Maghreb : ces lieux où le pouvoir se joue en coulisses…

Salons privés, restaurants, mosquées, galeries d’art… Que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, les grandes décisions se prennent de plus en plus souvent côté coulisses. Enquête.

L’hôtel Mövenpick, à Tunis. © movenpick

L’hôtel Mövenpick, à Tunis. © movenpick

CRETOIS Jules

Publié le 15 juillet 2018 Lecture : 8 minutes.

Séjourner à Rabat sans faire un détour par la Villa Mandarine ? Une erreur de débutant lorsqu’on évolue dans les hautes sphères. Niché au milieu d’une immense orangeraie, le restaurant de l’hôtel éponyme – « l’une des meilleures tables du Maroc » – offre un cadre idéal aux conversations confidentielles. Parole d’habitué : « C’est vaste, et les buissons permettent de rester à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. » Diplomates ouest-africains et fonctionnaires de chancelleries arabes s’y pressent à l’heure du déjeuner. Les membres du MNLA, le mouvement indépendantiste malien, y ont leurs habitudes. Mohamed Khabbachi, ex-directeur général de l’agence de presse officielle MAP, aussi. Ou encore Ilyas El Omari, président du conseil de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, qui s’y installe comme à la maison après avoir salué les employés.

Comment un puissant se choisit-il un lieu de prédilection ? La question est loin d’être secondaire, tant l’épicentre de l’influence s’est déplacé ces dernières années. Ministères, sièges de partis, syndicats et autres Parlements sont aujourd’hui souvent relégués à de simples chambres d’enregistrement, où l’on traite les affaires courantes. Le phénomène vaut pour la Tunisie, la culture politique a profondément changé depuis la chute de Ben Ali, en 2011. Le palais de Carthage concentrait l’ensemble des pouvoirs – politique, économique et médiatique. Plus étonnant : le Maroc et l’Algérie, à la gouvernance plus stable, connaissent le même phénomène.

L’hôtel Villa Mandarine, à Rabat. © Vincent Fournier/JA

L’hôtel Villa Mandarine, à Rabat. © Vincent Fournier/JA

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Agapes en comité restreint

« Pour voir de belles voitures, il faut aller devant la mosquée Al Hamd, le vendredi », s’amuse un politique marocain. La mosquée casablancaise, sise dans le quartier huppé Californie, attire une partie de l’élite. Des personnalités comme l’influent ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, par ailleurs homme d’affaires et chef de parti politique, y prient. Bienséance oblige, les discussions sérieuses n’ont lieu ni lors des ablutions ni évidemment durant le sermon, mais sur le parking, une fois le devoir religieux accompli. C’est l’occasion de fixer des rendez-vous, de glisser un mot sur un dossier en cours, ou une recommandation avant une réforme sectorielle importante.

Dis-moi où tu pries, je te dirai qui tu es… En Algérie, quand le gouvernement se presse les jours de fête au Djamaa El Kebir de Bab el-Oued, les islamistes, eux, continuent à se retrouver à Kouba, dans la banlieue sud. La culture de l’entre-soi n’est en elle-même pas nouvelle, pas davantage au Maghreb qu’ailleurs. La piscine de Sonatrach, en Algérie, ou Bouznika Bay, au Maroc, étaient déjà des lieux d’influence dans les années 1970-1980.

Les clivages ont changé : conservateurs et modernistes ne fréquentent ni les mêmes mosquées ni les mêmes restaurants

Mais des lieux alternatifs apparaissent, révélateurs de clivages plus récents. Les codes ont changé : l’émergence de l’islam politique dans les trois pays – le chef de gouvernement marocain est issu du PJD, Ennahdha siège dans la majorité en Tunisie, et les islamistes étaient jusqu’à il y a peu autour de la table du Conseil des ministres en Algérie – a accentué la ségrégation géographique : conservateurs et modernistes ne fréquentent ni les mêmes mosquées ni les mêmes restaurants.

