Tunisie : Saber Laajili, affaire n°4919

Un an après son arrestation pour atteinte à la sûreté de l’État, ce haut cadre de la lutte antiterroriste croupit toujours en prison. Pourtant, les pièces versées au dossier d’instruction sont loin d’être accablantes. Enquête.

Une manifestante en Tunisie, le 16 septembre 2017. © ben ibrahim/NurPhoto/AFP

Une manifestante en Tunisie, le 16 septembre 2017. © ben ibrahim/NurPhoto/AFP

Publié le 13 juin 2018 Lecture : 8 minutes.

Dire que, pour Saber Laajili, cela aurait pu être une soirée de ramadan comme les autres. Mardi 30 mai 2017, il quitte sereinement La Marsa après son habituelle partie de cartes avec des amis. Arrivé dans sa rue, il aperçoit des collègues devant son domicile. Il est 1 h 30 du matin.

Le directeur de la Sûreté touristique, suspicieux, croit être la cible d’une embuscade organisée par des terroristes. En son for intérieur, il regrette de ne pas porter son arme de service. Saber Laajili est loin d’imaginer que commence pour lui un long cauchemar.

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Celui qui fut le patron de la brigade antiterroriste d’El-Gorjani est appréhendé par ceux à qui il inspirait, jusqu’à il y a peu, respect, voire admiration. Une heure plus tard, le voilà déféré devant le juge d’instruction : il est soupçonné de complot contre la sûreté de l’État.

Pas moins. Sa vie bascule. C’est ainsi que débute l’affaire n° 4919 : une intrigue digne d’un film de Costa Gavras sur fond d’argent sale, d’espionnage et de dénonciations anonymes.

Palmarès édifiant

L’accusé n’est pas n’importe qui. Sa réputation le précède. Avec ses équipes, Saber Laajili affiche un palmarès édifiant : opération déjouée contre le lycée français de La Marsa, attaque anticipée à Ben Guerdane, en mars 2016, et informations sensibles recueillies en février 2016 pour préparer le raid américain contre un camp de Daesh, à Sabratha, en Libye.

La réactivation des filières du renseignement ? À verser à son crédit aux yeux de l’opinion publique

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La réactivation des filières du renseignement ? À verser, en partie, à son crédit aux yeux de l’opinion publique. Le patron de l’antiterrorisme est même félicité par le chef du gouvernement, Youssef Chahed, après une saisie, en octobre 2016, de missiles sol-air à guidage thermique à la frontière libyenne, à Ben Guerdane.

Diplômé de droit, entré au ministère de l’Intérieur en 1993, il ne sait pas qu’il est depuis sept mois l’objet d’un signalement auprès du procureur général.

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L’informateur – dont le nom ne peut être dévoilé, secret de l’instruction oblige – est pourtant formel : Laajili traiterait avec des terroristes étrangers, en l’occurrence libyens. Et les liens, d’après cette source, outrepasseraient les prérogatives du fonctionnaire.

Comment soupçonner le patron d’une brigade antiterroriste d’entretenir des liens avec des extrémistes ?

« Mais avoir des contacts et des indicateurs est une démarche normale et courante pour ceux qui travaillent à partir du renseignement ! » plaide un proche du prévenu, encore stupéfait des chefs d’inculpation retenus. Comment soupçonner le patron d’une brigade antiterroriste, qui a contribué au rétablissement de la stabilité sécuritaire après les attentats de 2015, d’entretenir des liens avec des extrémistes ?

La question devient intention

Témoignages et documents confirment que Saber Laajili était en contact avec Chafik Jarraya, lobbyiste et sulfureux businessman tunisien réputé pour sa proximité avec des milices libyennes. Quelque temps avant son arrestation, il l’avait reçu dans les locaux du ministère de l’Intérieur.

>>> À LIRE – Tunisie : aux origines de la chute de Chafik Jarraya, l’homme qui personnifiait l’impunité de la corruption

L’homme d’affaires était accompagné d’un avocat libyen susceptible de devenir une source. Des témoins étaient présents quand Saber Laajili avait demandé à l’un de ses subalternes si l’un des terroristes libyens arrêtés en Tunisie était libérable. La question est devenue intention. Et le « super policier », suspect.

