Crise en Tunisie : pourquoi l’automne sera chaud
Chômage, inflation, dévaluation du dinar, croissance en berne… Les ingrédients d’une crise sociale d’envergure sont réunis. Enquête.
Jamais deux sans trois ? La rumeur d’une nouvelle augmentation des prix de l’essence – après celles du 1er janvier et du 1er avril – s’est faite si insistante ces dernières semaines qu’elle a contraint Khaled Kaddour, ministre de l’Énergie, des Mines et des Énergies renouvelables, à sortir de son silence, le 19 juin, avec un ferme démenti. Avant d’être lui-même démenti vingt-quatre heures plus tard par le ministre des Finances, Ridha Chalghoum. « On va encore ponctionner les automobilistes. L’État, qui ne règle pas les problèmes de transport urbain, se paie par les taxes qu’il prélève, mais rechigne à augmenter nos tarifs », peste un chauffeur de taxi.
Le pays s’enfonce économiquement », se désole le député indépendant Mondher Belhaj Ali
Kaddour a éludé un point important : remontée des cours oblige, la plupart des prévisions du gouvernement sont déjà caduques, comme la loi de finances 2018, fondée sur une estimation du baril de pétrole à 40 dollars (environ 35 euros) et qui prévoyait une mobilisation de recettes de 9,5 milliards de dinars (3,1 milliards d’euros), ainsi qu’un service de la dette à hauteur de 8 milliards de dinars. Irréalisable désormais.
« Le pays s’enfonce économiquement, se désole le député indépendant Mondher Belhaj Ali. Il n’y a pas de solutions radicales. Nous allons vers des temps difficiles. » Ils le sont déjà ; Raya préfère l’épicier du coin, où les tentations sont moindres, au supermarché, et a rayé le poisson, hors de prix, de ses achats. « J’économise pour payer mes factures. Celle de l’électricité a flambé, et on nous annonce encore des augmentations », s’affole cette quinquagénaire, cadre dans une banque.
Indicateurs au rouge
Difficile de lui donner tort. Les indicateurs macroéconomiques donnent le tournis. En 2017, le dinar a perdu environ 21 % de sa valeur par rapport à l’euro et près de 6 % par rapport au dollar. La dégringolade est telle depuis le début de l’année que les réserves de change ne s’élèvent plus désormais qu’à soixante et onze jours d’importation. Et cela n’est pas près de s’arrêter : dans son dernier rapport, le FMI recommande une plus grande souplesse monétaire pour permettre au dinar de se rapprocher de sa valeur réelle.
La reprise de la croissance par la consommation est impossible », regrette Mondher Belhaj Ali
Pour juguler l’inflation – 7,7 % en un an –, la Banque centrale de Tunisie (BCT) vient d’augmenter d’un point son taux d’intérêt directeur. Un pansement sur une jambe de bois. « Isolées, les mesures prises par la BCT ne peuvent produire d’effets positifs. L’économie est à l’abandon », déplore l’économiste Ezzeddine Saïdane, qui note avec une pointe d’inquiétude que le déficit commercial ne fléchit pas et qu’une levée de fonds sur le marché international a été reportée après la dégradation de la note souveraine tunisienne. Le pays vit sous perfusion des bailleurs de fonds internationaux faute de reprise dans les secteurs clés comme la production de phosphates.
« Dans le contexte actuel, il faut oublier la relance de l’investissement, regrette Mondher Belhaj Ali. La reprise de la croissance par la consommation est impossible et, en ce qui concerne nos exportations, tous les intrants ont vu leur prix augmenter. »
Même le BTP est à la peine. Fahmi Chaabane, président de la Chambre syndicale nationale des promoteurs immobiliers, a assuré, fin mai, que seuls vingt-quatre appartements avaient été vendus par l’ensemble des professionnels au début de 2018.
