Maroc : Justice et Bienfaisance ne fait plus recette
Le mouvement islamiste Al Adl Wal Ihsane perd de sa force de mobilisation. La dernière marche, le 15 juillet, en soutien aux détenus du Rif, en a fait la démonstration.
Des jeunes derrière des barreaux en bois. Sur leurs masques sont imprimés les visages des détenus du Rif. Les noms et les peines des condamnés s’étalent sur leurs torses. Plus loin dans le cortège, les manifestants portent un cercueil symbolisant le défunt Mohcine Fikri – dont la mort a déclenché la révolte du Rif –, suivi d’un autre sarcophage incarnant la Justice. Ce dimanche 15 juillet, les batteries de cuisine étaient de sortie à Rabat. Elles ont résonné haut et fort dans les principales artères de la capitale. Mais si les marcheurs ont été ingénieux sur la forme, la déferlante humaine attendue a finalement raté le rendez-vous.
Selon les autorités locales, les manifestants n’étaient « pas plus de 8 000 ». Al Adl Wal Ihsane – « Justice et Bienfaisance » en français – assure que les manifestants étaient des « centaines de milliers ». C’est que ce mouvement islamiste, interdit mais toléré, a une réputation à défendre : sans aucune existence officielle, il tire sa seule légitimité sur l’échiquier politique de ses grandes démonstrations de force publique. Aussi, son appel à une marche nationale pour la libération des 53 détenus du Rif – dont les lourdes condamnations ont suscité l’indignation dans le pays – a laissé présager une grande mobilisation. Qui n’a pas eu lieu.
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Arrestations de militants
« Même si la participation d’Al Adl a permis d’avoir plus de manifestants que la marche précédente, le 8 juillet, à Casablanca, on était bien loin d’assister aux grandes démonstrations de force que cette Jamaâ [le nom du mouvement jusqu’en 1987, ndlr] pouvait faire », souligne Mohamed Darif, spécialiste de la mouvance islamiste.
Le politologue a encore en mémoire le mois de juin 2017. Alors que les arrestations des membres du Hirak du Rif viennent à peine de commencer, Al Adl met la main sur le mouvement de protestation qui s’amorce en organisant la marche la plus impressionnante. On parle alors de plus de 50 000 manifestants qui battent le pavé dans les rues de Rabat.
Mais si le rassemblement populaire du 15 juillet a été moins important que par le passé, c’est que des militants ont été empêchés de faire le déplacement jusqu’à Rabat, assure Al Adl. Sur la page Facebook du mouvement, plusieurs posts montrent des véhicules de transport arrêtés sur les aires d’autoroute ou les routes nationales, avec à bord des militants adlistes pris en charge.
La Jamaâ a même dénoncé l’arrestation de deux de ses partisans qui s’apprêtaient à rejoindre la marche de Rabat. « Ils ont été arrêtés sous prétexte qu’ils avaient nui à l’organisation des examens dans la faculté de Fès, mais c’est curieux de voir que le timing coïncide avec l’organisation de cette marche », dénonce le communiqué d’Al Adl Wal Ihsane.
Les plus virulentes accusations de récupération proviennent des militants d’extrême gauche
Au-delà des arrestations, Al Adl pâtit aussi des accusations répétées de récupération politique de cette affaire du Rif. Les plus virulentes proviennent des militants d’extrême gauche, diamétralement opposés à la doctrine fondamentaliste de cette association islamiste au fonctionnement sectaire.
« Si Al Adl a pu se joindre à la marche du 15 juillet, à Rabat, c’est parce que le mouvement a pu convaincre les familles de détenus, qui étaient à l’initiative de ce rassemblement », explique un sympathisant de gauche. « Al Adl Wal Ihsane a toujours apporté son soutien aux détenus du Rif », affirme de son côté un militant islamiste pour justifier la décision du cercle politique de la Jamaâ de lancer un appel à ses troupes.
La rivalité dans la rue
Entre les deux clans, la rivalité dans la rue remonte à l’année 2000. Alors que fait rage le débat sur la réforme de la Moudawana – le code de la famille –, les islamistes battent à plate couture les modernistes dans les deux marches organisées simultanément à Rabat et à Casablanca. Les slogans scandés ici et là étaient évidemment aux antipodes.
En 2011, alors que le vent de protestation du Printemps arabe souffle sur le royaume, les accusations de récupération politique fusent encore contre les adlistes, qui parviennent à mobiliser des dizaines de milliers de sympathisants à chaque marche du dimanche.