Au Maroc, des clubs aux noms éloquents, comme Les Épicuriens, organisent des agapes en comité restreint. On discute affaires, cigare à la bouche et pinces à homard à droite de l’assiette. On n’est jamais trop prudent. Le moindre cliché avec une coupe de champagne à la main pourrait être repris par les cercles islamistes. Et déclencher une tornade politique. Aussi, les cadres que l’on rencontre à midi au très chic Cabestan, sur la côte casablancaise, désertent le lieu le soir venu. Trop de bulles. Même dilemme à Alger, dans un pays pourtant producteur de vin. Autres mœurs dans la moins conservatrice Oran, où le patronat local n’a aucun complexe à demander conseil au sommelier du Cintra, brasserie mythique fréquentée en son temps par Albert Camus.

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Les élites politiques libérales se pressent aussi dans les galeries d’art. Un habitué marocain lâche : « Les expositions d’art contemporain sont peu fréquentées par les islamistes… »

Des vernissages très courus

Les galeries deviennent des lieux incontournables pour cols blancs en quête de respiration intellectuelle. Parmi les endroits courus, L’Atelier 21, à Casablanca, dirigé par Aziz Daki, à la tête du site Le360 et réputé proche du conseiller royal Mounir Majidi. Les vernissages du Kulte, à Rabat, attirent aussi du beau monde. La maîtresse des lieux, Yasmina Naji, est doctorante à la Sorbonne, et son mari, Abdelmalek Alaoui, consultant et patron de médias. En Tunisie, depuis la révolution, la galerie Gorgi, à Sidi Bou Saïd, rassemble à l’occasion, et de manière informelle, artistes, politiques, hommes d’affaires et journalistes. Selon Yousra Mihi, conseillère en communication à l’Union patriotique libre (UPL), sortir des enceintes institutionnelles permettrait de s’ouvrir à d’autres milieux : « On ne rencontre pas d’artistes, de consultants du privé ou d’avocats d’affaires dans un ministère ou un siège de parti. Il vaut mieux aller à la Villa Didon, à Carthage. »

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« Pendant des décennies, les intellectuels, les artistes, ont été marginalisés, renchérit Hassen Zargouni, directeur de Sigma Conseil. Aujourd’hui, l’élite politique veut reprendre langue avec ces gens. » Le même note que, « au Maroc, les hautes sphères favorisent depuis des années les retrouvailles avec une certaine société civile ». « L’antichambre du Groupement professionnel des banques du Maroc, c’est son club de lecture », confirme ainsi un communicant marocain. Le gotha plébiscite aussi la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (BNRM).

Notre force, c’est notre opacité, avait coutume de dire l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal

À Alger, les intellectuels ont aussi leurs adresses. Comme la librairie du Tiers-Monde, dans le centre-ville, où les séances de dédicace attirent ambassadeurs occidentaux et anciens ministres. Les artistes, eux, affectionnent Le 48, un espace culturel sur trois étages ouvert l’été dernier dans le quartier chic de Sidi Yahia par Sofiane Hadjadj et Selma Hellal, patrons des éditions Barzakh, qui publient Kamel Daoud. La terrasse du troisième est prisée par les start-uppers, qui y retravaillent leurs business plans entre deux parties de jeux de société.

Le lieu est une exception dans le paysage algérois, où l’élite préfère se retrouver dans l’intimité des maisons. « Notre force, c’est notre opacité », avait coutume de dire l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal. Une décennie de terrorisme a instauré une culture de la défiance et incité les personnalités à se tenir loin des regards. Toutes les occasions sont bonnes pour se retrouver : naissances, anniversaires, mariages… et même enterrements. Vingt ans plus tard, l’entre-soi reste intimement lié à l’idée de sécurité. « Les tractations les plus sensibles ne peuvent avoir lieu que dans les maisons, confirme un insider. Les souvenirs de la guerre et l’ambiance politique poussent à voyager. Passez une tête l’été à Palma de Majorque… »

Le pays a longtemps vécu aussi dans la crainte du DRS, le service de renseignement, dissous en 2016, dont l’une des fonctions était de consigner l’agenda et les rencontres des politiques et hommes d’affaires. Impossible dans ces conditions de se voir en public.

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Le Maroc, de son côté, se souvient encore de l’ère Hassan II. Même lorsqu’il était chef du gouvernement, le leader islamiste Abdelilah Benkirane a longtemps préféré sa maison des Orangers pour ses rendez-vous. La Tunisie, en revanche, a tant bien que mal tourné la page de la paranoïa généralisée de l’époque Ben Ali. « La révolution de janvier 2011 empêche l’élite politique tunisienne de favoriser un entre-soi comme on le relève au Maroc », remarque l’ancien ministre Saïd Aïdi.

