Télécoms : Rob Shuter met MTN au pas

Un an après sa prise de fonctions à la tête de MTN, le dirigeant sud-africain Rob Shuter est parvenu à redresser les résultats d’un groupe en plein doute. Décryptage d’une méthode qui remet la rentabilité au centre des objectifs.

Sous l’impulsion du nouveau patron, le groupe a réalisé l’an passé un bénéfice de 306 millions d’euros. © Bloomberg via Getty Images

Sous l’impulsion du nouveau patron, le groupe a réalisé l’an passé un bénéfice de 306 millions d’euros. © Bloomberg via Getty Images

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Publié le 24 juin 2018 Lecture : 11 minutes.

Chaque jour, 217 millions de personnes dans vingt-deux pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient échangent dans plus d’un millier de langues (de l’araméen au zoulou) sur le réseau de MTN. Depuis quinze mois, l’intendant général de cette Babel moderne est Robert Andrew Shuter. Débauché à Amsterdam chez le grand rival britannique Vodafone, dont il dirigeait le pôle Europe, « Rob » débarque à MTN avec un goût reconnu pour l’effort de longue haleine. Triathlète bientôt quinquagénaire, ce natif de Johannesburg a déjà participé cinq fois à Ironman, épreuve mondialement connue et redoutée comprenant 3,8 km de natation, 180 km de cyclisme et un marathon.

Si la direction du leader panafricain des télécoms n’a jamais été une sinécure, peut-être faut-il aujourd’hui un « sportif forcené », selon les propres mots de son nouveau patron, pour redresser un navire qui, depuis trois ans, navigue par une mer formée. Ébranlé par une amende record de 5,2 milliards de dollars (4,7 milliards d’euros) imposée par le régulateur nigérian en octobre 2015, pour ne pas avoir déconnecté à temps 5,2 millions de cartes SIM non identifiées, le groupe parvient, en négociant, à ramener celle-ci à 1,7 milliard l’année suivante. Mais les conséquences ont été violentes : MTN a enregistré une perte de 214 millions d’euros en 2016, son premier résultat négatif en vingt ans.

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Pas de triomphalisme devant les bonnes performances annoncées

Un an après sa prise de fonctions, c’est un Rob Shuter satisfait, mais nullement triomphant, qui a annoncé début mars le retour dans le vert, avec un bénéfice de 306 millions d’euros : « MTN a réalisé une performance globale solide, avec des avancées sur de nombreux fronts, malgré des conditions économiques difficiles ainsi que des défis opérationnels et réglementaires sur certains marchés. »

Expert-comptable formé chez Deloitte, Rob Shuter sait qu’on ne lui fera pas de cadeau. Le recrutement de ce manager blanc à la tête du fleuron du capitalisme noir en Afrique du Sud, fondé avec l’appui du gouvernement Mandela en 1994 et dont le premier actionnaire est le fonds de pension national Public Investment Corporation, a provoqué une impressionnante levée de boucliers. « La décision prise par MTN démontre l’absence de pensée rationnelle du conseil d’administration », a regretté Mncane Mthunzi, président du Black Management Forum.

Mais Rob Shuter doit encore faire ses preuves. Les bénéfices réalisés tiennent, pour une part non négligeable, à la fin du paiement de l’amende au Nigeria, qui avait grevé de 728 millions d’euros l’excédent brut d’exploitation (Ebitda) en 2016. La résolution du litige avec les autorités d’Abuja est due à Phuthuma Nhleko, président du conseil d’administration, qui avait également endossé entre novembre 2015 et le début de 2017 le rôle de directeur général, qu’il avait déjà occupé de 2002 à 2011.

Avec la chute du naira nigérian, le chiffre d’affaires a baissé de 10 % en 2017

Le groupe panafricain n’est pas sorti d’affaire. Tant s’en faut. Affecté par la chute du naira nigérian, le chiffre d’affaires a baissé de 10 % l’année dernière, pour s’établir à 132,8 milliards de rands (8,9 milliards d’euros), son plus bas niveau depuis cinq ans. La rentabilité des fonds propres végète à 4,5 %, un pourcentage bien au-dessous de la moyenne du secteur des télécoms (13,9 %) et du marché sud-africain (13,4 %), selon le gestionnaire d’actifs américain Morningstar.

