Tunisie : la guerre froide entre Béji Caïd Essebsi et Youssef Chahed
Rien ne va plus entre Carthage et la Kasbah. La crise au plus haut sommet de l’État s’étale désormais sur la place publique. Comment en est-on arrivé là ? Et de quelle manière en sortir ?
Des mois de silence. Et une déclaration fracassante pendant son intervention télévisée le 15 juillet. Béji Caïd Essebsi (BCE) ne nomme pas explicitement son chef de gouvernement, mais la tournure de phrase ne laisse aucune place au doute.
« Quand on n’a pas de soutien politique, on démissionne ou on demande le renouvellement de la confiance à l’Assemblée », tacle le président de la République, qui en quelques mots confirme ce qui n’était plus qu’un secret de polichinelle à Tunis : ses relations avec Youssef Chahed sont devenues glaciales.
Chahed accusé d’avoir fragilisé le système sécuritaire
En privé, le président ne se privait pas ces dernières semaines de manifester son agacement. Le 10 juillet, lors d’une réunion du Conseil de sécurité national, il s’est emporté devant témoins contre le Premier ministre, l’accusant à demi-mot d’être responsable de l’attaque qui a coûté la vie à six agents de la Garde nationale à Ghardimaou (Nord-Ouest).
Béji Caïd Essebsi lui reproche notamment de s’être brouillé avec les ministres de l’Intérieur successifs et de n’avoir pas voulu surseoir, malgré ses conseils, au limogeage de Lotfi Brahem, ministre de l’Intérieur. Dans la foulée de cette éviction, de nouveaux responsables ont été nommés au sein du renseignement et de l’antiterrorisme. Pour le président, Youssef Chahed a fragilisé le système sécuritaire. L’accusation est répétée à l’antenne de Nessma TV.
Fils spirituel, fils biologique
Au départ, tout sépare les deux hommes. L’un est un vieux briscard de la politique âgé de 91 ans. L’autre, un agronome de formation, jeune loup aux dents longues, qui, à 42 ans, succomberait à l’appétit du pouvoir. À l’expérience politique de Béji Caïd Essebsi, un taciturne avec un sens aigu du secret, Youssef Chahed oppose sa fraîcheur et un parcours politique sans expérience du leadership.
L’alliance de la carpe et du lapin ? Plutôt le profil idéal pour un président qui à l’été 2016 a besoin de placer un homme qui lui soit tout acquis. Docile, ou presque, pour aligner les positions et intérêts entre Carthage et la Kasbah, contrebalancer l’instabilité menaçante de la majorité à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Et pallier la maigre marge de manœuvre ménagée à la présidence par la Constitution. Chahed, ministre des Affaires locales, est nommé en août en remplacement du contesté Habib Essid.
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Béji Caïd Essebsi abat d’un seul coup les deux seules cartes qu’il lui reste alors dans son jeu : l’idée d’un gouvernement d’union nationale, et Youssef Chahed à sa tête. Le joker doit relancer un dispositif politico-économique enrayé alors que les indicateurs laissent présager des lendemains qui déchantent.
Le chef d’État voit en Chahed un fils spirituel
Une mission prestigieuse et sans doute aussi la tentation pour le président de préparer et de modeler son dauphin. Le chef d’État voit en Chahed un fils spirituel. La confiance qu’il lui témoigne l’a amené à le choisir une première fois, fin 2015, pour éteindre le feu politique qui ravageait la maison Nidaa Tounes et qui avait déjà provoqué la scission d’un parti dont le directeur exécutif n’est autre que le fils du président, Hafedh Caïd Essebsi.
La rivalité entre les deux hommes remonte à cette montée en puissance de Chahed. Et l’antagonisme s’est depuis transformé en nœud gordien de la crise tunisienne. Le chef du gouvernement ne prend plus de gants pour l’évoquer. « Hafedh Caïd Essebsi et ses troupes ont détruit le parti et fait fuir toutes ses compétences », accuse-t-il fin mai lors d’un discours retransmis à la télévision publique.