Être et paraître

Dilemme tunisien post-révolutionnaire : faire preuve de transparence ou rester discret ? « Tunis n’est pas une ville immense. Il n’y a pas de dizaines de lieux pour se retrouver », reconnaît Zinou Turki, communicante d’Afek Tounes, à la sortie du Mövenpick. Elle y était avec Yassine Brahim, dirigeant de la formation politique. À la table d’à côté, ils sont tombés sur des cadres d’un parti proche.

En privé, chacun sait où untel passe du temps, glisse un militant tunisien

Quand il est difficile de s’éviter, autant s’arranger pour se rencontrer. Dans le centre de Tunis, La Maison blanche, sur l’avenue Mohammed-V, ou La Salle à manger, quelques mètres plus loin, sont fréquentées à midi par une partie de l’élite économique. L’indétrônable Dar El Jeld, dans la médina, permet de croiser des conseillers ministériels. Le soir, direction la banlieue nord. La présence régulière de Youssef Chahed au Golden Tulip sur la baie de Gammarth a assuré une belle réclame à l’établissement. Quant à la terrasse du Cliff, à La Marsa, un passage en 2014 du roi Mohammed VI lui a permis de voir sa cote monter en flèche.

« En privé, chacun sait où untel passe du temps », glisse un militant tunisien. « Si on veut être vu ou “tomber sur quelqu’un”, on sait où se rendre », affirme Yousra Mihi. « En fonction des lieux et des moments, on retire le costume trop austère d’homme politique et on en enfile de plus neufs : on est le mécène, le connaisseur de la presse, le commentateur politique au contact de la jeunesse », poursuit un ministre.

Certaines adresses misent sur le besoin des hommes de réseau d’étoffer leur cercle de relations

En Algérie, en revanche, l’étanchéité entre cercles de pouvoir est plus présente. Entre régionalisme et logique de clans. Le patronat privé plébiscite ainsi la terrasse du Sofitel au petit-déjeuner, quand les dirigeants du public lui préfèrent L’Aurassi, hôtel étatique. Les députés déjeunent autour de l’Assemblée, à L’Arc-en-Ciel ou à La Baie d’Alger, quand les ministres désertent le centre-ville pour les hauteurs, moins accessibles, du Bois des Arcades. Saïd Bouteflika a quant à lui ses habitudes au Patio, au Val d’Hydra.

Certaines adresses en ont fait un argument de vente, misant sur le besoin des hommes de réseau d’étoffer leur cercle de relations. L’Hôtel El Djazair affiche une galerie de portraits de ses illustres visiteurs. Au Maroc, le Sa Caleta, récemment ouvert à Rabat, a vite rencontré le succès. Son patron, Pepe Garriga, est un espagnol diplômé en journalisme de l’université Columbia et ancien correspondant au Maroc de la télévision catalane. « On le dit proche de quelques diplomates marocains, souffle un habitué. Quoi de plus logique que des décideurs y accourent ? »

Les élites mobiles du Maghreb

C’est à l’Hôtel Raphaël que Hicham Naciri, avocat du Palais, avait piégé en 2015 deux journalistes français qui menaçaient de publier un livre fracassant sur le royaume. Le choix de ce cinq-étoiles de l’Ouest parisien ne doit rien au hasard : l’adresse est fréquentée par la nomenklatura. Tout comme L’Intercontinental, place de l’Opéra, prisé des décideurs et qu’Abdelaziz Bouteflika aurait fréquenté quand il était ministre des Affaires étrangères. Signe d’une mobilité accrue de l’élite maghrébine : le business des lounges VIP des aéroports n’a jamais été aussi juteux. La société koweïtienne Nas, qui gère les salons haut de gamme au Maroc, compte parmi ses clients OCP, Attijari, la BMCE ou encore la Banque populaire. Mais impossible de savoir qui s’y rencontre. « La confidentialité fait partie de l’offre », sourit Agnès Laurent, directrice de Nas Maroc, qui admet que les affaires sont florissantes.

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