Mohamed Abbou, l’un des avocats de Saber Laajili, est outré. Militant des droits humains et membre de son comité de défense, il fait valoir que « cette demande ne constitue pas un crime. Laajili n’avait aucun pouvoir judiciaire pour faire libérer qui que ce soit et travaillait sous l’autorité du ministère public ! » La justice militaire, elle, en a décidé autrement lorsque l’accusé a été déféré.

Procédure bancale

Sept mois durant, pourtant, Saber Laajili n’a pas été inquiété. Pis : alors qu’il fait déjà l’objet de soupçons, il est muté à la direction de la Sûreté touristique, poste sensible par excellence. Nul n’imagine qu’il puisse être impliqué dans une affaire d’atteinte à la sûreté de l’État.

Après l’attentat d’El Kantaoui, en juin 2015, c’est lui qui avait été chargé de mettre en place de nouvelles normes de sécurité en coopération avec les autorités britanniques. Un paradoxe que la défense relève à peine tant les contradictions et zones d’ombre dans le dossier d’instruction lui-même lui semblent nombreuses.

Walid Boussarsar, l’un des avocats de Laajili, affirme que « le dossier est vide ». Il remarque des erreurs sur les dates : l’informateur ferait référence à une rencontre en février 2016, alors qu’en réalité elle aurait eu lieu en octobre, au moment où l’intéressé n’était pas encore en poste. La défense accuse la source du ministère de la Justice d’être coutumière des dénonciations calomnieuses.

Des documents qui disculpent Saber Laajili seraient traités avec légèreté

Walid Boussarsar évoque aussi des articles de presse ou des interventions sur les réseaux sociaux versés comme preuves au dossier sans qu’aucun recoupement ne les ait validés. Des documents qui disculpent Saber Laajili seraient, eux, traités avec légèreté.

Ils prouveraient pourtant que l’homme agissait dans le strict cadre de son travail, recevant Chafik Jarraya sur ordre de son supérieur Imed Achour, ex-directeur général des Services spéciaux, également arrêté, et avec l’approbation explicite du ministre de l’Intérieur de l’époque, Najem Gharsalli, qui est lui sous le coup d’un mandat d’amener.

Pour la défense, c’est le signe que les rencontres se voulaient bien professionnelles et qu’elles permettaient à Laajili de soutirer de précieuses informations et des contacts à Chafik Jarraya, notamment sur la Libye.

À en croire Walid Boussarsar, les incohérences de procédure seraient aussi légion : « L’informateur, qui a préféré s’adresser au sommet de l’exécutif au lieu de se tourner vers sa hiérarchie ou vers les services de l’inspection, a été orienté vers le procureur général, auquel ont recours surtout les avocats, plutôt que vers le procureur de la République. »

Plutôt que de le libérer, on a imputé à mon client une autre affaire » indique Walid Boussarsar

Aujourd’hui, la procédure piétine : « Les premiers délais légaux de rétention ont été dépassés le 26 novembre 2017. Plutôt que de le libérer, on a imputé à mon client une autre affaire. Mais sur les 6 000 pages de ce nouveau dossier, son nom n’est pas cité une seule fois ! Il a même été relaxé. »

Laajili est pourtant toujours détenu. Le comité de défense, jugeant que cette incarcération n’est conforme ni au droit international ni à la Constitution tunisienne, a porté plainte en décembre 2017 contre le gouvernement auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève. Une démarche que justifie aussi le suivi médical approximatif dont bénéficie Saber Laajili, opéré d’un cancer au cours de sa détention.