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À ces défis opérationnels s’ajoutent des catastrophes exogènes – des « défis », selon l’euphémisme de son directeur général – avec lesquelles MTN doit composer. Citons pêle-mêle l’expulsion temporaire du directeur général au Bénin (voir ci-dessous), l’obligation de préparer simultanément deux introductions en Bourse (IPO), à Lagos (concession négociée pour réduire l’amende au Nigeria) et à Accra (obligatoire pour obtenir la licence 4G), l’imposition par Yaoundé du blocage de l’internet mobile dans le Cameroun anglophone en crise, la guerre en Syrie et au Yémen, l’instabilité dans les deux Soudans, la restauration par Donald Trump des sanctions américaines contre l’Iran, troisième marché du groupe, auxquelles s’ajoute une nouvelle procédure judiciaire pour corruption (la cinquième, après quatre tentatives infructueuses) engagée en Afrique du Sud par Turkcell, qui accuse MTN d’avoir obtenu à son détriment sa licence iranienne en 2005 en recourant à des pratiques illicites…

Devant les analystes financiers, le patron de MTN revient patiemment et méthodiquement sur son plan de relance, qui tient en six lettres : « Bright » (« brillant », en anglais). C’est à la révision systématique de la stratégie de MTN avec son état-major que Rob Shuter a consacré ses premiers mois à la tête du groupe. « Bright repose sur six piliers : une meilleure (Best) expérience-client, un focus sur la rentabilité (Return) et l’efficacité, la dynamisation (Ignite) des performances commerciales, la croissance (Growth) à travers les données et les services numériques, le fait de gagner les cœurs (Hearts) et les esprits, et l’excellence technologique (Technology) », précise-t-il.

Insistant sur l’amélioration de la qualité du réseau, le groupe opte aussi pour une stratégie marketing plus ciblée

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Derrière le jeu de mots sur les sens propre et figuré de « brillant », on retrouve des objectifs on ne peut plus pragmatiques. « Évidemment, nous voulons que nos clients aient une expérience formidable avec MTN, mais nous avons aussi un agenda commercial. Le fait de ne pas retenir ses clients représente un grand coût invisible dans le compte de résultat d’un opérateur de téléphonie mobile », a-t-il rappelé en août 2017, lors de son premier grand oral devant la communauté financière invitée au siège de Joburg. Aussi, ses équipes ont mis l’accent sur l’amélioration du taux de recommandation net (NPS), qui mesure la propension d’un client à recommander à un proche de s’abonner. Insistant, d’une part, sur l’amélioration de la qualité du réseau, le groupe opte, d’autre part, pour une stratégie marketing plus ciblée. Au début de 2017, il confie un mandat global (publicité, marketing, relation presse…) à Omnicom, qui s’est imposé sur la dernière ligne droite devant Publicis et WPP, dont une filiale dirigeait la communication de MTN South Africa. Résultat : le score NPS a une progression à deux chiffres dans cinq pays au second semestre de 2017 (Côte d’Ivoire, Cameroun, Ghana, Ouganda et Nigeria). Coleader du classement NPS seulement en Afrique du Sud en début d’année, il finit numéro un également en Iran et en Ouganda. MTN vise la première place dans ces sept marchés clés.

Rob Shuter entend refaire de l’opérateur panafricain la redoutable machine de guerre qui générait, bon an mal an, entre 1,6 milliard d’euros et 2 milliards d’euros de bénéfice au début de la décennie. « Le cash est roi », répète celui qui a dirigé pendant huit ans la banque de détail du colosse sud-africain Nedbank. En 2009, au coude-à-coude avec son collègue Mike Brown pour prendre la direction générale du groupe bancaire, il perd son duel et démissionne pour rejoindre comme directeur financier, quelques mois plus tard, l’opérateur de télécoms sud-africain Vodacom, filiale de Vodafone. De son expérience de financier, il a conservé l’obsession de la rentabilité et les codes de langage. « Pour attirer les investisseurs, nous rivalisons avec d’autres opérateurs centrés sur les marchés émergents. Nous voulons donc « surperformer » notre groupe de pairs. Nous voulons délivrer l’alpha [écart entre la performance d’un titre et l’indice de référence] dans notre environnement macro[économique] », martelait-il en août 2017 devant les analystes financiers.