Une série de faux pas
En près de deux ans à la Kasbah, Chahed a lui-même commis plusieurs bourdes. Au moment où le président proposait une loi de réconciliation économique pour remettre en marche et rassurer l’administration face à d’éventuelles poursuites pour des faits de corruption sous l’ancien régime, Youssef Chahed critique sa lourdeur. Et la qualifie même d’« ottomane » à la tribune de l’Assemblée.
Le chef du gouvernement glisse que la Tunisie « n’avait d’armée pour défiler que le 20 mars », fête de l’Indépendance
Oubliant au passage qu’à la primature il était lui-même le premier patron d’une fonction publique – 700 000 agents – contrôlée par le puissant syndicat Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Bis repetita le 3 juillet 2017. Réclamant le soutien des Tunisiens dans la guerre contre la corruption, le chef du gouvernement glisse que la Tunisie « n’avait d’armée pour défiler que le 20 mars », jour des célébrations de la fête de l’Indépendance. La déclaration provoque la réprobation de l’opinion publique, qui tient en estime l’institution militaire, et la grogne de l’armée, qui lutte avec peu de moyens contre le terrorisme.
En parallèle, Chahed multiplie les tacles à l’endroit de Carthage. Il s’oppose, sans l’affirmer, au projet présidentiel de réformes en matière d’égalité et de libertés individuelles. Alors que la commission qui en est chargée doit rendre sa copie, le locataire de la Kasbah inaugure la conférence préparatoire du Sommet arabe de la famille de novembre 2018, qui défend précisément la primauté des droits de la famille sur les libertés individuelles.
Les sorties de route sont mises sur le compte de la jeunesse de Chahed
Le chef de gouvernement va jusqu’à feindre d’ignorer l’accord de Carthage, promu par Béji Caïd Essebsi en avril 2018, qui doit statuer sur la feuille de route de l’exécutif et sa reconduction. Comme pour forcer la main au président, ou s’arroger seul le droit de faire son bilan, Chahed présente diverses propositions de remaniement.
BCE laisse faire. Les sorties de route sont mises sur le compte de la jeunesse. D’autant que le président nourrit une vision centralisée du pouvoir : pas d’État sans contrôle ! À Carthage, des commissions représentant chaque ministère font office de gouvernement bis.
Une crise paroxystique au sommet de l’État
Mais le président voit rouge quand Chahed cherche l’appui d’Ennahdha pour échapper à sa destitution, réclamée notamment par la direction de Nidaa Tounes.
Pour Béji Caïd Essebsi, la manœuvre politicienne du benjamin est inacceptable
Le patron de la primature donne le sentiment de trahir sa famille politique pour se maintenir à son poste alors que l’alliance entre les deux formations est pourtant consommée.
Pour Béji Caïd Essebsi, la manœuvre politicienne du benjamin est inacceptable. Elle déclenche une crise paroxystique au sommet de l’État. Car en misant sur Chahed dès fin 2015, Béji, qui a participé à créer la première république et entendait poser son empreinte sur le démarrage de la deuxième, attendait de la loyauté. Et une fidélité exclusive. Mais son poulain, lui, est resté attaché à sa première famille, Al Joumhouri (parti centriste dirigé par Issam Chebbi), et aux amitiés qu’il y a cultivées.
Si BCE nomme les ministres régaliens, comme Abdelkrim Zbidi à la Défense, Chahed puise dans le vivier centriste pour constituer sa garde rapprochée : Iyed Dahmani au porte-parolat du gouvernement et au ministère chargé des Relations avec le Parlement, ainsi que Mehdi Ben Gharbia pour les Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les organisations des droits de l’homme.
Youssef Chahed, qui exerce son contrôle notamment à travers des médias qui lui sont proches, téléguide les déclarations de ses ministres
Ce dernier vient de démissionner pour préparer, dit-on, une assise politique à Youssef Chahed pour la présidentielle de 2019. Le même dessein est prêté à Mofdi Mseddi, l’ancien conseiller en communication du Premier ministère.