Signe de leur puissance à l’époque : la décision de la Jamaâ de se retirer des sit-in du Mouvement du 20-Février avait immédiatement pesé sur les rassemblements hebdomadaires. Les manifestations avaient alors perdu progressivement de leur ampleur, jusqu’à s’éteindre…
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L’affaire du Rif a offert un nouveau terrain d’affrontement à ces rivaux naturels que sont les islamistes et les modernistes. Lesquels se disputent le monopole du soutien aux détenus. En octobre dernier, le Front de gauche démocratique – alliance de trois « hizbicules » (petits partis) de gauche – avait refusé la participation d’Al Adl Wal Ihsane au sit-in organisé en soutien aux détenus. Idem pour la marche du 8 juillet, à Casablanca, lancée par des organisations proches de la gauche et où la Jamaâ était persona non grata.
Le nouvel homme fort de la Jamaâ, Mohamed Abbadi, a du mal à s’affranchir du fantôme de son prédécesseur
Le mouvement est-il en perte de vitesse ? Oui, répondent de nombreux analystes politiques, qui considèrent pour autant qu’Al Adl est loin d’avoir perdu son statut de première force de mobilisation au Maroc. « Pour chaque événement, la Jamaâ fait le minimum syndical pour signaler son poids prépondérant. Et semble désormais gérer sa capacité de mobilisation selon les causes défendues, analyse Mohamed Darif. Elle ne jette jamais toutes ses forces dans une bataille menée par différents courants. Elle préfère ces dernières années économiser ses ressources pour ses propres causes. »
Le même évoque un « repli stratégique imposé par une diminution de ses ressources financières, nécessaires quand il s’agit d’organiser de grands déplacements de militants ». Et si le mystère reste entier sur les « réserves » humaines et financières de l’organisation, il est évident que la disparition de son guide et fondateur, Abdessalam Yassine, et l’exclusion des membres de son clan ont réduit l’aura de la mouvance. Le nouvel homme fort de la Jamaâ, Mohamed Abbadi, a du mal à s’affranchir du fantôme de son prédécesseur, considéré comme un saint par les disciples. « Le discours politique du nouveau leader ne produit plus le même effet. Ni dans les médias ni auprès des militants », indique notre politologue.
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Réaction vigoureuse des autorités
En face, les autorités n’ont pas chômé. La moindre occasion a été saisie pour fragiliser cette organisation quasi clandestine : arrestations des militants, boycott des médias publics, interdiction de rassemblement, mise sous scellés des domiciles des militants, interdiction d’accès aux salles publiques pour organiser des manifestations… Rien n’a été épargné à la Jamaâ, contrainte désormais de ménager ses efforts. En attendant peut-être le grand soir – la « Qawma » ou « soulèvement », dans le jargon d’Al Adl –, dont rêvait déjà le cheikh Yassine en 2006.
Le retour des marches du dimanche
L’émoi suscité par les lourdes condamnations des jeunes Rifains du Hirak a eu pour conséquence de relancer les marches hebdomadaires qui se tenaient au Maroc en 2011. Trois semaines de suite, des Marocains sont descendus battre le pavé, à Casablanca comme à Rabat. Bien que les records d’affluence enregistrés à l’ère des révolutions arabes n’aient pas été réédités, la courbe ascendante du nombre des manifestants, rassemblement après rassemblement, n’est pas à prendre à la légère. De quelques centaines au lendemain des condamnations à Casablanca, le rang des manifestants a atteint les 8 000 à la dernière marche du 15 juillet. Et il n’est pas exclu que la tendance à la hausse se confirme au prochain rendez-vous, dont la date n’a pas encore été fixée.
« Des voix appellent à la tenue de la prochaine manifestation dans une des villes du Rif », nous confie un proche du comité de défense des détenus, qui risque de se transformer en comité national. Le renouement de l’alliance entre les organisations de gauche et Al Adl – qui se tolèrent dans la même manifestation – est symbolique de cette union sacrée de la rue qui a rythmé les manifestations de 2011. Un phénomène que les autorités surveillent de près. D’autant que les manifestations de soutien au Rif ont été l’occasion de distiller d’autres messages : libération des détenus de Jerada, libération du journaliste Taoufik Bouachrine poursuivi pour une obscure affaire de traite d’êtres humains et revendications diverses plus générales.
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