Électricité : en coulisses, Yaoundé et Actis se préparent à l’affrontement

Les désaccords se multiplient entre le gouvernement et le fonds d’investissement, actionnaire de référence d’Eneo, pierre angulaire du système électrique camerounais. Au cœur du conflit, le renouvellement anticipé du contrat de concession de l’énergéticien.

Une ligne de distribution Eneo à Douala, au Cameroun, construite en 2015. © Nicolas Eyidi pour J.A.

Une ligne de distribution Eneo à Douala, au Cameroun, construite en 2015. © Nicolas Eyidi pour J.A.

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Publié le 10 juin 2018 Lecture : 5 minutes.

Un point pour Actis. Le 31 mai, à l’occasion du Conseil de cabinet présidé par le Premier ministre, Philémon Yang, le nouveau ministre de l’Eau et de l’Énergie, Gaston Eloundou Essomba, a dû faire machine arrière. Il a officialisé le report, à la fin de 2018, du retrait de la gestion du réseau de transport d’électricité du portefeuille d’Energy of Cameroon (Eneo), filiale à 56 % du fonds d’investissement britannique. Son transfert définitif à la Société nationale de transport d’électricité (Sonatrel) devait initialement intervenir le 1er juin, mais cette dernière, créée il y a trois ans à peine, n’en a « manifestement pas encore la capacité », selon une source proche du dossier.

>>> A LIRE – Face à face : les énergies contraires de David Grylls (Actis) et Séraphin Fouda (Eneo) au Cameroun

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Le 3 mai, moins d’une semaine après la signature de l’accord qui entérinait la décision de l’État, Paul Owers, le responsable juridique du fonds, avait envoyé un e-mail cinglant à M. Essomba. « Actis vous informe qu’elle s’opposera vigoureusement à toute tentative de résilier la concession de transport ou d’effectuer un transfert des actifs de transport à Sonatrel. » De fait, il estime que ce changement doit s’effectuer selon des « conditions suspensives » contenues dans le contrat-cadre de concession, ouvrant à « des indemnités dues à Eneo ».

Renouvellement du contrat de concession d’Eneo

Cette compensation pour les investissements consentis n’a pas encore été évaluée, mais le chiffre de 50 milliards de F CFA (76 millions d’euros) circule déjà dans quelques salons de la capitale. S’y ajouterait une autre, de 9 milliards de F CFA cette fois, concernant la cession de trois barrages de retenue à Electricity Development Corporation (EDC), qui gère le patrimoine hydroélectrique. Des réclamations inacceptables pour Yaoundé, qui campe sur un article du décret de création de la Sonatrel excluant explicitement le paiement d’une quelconque indemnité.

Cette passe d’armes n’est que le dernier avatar d’un conflit larvé qui a pour objet le renouvellement du contrat de concession d’Eneo, dont le mandat s’achève en 2021. Actis, emmené par David Grylls, directeur associé chargé de l’énergie, pousse à une reconduction anticipée au nom des investissements à engager, quand l’État renâcle sans jamais dévoiler ses intentions véritables. Actis a sous le coude un atout de taille : le projet Nachtigal (420 MW), développé par EDF. Ce barrage devait à l’origine être livré en 2020. Mais le closing financier n’est toujours pas intervenu à l’heure où nous écrivions ces lignes, et sa réalisation est désormais reportée à 2022, au mieux.

Tout leur business plan a été conçu autour de la production », invoque un expert

Le 25 mai, alors que des négociations à Paris entre des experts camerounais et les bailleurs de fonds du projet s’enlisaient, Gaston Eloundou Essomba débarquait toutes affaires cessantes dans la capitale française pour tenter de dénouer ce qui pouvait l’être. Sans succès. La Banque mondiale, IFC, l’AFD et Proparco ont dénoncé, entre autres, la « posture relativement unilatéraliste » de Yaoundé à propos du transfert du réseau de transport. Surtout, ils ont depuis longtemps décidé de conditionner leur signature à celle du contrat d’énergie qui doit déterminer le prix de l’électricité produite par Nachtigal. Un contrat qui nécessite l’accord… d’Actis. Balle au centre.