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Youssef Chahed, qui exerce son contrôle notamment à travers des médias qui lui sont proches, téléguide les déclarations de ses ministres. Elles lui échappent parfois, comme celle d’Anouar Maarouf, le 13 mars dernier, à l’occasion de l’adoption par l’Assemblée du Start-Up Act (loi promouvant les start-up et présentée comme une solution contre la fuite des cerveaux).
« On a deux choix, explique alors le ministre des Technologies de l’information et de l’Économie numérique. Soit on suit la politique de Carthage, qui nous tire vers le bas. Soit celle de Start-Up Act, qui nous tire vers le haut. »
« Macron » tunisien
« Chahed a tourné le dos à son mentor, mais on ne peut pas parler de parricide ou de complexe d’Œdipe, s’amuse un psychologue. C’est la fraternité de ses pairs qui conforte sa versatilité. Un effet du pouvoir qui alimente d’un côté un sentiment d’invulnérabilité, et de l’autre une ambition irrépressible. » Comme en écho, l’un de ses détracteurs pointe du doigt l’entourage, qui lui prédit un destin national et qui « veut en faire un Macron alors qu’il n’en a pas l’épaisseur ».
Depuis la Kasbah, Chahed semble ignorer les leçons de l’Histoire
Le chef du gouvernement, qui n’a jamais confirmé ses intentions pour 2019, s’est-il jeté dans une impasse ? « L’âge et l’expérience gagnent toujours sur la jeunesse », met en garde l’ancien ministre Noomane El Fehri. Depuis la Kasbah, Chahed semble ignorer les leçons de l’Histoire.
Dans un passé pourtant récent, le rapprochement avec Ennahdha a coûté à BCE sa popularité et son projet de rassembler les destouriens, les centristes et une partie de la gauche. Aujourd’hui, les islamistes, qui nourrissent aussi quelques ambitions pour 2019, appellent le chef du gouvernement à choisir entre la Kasbah et la présidentielle.
D’ici là, l’impasse institutionnelle risque de perdurer. Car les scénarios de sortie de crise ne sont pas si nombreux. L’état d’urgence, en vigueur jusqu’au 11 octobre prochain, empêche le président de dissoudre l’Assemblée et de convoquer des élections anticipées. L’alternative, un renouvellement de confiance à Chahed par l’ARP, serait un coup de poker.
Le chef du gouvernement n’est soutenu par aucune majorité, bien que son entourage affirme le contraire. Chahed peut démissionner dans un sursaut patriotique – ou d’orgueil – pour mieux vanter plus tard son sens de l’État et des responsabilités. Un autre quadragénaire, dans un autre pays, la France, en avait fait de même à la fin d’un certain été 2016…
L’homme clé
Directeur du cabinet présidentiel avec rang de ministre depuis 2016, Sélim Azzabi, 40 ans, est au cœur de la machine de Carthage. L’homme est représentatif d’une génération de jeunes mise en avant par le chef d’État pour renouveler le personnel politique.
À la présidence, Sélim Azzabi fait figure de pendant de Youssef Chahed, avec qui il entre en politique en 2011. Les deux fondent le Parti républicain, absorbé en 2012 par Al Joumhouri, dont Azzabi intègre le bureau exécutif.
L’expert en stratégie et finance, diplômé de l’école supérieure de commerce de Paris (ESCP), rejoint Nidaa Tounes en 2013, en même temps que l’actuel chef du gouvernement. Puis il pilote la campagne présidentielle de Béji Caïd Essebsi l’année suivante.
À sa prise de fonctions, BCE le nomme secrétaire général de la présidence. Sélim Azzabi voit son compagnon de route entrer à la Kasbah en 2016. Peu exposé publiquement, le quadragénaire n’affiche pas d’ambitions politiques claires. Mais ce pragmatique, qui a l’oreille du président, se trouverait dans un dilemme cornélien s’il devait choisir entre son mentor et son ami.
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