Approche commerciale plus agressive

Cela passe d’abord par un contrôle drastique des dépenses, estime Rob Shuter, qui privilégie la stabilité du réseau et raille volontiers chez ses concurrents « la course aux armements nucléaires pour avoir la vitesse de téléchargement 4G la plus rapide dans tel ou tel coin… Les temps sont durs et nous devons nous assurer de miser chaque rand au bon endroit ». L’an dernier, la trésorerie absorbée par des dépenses d’investissement a été réduite d’un tiers. Parallèlement, le cash net dégagé par les activités d’exploitation a bondi de 14,4 %, pour s’établir à 23,7 milliards de rands.

Mais les objectifs de rentabilité de MTN ne peuvent être atteints en restant sur la défensive, par la seule réduction des dépenses, sans une approche commerciale plus agressive. Aussi, avant même l’arrivée aux commandes de Rob Shuter, la direction du groupe a-t-elle été profondément remaniée, avec pas moins de dix nominations au sommet de sa hiérarchie et en piochant copieusement chez Vodafone, présent dans huit pays africains, et dans les plus grandes banques du continent (lire ci-contre). La politique de rémunération du top management a été revue : des cibles de croissance du chiffre d’affaires et de l’Ebitda ont été ajoutées à celles liées aux flux de trésorerie et au rendement total des capitaux propres. Par ailleurs, dès sa prise de fonctions et souvent accompagné de son directeur financier, Ralph Mupita, le CEO enchaîne les missions sur le terrain pour rencontrer les équipes locales, s’informer directement de leurs difficultés et les remobiliser. « Je pense que j’ai passé plus de nuits dans un avion que dans mon lit », confessait durant les premiers mois ce père de trois enfants.

Pour avoir une idée plus claire du véritable périmètre de MTN et de ses marges de croissance réelle, le patron redéfinit la notion d’abonné, excluant les usagers « accidentels » ne générant des revenus que par les SMS sponsorisés qu’ils reçoivent des annonceurs ou consommant à peine 1 MB de données par semaine. Couplée aux désabonnements de cartes SIM non identifiées, cette redéfinition a des effets sévères : pas moins de 7 millions d’« abonnés » disparaissent au Nigeria. En un an, le groupe perd un abonné sur dix. Mais l’effort paie. MTN boucle l’année avec un chiffre d’affaires mensuel moyen par usager (Arpu) en progression au Cameroun (+ 19 % en devise locale), au Nigeria et en Iran (+ 35 %), en Afrique du Sud (+ 7 %), au Ghana (+ 33 %), mais essuie des déconvenues en Côte d’Ivoire et au Congo, où il recule.

Les bases sont en place pour permettre à MTN de générer une forte croissance à moyen terme, a déclaré Shuter lors de la présentation des résultats annuels

Cette clarification effectuée, Shuter peut maintenant mettre en œuvre son plan de croissance : « Nous visons la position de numéro un ou de numéro deux sur tous nos marchés. Et nous voulons prendre une part disproportionnée des revenus et de l’Ebitda », explique Rob Shuter. Le manager pointe le potentiel démographique et la forte progression de la consommation de données mobiles dans les zones d’implantation du groupe. « Ce sont 45 millions d’usagers potentiels de plus d’ici à 2021, rien que par la croissance démographique, et 500 millions d’abonnés à la data encore à conquérir », rappelait-il aux investisseurs en août 2017. Au premier trimestre de 2018, le groupe comptait 22 millions d’usagers de sa solution de paiement MTN Money, et 66 millions d’abonnés actifs à la data. L’objectif est d’atteindre d’ici à quelques années 300 millions de clients, dont 200 millions d’abonnés payants aux données mobiles et 100 millions d’usagers des services numériques (mobile money, musique, vidéo…).

