« La haine de soi » de Bourahima Ouattara : romanciers africains et clichés exotiques en littérature

Dans un essai provocateur, le docteur en philosophie Bourahima Ouattara accuse plusieurs auteurs contemporains de perpétuer, par calcul, une imagerie dégradante des Noirs. Et lance un gros pavé dans la mare littéraire.

Bourahima Ouattara s’attaque violemment au gratin littéraire d’Afrique subsaharienne. © Capture d’écran Dalymotion

Bourahima Ouattara s’attaque violemment au gratin littéraire d’Afrique subsaharienne. © Capture d’écran Dalymotion

leo_pajon

Publié le 14 juillet 2018 Lecture : 5 minutes.

L’ouvrage est d’apparence austère. Avec sa couverture sobre, ses 300 pages d’érudition, son titre pas franchement racoleur, La Haine de soi dans le roman africain francophone, l’essai de Bourahima Ouattara paru chez Présence africaine n’a pas l’allure d’une bombe à retardement. Et pourtant. L’auteur d’origine ivoirienne, docteur en philosophie et sciences sociales de l’École des hautes études en sciences sociales, s’y attaque violemment au gratin littéraire d’Afrique subsaharienne : Yambo Ouologuem, Sami Tchak, Alain Mabanckou… entre autres.

Et son livre, qui est une version modifiée de son doctorat d’habilitation, s’appuie sur une foule d’arguments précis, d’extraits, de références, qui éloignent sa démarche du simple règlement de comptes.

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Quand on le rencontre dans une chambre d’hôtel parisienne, l’auteur est aussi calme et souriant que son ouvrage est brutal. À l’origine de son travail, explique-t-il, il y a la découverte d’un essai pendant ses études de philosophie, La Haine de soi ou le refus d’être juif, paru en 1930, dans lequel le philosophe juif allemand Theodor Lessing montre comment des intellectuels juifs ont pu attiser l’antisémitisme en cherchant à le combattre.

Bourahima Ouattara se dit alors qu’un transfert peut être fait de la littérature judéo-­allemande à la littérature africaine du fait de la proximité des histoires, des souffrances. Et il en arrive à une thèse pour le moins radicale. « Certains romanciers actuels succombent à la tentation de la haine de soi, » déclare tranquillement l’auteur. Ils véhiculent des clichés exotiques sur les Noirs, montrent des personnages qui tentent d’échapper justement à leur “négritude”, qui se dépigmentent la peau…

Les personnages sont toujours « les ventriloques des écrivains »

Quand on lui oppose qu’une œuvre romanesque est aussi un miroir de la société dont les écrivains peuvent simplement témoigner, Bourahima Ouattara fronce les sourcils derrière ses lunettes cerclées de fer. Pour lui, la démarche n’est pas innocente. « Les personnages sont toujours les ventriloques des écrivains, et il y a derrière une stratégie éditoriale. Il s’agit, pour des auteurs qui vivent généralement hors d’Afrique, de s’adresser à un lectorat blanc qui attend qu’on lui serve les éléments pour fabriquer une approche exotique du nègre. »

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Et l’auteur de citer le roman Black Bazar, d’Alain Mabanckou, succès critique et commercial publié en 2009 qui raconte l’histoire de « Fessologue », un habitant du quartier Château-Rouge, à Paris. Pour l’essayiste, l’ouvrage n’est guère plus qu’une approche stéréotypée du comportement du nègre dans la capitale qui perpétue un complexe racial.

Les foudres de l’essayiste ne sont pas réservées à Mabanckou

« Le résultat de toute cette littérature, c’est que beaucoup de Noirs se vivent aujourd’hui comme des monstruosités épidermiques, corporelles », juge-t-il. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir la dent dure vis-à-vis de l’auteur. L’universitaire Jean-Michel Devésa écrivait ainsi déjà en 2012 : « Alain Mabanckou “actualise” des banalités et des stéréotypes dans lesquels chacun peut lire l’illustration de ses convictions »… Y compris les « nostalgiques malgré eux du passé colonial » (Afrique contemporaine no 241, p. 96).

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Les foudres de l’essayiste ne sont pas réservées à Mabanckou. « Chez Ouologuem, le nègre est l’autre nom de la brutalité, et les missionnaires occidentaux sont célébrés pour leur mission civilisatrice, assène Bourahima Ouattara.

L'écrivain Alain Mabanckou. © Vincent Fournier pour J.A.

L'écrivain Alain Mabanckou. © Vincent Fournier pour J.A.

Quant à Sami Tchak, dans Place des Fêtes, il fait un raccourci scandaleux en évoquant les sans-papiers réfugiés dans l’église Saint-Bernard de Paris. Il écrit qu’ils n’ont qu’à aller dans une église au Rwanda pour voir si les lieux saints sont des cachettes sûres [des Tutsis s’y sont fait massacrer durant le génocide, NDLR]. Un romancier noir prend ainsi la défense de l’Europe blanche en dénonçant son islamisation et son africanisation… »

Volonté de rupture et de dépassement avec la négritude

L’essayiste voit dans ces écrits une volonté de rupture et de dépassement des poètes de la négritude. Or, pour lui, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor ou encore Léon-Gontran Damas ont été mal compris, trop vite lus.

« On leur a reproché de valoriser les traditions et les archaïsmes de l’Afrique, responsables de ses retards et de sa défaite face aux colons blancs, souligne-t-il. On a résumé Senghor à la phrase “L’émotion est nègre, comme la raison est hellène”… en voulant croire qu’il “ratatine” le Négro-Africain à ses émotions, alors que pour lui l’émotion est aussi une faculté cognitive… » Or, parce qu’ils revendiquaient « l’identité nègre » et tentaient de rétablir la dignité de l’homme noir, ces auteurs doivent être, selon lui, au contraire rapidement réhabilités.

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Qu’en pensent les écrivains visés dans La Haine de soi ? Alain Mabanckou, contacté par la rédaction, n’a pas donné suite. Quant à Sami Tchak, il se refuse à entrer dans la polémique chaque fois que ses propos ou ses textes ne conviennent pas. « Ma liberté de choisir des esthétiques, parfois en jouant de la provocation, ce en quoi je n’invente rien, a comme juste écho la liberté des autres de me comprendre, de me lire, selon leur propre grille. Ce que je respecte. »

Et l’écrivain togolais d’ajouter non sans malice : « La compréhension qu’a Bourahima de ma démarche, non seulement à partir d’un roman mais de juste un extrait des paroles d’un narrateur volubile, lui appartient. Elle nourrira sans doute, elle a même déjà nourri, des analyses de doctorants et d’universitaires. C’est peut-être dans ces milieux qu’elle a son importance et son poids. »

Farce mordante ou poncif colonial ?

À l’appui de sa thèse, l’essayiste cite abondamment Black Bazar, d’Alain Mabanckou. Dans ce roman, un racoleur travaillant pour un salon de coiffure glisse par exemple à un chaland récalcitrant : « Donc tu es content de te balader avec un nid de corbeaux sur la tête ? […] Mon Dieu c’est vous là qui nous faites honte dans ce pays !

Et comment une Blanche saine d’esprit et de corps peut te regarder comme ça avec ces cheveux-là ? Allez viens, c’est un conseil de frère, faut pas gâter la race, notre peuple a déjà trop souffert pendant quatre cents ans. » Mais faut-il y voir une volonté de perpétuer une « imagerie dégradante du Noir » ?

L’auteur franco-­congolais, qui s’appuie souvent sur le grotesque et la farce, est souvent simplement critique à l’égard de la diaspora, dont il dépeint les travers.

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