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Depuis l’apparition du contentieux, au nom des intérêts de la Couronne, le ministère des Affaires étrangères britannique a dépêché à plusieurs reprises des diplomates à Yaoundé pour plaider la cause de ce qui fut une émanation de l’ancienne agence de développement du Royaume-Uni (CDC). Sans résultats pour l’instant. Au contraire même, les nerfs britanniques sont mis à rude épreuve en permanence.

Dans une note datée du 24 avril, Ferdinand Ngoh Ngoh, secrétaire général de la présidence, a transmis à son homologue de la primature, Séraphin Magloire Fouda, le souhait de Paul Biya de renouveler le bail de l’énergéticien pour dix ans… mais uniquement sur le segment de la distribution. Une offre proposée trois jours plus tard à Actis… et rejetée presque aussitôt. « Tout leur business plan a été conçu autour de la production », invoque un expert consulté par nos soins.

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Les autorités prêtes à calmer le jeu

« La production oui, mais en excluant les barrages de Song Loulou (384 MW) et de Lagdo (72 MW), dont la réhabilitation requiert plus de 172 milliards de F CFA qu’Actis ne veut pas payer », peste une source camerounaise. « Leur but est de conserver uniquement le barrage d’Édéa (276 MW), qui alimente directement Aluminium du Cameroun (Alucam), leur premier client », poursuit-il. Quoi qu’il en soit, la manœuvre camerounaise visant à retirer la production du contrat de concession n’a pas été du goût des bailleurs de fonds de Nachtigal, qui n’ont pas hésité à dénoncer « les sous-entendus » de l’offre amputée de la production faite par les autorités camerounaises. Une attitude qui laisse même craindre pour Actis une renationalisation.

Au moment où la possibilité d’une procédure d’arbitrage est évoquée, Gaston Eloundou Essomba s’est dit prêt à dialoguer

Alors qu’il a décidé de céder la moitié de ses parts (15 %) dans la société chargée de la mise en œuvre du barrage de Nachtigal à Africa50 – la banque d’investissement spécialisée dans les infrastructures de la BAD –, le gouvernement a semblé ces derniers jours vouloir calmer le jeu. Au moment où plusieurs sources proches du dossier évoquent désormais la possibilité d’une procédure d’arbitrage, Gaston Eloundou Essomba s’est dit prêt à dialoguer et a assuré qu’aucune décision n’était définitivement arrêtée, attendant sans doute de nouvelles directives en provenance du palais d’Etoudi.

« À l’approche de la présidentielle, en octobre, et de la CAN de football 2019, Paul Biya va devoir finement jouer pour préserver les intérêts du pays, tout en donnant satisfaction aux investisseurs potentiellement intéressés par le secteur électrique », rappelle notre analyste.

Vent de renationalisations ?

Au Cameroun, en cette période préélectorale, le climat est à la renationalisation. Ainsi, depuis le 1er mai, l’entreprise publique Camwater a officiellement repris la concession de gestion de l’eau potable à la Camerounaise des eaux contrôlée pendant dix ans par un consortium marocain conduit par l’Onee (Office national de l’électricité et de l’eau potable).

Le secteur électrique pourrait connaître un sort similaire. D’après un ancien cadre d’Eneo, « le mouvement d’autoprivatisation est traditionnellement fort au Cameroun. Beaucoup de gens pensent qu’on ne peut décemment laisser une entreprise qui pèse près de 450 millions d’euros de chiffre d’affaires comme Eneo à un opérateur étranger ». De là à penser que Yaoundé partage cette vision…

Qui sortira le chéquier ?

Yaoundé estime que le financement de la réhabilitation des barrages de Song Loulou (384 MW) et de Lagdo (72 MW), principaux ouvrages des réseaux camerounais, incombe à Eneo. Mais pour la Banque mondiale, la BAD, l’AFD, la BEI et la délégation de l’UE, c’est à l’État de signer le chèque de 172 milliards de F CFA (262 millions d’euros).

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