Algérie : « Le Livre d’Amray », Yahia Belaskri et la pénurie d’amour

Avec « Le Livre d’Amray », l’Algérien Yahia Belaskri explore l’histoire de son pays à travers le destin d’un homme poussé peu à peu vers la folie.

Le Livre d’Amray, de Yahia Belaskri, éd. Zulma, 144 pages, 16,50 euros © Photo de couverture.

Le Livre d’Amray, de Yahia Belaskri, éd. Zulma, 144 pages, 16,50 euros © Photo de couverture.

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Publié le 5 juillet 2018 Lecture : 3 minutes.

Depuis Le Bus dans la ville, son premier roman publié en 2008, Yahia Belaskri a exploré de vastes territoires littéraires : la nouvelle, les récits historiques et photographiques, l’essai collectif… L’écrivain algérien né à Oran en 1952 visite ainsi les lieux, les époques, les figures qui transcendent la misère autour d’eux. À la lisière du désespoir jaillissent une volonté, une grâce, une poésie qui font de son œuvre une ode à la résistance à la bêtise humaine.

Dans Le Livre d’Amray, la folie est l’échappatoire à une réalité qui s’évertue à rattraper tristement Amray à travers la disparition des siens. Ses amis d’enfance, tout d’abord, Shlomo, Paco, Octavia, qui, après l’indépendance, fuient soudainement le pays où ils sont considérés comme des étrangers. Puis la mort de sa mère – dont il est le fils préféré et qui lui interdit de la voir pendant la guerre civile – et le viol puis le meurtre de sa femme par des intégristes. À chaque période historique, son drame personnel entre en résonance avec celui du pays, dont Amray lui-même devient peu à peu « l’étrange étranger » que célébrait Prévert. Chaque fois, il fait un pas de plus vers la déraison.

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L’Algérie, terrain de l’intrigue

Comme dans Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut, Belaskri, lauréat du prix Ouest-France Étonnants Voyageurs en 2011, ne nomme pas le pays où se déroule Le Livre d’Amray : les thèmes qui traversent ses œuvres sont universels et n’ont pas besoin d’être circonscrits à un lieu. Mais on reconnaît évidemment l’Algérie à travers les événements et les figures historiques : la Kahina, reine amazigh, l’émir Abd el-Kader, figure de la résistance contre la colonisation française, saint Augustin, l’un des quatre pères de l’Église latine. Des personnalités à l’image de la richesse et de la diversité dont l’héritage et le message sont malmenés par les extrémismes et les immobilismes.

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Si Amray convoque l’histoire de son pays dans ses délires, le roman est éminemment actuel et probablement l’un des plus autobiographiques de Yahia Belaskri, parti d’Algérie, comme son personnage principal, pendant ce qu’on a appelé les événements de 1988. La narration éclate la chronologie, de la colonisation à l’époque contemporaine, comme autant de pièces d’un puzzle. Le déroulé tortueux mêle le récit des épisodes de la vie d’Amray et de sa famille et des passages poétiques, où l’on retrouve l’influence de Louis Aragon, de Jean Sénac, de Kateb Yacine, que Yahia Belaskri cite en modèles. Ces flashs qui rythment la folie d’Amray, en écho à la folie des temps qu’il traverse, sont une scansion qui marque le désespoir d’un homme vaincu, brisé, pourtant capable d’en porter la voix sublimée.

« Depuis ma naissance je vis dans la clandestinité, j’ai un nom, l’amoureux, mais je n’ai pas trouvé l’amour. Peut-être qu’il n’y en a pas ici, sûrement une pénurie », répond Amray à un officier lors d’un entretien surréaliste. Dans cet affrontement entre l’obtus et le rêveur, il y a l’espoir contrarié, l’espoir malmené, l’espoir fragile mais l’espoir malgré tout, et c’est peut-être cela le grand projet littéraire de Yahia Belaskri.

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Le Livre d’Amray : extrait

« Ma déraison est un étendard devant la cruauté et la laideur du monde. Parce que je refuse d’oublier ce qui m’a été arraché. Parce que je suis un homme et qu’aucune humiliation ne m’a été épargnée, je suis de toutes les démences, celles d’hier et à venir. Et si la démence vous effraie, c’est parce qu’elle dévoile ce que vous ne supportez pas de voir, votre déchéance. Et si la déchéance se mesure à l’aune de la grâce, celle-ci a déserté vos esprits et vos cœurs, vous qui n’êtes plus qu’avatars de la misère et de l’abjection. Nul ailleurs n’a abdiqué ce que vous avez si lâchement abandonné : votre dignité et votre intégrité. Nulle part les rêves n’ont déserté les hommes sauf en vos lieux. »

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