Le feu social couve
Le gouvernement entend ces arguments, mais ne compte pas en tenir compte, à en croire les chefs d’entreprise conviés au ministère des Finances pour une réunion au lendemain de l’Aïd el-Fitr. Au cours de la conversation, le secrétaire général vend la mèche : le coût de l’investissement, les destructions d’emplois, le ralentissement de la consommation et le renchérissement du crédit pour les ménages passent au second plan. L’objectif majeur reste la maîtrise de l’inflation pour rassurer le FMI avant le déblocage d’une nouvelle tranche du prêt, examinée au début de juillet.
Il n’empêche. Le feu social couve. Et la grogne menace de rallumer des foyers protestataires. La toute-puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT) constate une rapide dégradation dans certains secteurs. L’enseignement supérieur, par exemple, paralysé pendant six mois par une grève des enseignants. Idem pour l’éducation. La santé aussi : près de deux cents médicaments sont en rupture de stock ou distribués au compte-goutte. En cause, la situation de la Pharmacie centrale, qui détient le monopole de l’importation des médicaments, et qui ne parvient plus à payer ses fournisseurs faute d’avoir été payée elle-même par les caisses sociales.
L’UGTT ne peut être spectatrice de cette débâcle », confie Noureddine Taboubi
« Sans parler des jeunes qui quittent le pays et périssent en mer », ajoute Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT. Le naufrage d’une barque au large de Kerkennah le 3 juin a ému le pays et provoqué des émeutes dans le Sud tunisien, dont étaient originaires une partie des 84 victimes. « L’UGTT ne peut être spectatrice de cette débâcle », confie Taboubi, qui assure que la centrale suggérera des modifications au document ratifié sous la présidence de Béji Caïd Essebsi par diverses formations politiques, des instances nationales et le patronat, le fameux accord de Carthage.
Tête de Janus
Ratifié en 2016, il est suspendu tant les signataires peinent à accorder leurs violons sur le sort à réserver au chef du gouvernement, Youssef Chahed. Les juristes en dénoncent jusqu’au principe. « C’est un transfert d’institutions, analyse le constitutionnaliste Kaïs Saïed. Le centre de gravité est déporté vers la présidence et ne respecte pas l’esprit de la Constitution. Si bien que le système politique tunisien est comme Janus, il a deux visages et est à deux vitesses. »
« Il y a l’économie parallèle… et la politique parallèle, abonde Ezzeddine Saïdane. La feuille de Carthage évalue un gouvernement en son absence, trace sa politique, mais l’écarte du processus. La situation est kafkaïenne, et le gouvernement dépassé. » « Chahed, choisi par BCE, est davantage secrétaire d’État à la présidence que patron de l’exécutif. Lorsqu’il prend des initiatives ou une certaine distance, il est rappelé à l’ordre », note Kaïs Saïed, qui n’oublie pas que la situation actuelle n’est que la triste répétition du scénario qui avait conduit à la démission du précédent Premier ministre, Habib Essid.
« Quand on voit les luttes politiques stériles, on se demande qui est à la barre, qui définit les stratégies de sortie de crise, qui est chargé des prévisions, même basiques, sur la dette alors même qu’on risque le rééchelonnement », s’interroge Saïdane. À l’en croire, l’accord de Carthage serait devenu un boulet politico-économique. « Le blocage est total, constate le député Mondher Belhaj Ali. En panne, le pays a besoin de décisions courageuses. »
Il est sans doute un peu tard pour en prendre. « On n’engage jamais de réforme à un an d’élections nationales », assène Hassan Zargouni, analyste et patron de Sigma Conseil. Une manière de résoudre, au moins jusqu’à la présidentielle et aux législatives de 2019, un volet d’une crise devenue également institutionnelle. Entre-temps, la Tunisie est passée de l’anesthésie du ramadan à l’euphorie du Mondial de football. « Entre-temps, l’usure nous tue », corrige l’entrepreneur Khaled Azaiez.
Ce qu’en dit l’opinion publique
63,9 %
des Tunisiens se disent optimistes
56,8 %
estiment que la situation économique est mauvaise
16,6 %
considèrent que la menace terroriste est élevée
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