Manifestation de soutien au Premier ministre, le 26 mai 2018, place de la Kasbah, à Tunis © Nicolas Fauque/www.imagesdetunisie.com

Manifestation de soutien au Premier ministre, le 26 mai 2018, place de la Kasbah, à Tunis © Nicolas Fauque/www.imagesdetunisie.com

Mauvais signal

« Ce scénario aurait pu s’être produit sous Ben Ali, tempête Mohamed Abbou. On trouve une micro-histoire et on en fait toute une affaire. C’est du jamais vu ! » L’avocat s’alarme de l’état psychique d’Imed Achour, l’ancien directeur général des Services spéciaux : « La loi nous empêche de parler des détails de l’affaire, mais on ne peut taire les dépassements quand il touche à des vies humaines. »

La crainte ? Que cette affaire donne un coup d’arrêt à la lutte antiterroriste

« Jamais un grand sécuritaire n’a été arrêté en Tunisie ni pour corruption ni pour torture, notent des membres du comité de défense. Là, on les implique carrément dans des affaires de sûreté de l’État ! » La crainte ? Que cette affaire donne un coup d’arrêt à la lutte antiterroriste.

« Les hommes de la Sûreté ont vu leurs chefs arrêtés pour avoir simplement fait leur travail. De peur de subir les mêmes accusations, ils ont cessé de travailler. Un climat de suspicion règne au sein des services de la Sûreté de l’État, avec tous les dangers que cela entraîne », souligne l’historien et opinioniste Abdelaziz Belkhodja.

Le message aux sécuritaires est clair. Si tu fais ton travail, tu risques la prison » se désolent des cadres du ministère de l’Intérieur

« Le message aux sécuritaires est clair. Si tu fais ton travail, tu risques la prison. D’où prend-on les informations si ce n’est auprès des indicateurs ? » se désolent des cadres du ministère de l’Intérieur, qui notent que seul le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI) a exprimé sa solidarité à Laajili.

Les ONG de défense des droits de l’homme se montrent, elles, timorées. Sollicité par la famille, Human Rights Watch n’a pas donné suite, comme s’il était gênant de défendre les droits d’un ancien chef de la police.

Défaillance

Depuis la chute du régime de Ben Ali, le système sécuritaire est au centre de nombreuses polémiques et remises en question, notamment par la société civile. Il a également été visé par des tentatives de noyautage par des partis politiques. Mais, par le passé, les dossiers restaient tuniso-tunisiens.

Le cas Saber Laajili amène des conclusions infiniment plus graves. D’abord, il signe l’aveu de défaillance des autorités tunisiennes. Comment expliquer sinon qu’elles aient pu nommer, puis promouvoir, à des postes de haute responsabilité de potentiels complices de terroristes ? La question reste à ce jour sans réponse.

La dimension politique de l’affaire est indéniable

L’affaire n°4919 semble aussi mal ficelée. En évoquant une collusion avec une armée étrangère, l’État semble reconnaître les milices libyennes comme une armée légitime. Or ce n’est pas la position de la diplomatie tunisienne.

Erreur de terminologie ? Cafouillage à mettre sur le compte de la précipitation des instructeurs ? Dans tous les cas, la dimension politique de l’affaire est indéniable. « Qui est derrière tout cela ? » s’interroge un proche de Laajili. Mystère…

Les protagonistes

• Saber Laajili : directeur de la sûreté touristique et ex-patron de la brigade antiterroriste d’El-Gorjani

• Imed Achour : directeur général des services spéciaux

• Najem Gharsalli : ministre de l’Intérieur

• Chafik Jarraya : homme d’affaires et lobbyiste

• L’informateur : dénonce la teneur d’un entretien entre Saber Laajili, Chafik Jarraya et un avocat libyen

• Le cabinet du Premier ministère : adresse l’informateur au procureur général

• Le procureur général : transmet l’affaire à la justice militaire, laquelle décide d’ouvrir une instruction pour atteinte à la sûreté de l’État

Saber Laajili en quelques dates

• 1967 : Naissance à Tunis

• 1992 : Diplôme de droit, université de Marrakech (Maroc)

• 1993 : Intègre le ministère de l’Intérieur

• 1993-2007 : En poste dans plusieurs villes, dont Zarzis, Bizerte et Kélibia

• 2007-2016 : Rejoint la brigade économique à Tunis

• Novembre 2016 : Directeur de la Brigade antiterroriste d’El-Gorjani

• Février 2017 : Directeur de la Sécurité touristique

• Mai 2017 : Incarcéré à la prison d’El Mornaguia

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