien, qui se méfie du privé. Créer et diriger une entreprise s’apparente à un parcours d’obstacles dans la très étatiste Algérie. Les acteurs économiques, proches du pouvoir ou non, le reconnaissent en privé. Certains reprochent à Issad Rebrab de la « jouer perso ».

« Je suis contre le blocage d’un investisseur, nous confie l’un d’eux. Mais la victimisation nuit au climat des affaires, qui n’est déjà pas au mieux. Son discours lui sert peut-être à débloquer ses affaires, mais c’est nous autres qui en pâtissons auprès des partenaires étrangers. »

Côté Rebrab, on jure qu’il n’y a là aucune malveillance. Tout au plus de la maladresse. « Son seul recours, c’est sa popularité », avance-t-on pour expliquer les dernières diatribes du fondateur. L’entourage dépeint un patron inquiet pour ses enfants, à qui il souhaite laisser un groupe solide, à l’abri des foucades de tel ou tel décideur. « Issad ne fait pas de politique. Il utilise la politique. » Un businessman comme un autre ?

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