L’opérateur entend pour cela multiplier les accords dans le domaine des services numériques. Il a signé au début de l’année un partenariat panafricain avec le groupe Ecobank dans le secteur du mobile money et mise encore sur une plus-value, qui peine à se matérialiser, pour ses investissements dans le groupe d’e-commerce Jumia. En Iran, la plateforme de VTC Snapp (l’équivalent local d’Uber), dans laquelle le groupe a investi, réalise plus de 1 million de courses par jour. Bien qu’en nette progression, les revenus tirés de la data (+ 33 % en 2017) et des services digitaux (+ 14 %) ne représentent qu’un tiers du chiffre d’affaires de MTN. C’est loin des performances de leaders comme le kényan Safaricom, où ils dépassent ceux tirés de la voix et des SMS.

« Nous sommes convaincus que les bases sont en place pour permettre à MTN de générer une forte croissance à moyen terme. Grâce à la poursuite de la mise en œuvre de notre stratégie Bright, nous anticipons une amélioration de la croissance du chiffre d’affaires et de l’Ebitda afin de soutenir une accélération des flux de trésorerie et une amélioration des rendements », a insisté le patron lors de la présentation des résultats annuels.

Malgré l’infernal agenda boursier du groupe, qui doit boucler ses deux IPO avant la fin de l’année, et les difficultés réglementaires, sécuritaires et monétaires qui nuisent à sa rentabilité, le patron de MTN reste confiant. Il a promis aux actionnaires un dividende de 500 centimes de rand par action en 2018, soit 50 de plus que l’an dernier. Et entend le maintenir en hausse de 10 % à 20 % par an, à moyen terme. « J’ai été comme ça toute ma vie. J’aime faire les choses à fond », confiait Rob Shuter, il y a dix ans, à un journaliste sud-africain. Aujourd’hui, c’est aux 15 900 employés du mastodonte MTN de suivre sa cadence.

Edoh Kossi Amenounve, directeur général de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) : « Avoir des milliers d’actionnaires locaux est une protection »

Edoh Kossi Amenounve (Togo), directeur général de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) d'Abidjan, à Paris, le 30 septembre 2013. © V. Fournier/JA

Edoh Kossi Amenounve (Togo), directeur général de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) d'Abidjan, à Paris, le 30 septembre 2013. © V. Fournier/JA

« Nous souhaitons que MTN Côte d’Ivoire et MTN Bénin soient cotés à la BRVM [Bourse régionale des valeurs mobilières]. Nous avons eu quelques échanges préliminaires avec eux, mais nous sommes prêts à aller plus loin. Le groupe semble ouvert à cette idée, comme le montrent les projets d’introduction de leurs filiales au Nigeria Stock Exchange (Lagos) et au Ghana Stock Exchange (Accra). Avoir des actionnaires locaux peut constituer un appui vis-à-vis d’un ensemble d’évolutions réglementaires difficiles à anticiper. Avoir des milliers d’actionnaires locaux, comme cela est le cas notamment pour Sonatel, peut décourager certaines ambitions… »

Cap sur le Sud…

Mauritanie, Sénégal, Éthiopie, Acwa avoue qu’il scrute avec attention l’Afrique subsaharienne. Sa capacité à proposer des projets dans lesquels le prix de vente de l’électricité oscille entre 2 et 6 cents le kWh en fait un candidat sérieux, quand les tarifs proposés par les autres entreprises sont en général bien supérieurs. JW

… et l’Éthiopie dans le viseur

Il a fallu moins de vingt-quatre heures à l’état-major de MTN pour réagir aux déclarations du gouvernement éthiopien annonçant l’ouverture du capital d’Ethio Telecom. Le 6 juin, le groupe sud-africain s’est dit très intéressé par cette possibilité. Depuis, Addis-Abeba a précisé qu’elle entendait scinder sa compagnie en deux entités dont les actionnariats seront ouverts à hauteur de 30 % à 40 % à un partenaire figurant dans le top 10 mondial du secteur. Le rival sud-africain Vodacom, filiale de Vodafone, a lui aussi fait part de son intérêt. L’Éthiopie, marché de 100 millions d’habitants, ne compte pour l’heure qu’un opérateur en situation de monopole. Un cas unique en Afrique. JC

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