Côte d’Ivoire : Alpha Blondy, le réconciliateur
Alpha Blondy revient pacifié… et en pacificateur. À 65 ans, le reggaeman assagi sort un nouvel album et prêche pour la libération de tous les prisonniers détenus à la suite de la crise postélectorale de 2010 en Côte d’Ivoire.
Enfoncé dans un fauteuil moelleux, dans le salon de son agence de presse parisienne, Éphélide, Alpha Blondy s’abandonne à un large sourire et – ce qui est plus rare chez lui – à un long silence. Près de la fenêtre ouverte, nimbé de lumière, l’artiste a des airs d’apôtre. Un apôtre arc-en-ciel portant ce jour-là un gilet de soie et un bonnet bleu électrique évidemment ponctués de notes jaunes, rouges et vertes.
Il allume une cigarette et s’excuse dans ce franglais qui le suit depuis son long séjour new-yorkais de la fin des années 1970 : « You know, j’essaie d’arrêter… mais je n’y arrive pas encore. » Ses tentatives pour se défaire de son addiction lui ont même inspiré une chanson dans son nouvel album, Human Race, qui sortira le 31 août mais dont plusieurs singles ont déjà filtré sur le web.
« Le monstre nicotine a pris mon cerveau / Il veut avoir ma peau / Il m’entraîne vers le tombeau […] seul Dieu peut me sauver ! » fredonne-t-il dans « Cigarettes ».
Le temps des frasques et de la tristesse est passé
Sous ses dreadlocks blanchies, le plus rock’n’roll des reggaemen, 65 ans, s’est assagi. « Quand je l’ai connu, Alpha pouvait facilement “péter un câble”, se souvient Michel Jovanovic, son tourneur depuis vingt-deux ans et aujourd’hui son manager. Il lui arrivait de fumer des choses qui n’étaient pas bonnes pour l’esprit. Il a connu des dépressions nerveuses et fait quelques séjours en hôpital psychiatrique.
C’est d’ailleurs de cela que parle son tube “Sweet Fanta Diallo” : comment il s’est retrouvé en cure après qu’une jeune femme, son premier amour, est morte prématurément. Mais le temps des frasques et de la tristesse est passé. Aujourd’hui, Alpha est devenu un sage, un vrai père de famille et, s’il lutte encore avec la cigarette, il a complètement arrêté de fumer de l’herbe. » Un tour de force pour cet accro qui, selon la légende, pouvait griller jusqu’à cinquante joints par jour.
Il est aussi exigeant avec lui qu’avec les autres. Depuis que je le connais, je ne l’ai jamais vu prendre de vacances ou de week-end
L’icône ivoirienne a également renoncé à l’alcool il y a quatre ans. Et sa discipline de vie confine à l’ascèse. Ce gros bûcheur est encore capable, y compris pour Human Race, de passer la nuit dans son studio d’enregistrement pour respecter les échéances fixées par sa maison de disques, Wagram.
Et quand il ne travaille pas, il dévore des ouvrages pour son émission littéraire, Radio Livre, un créneau de deux heures sur Alpha Blondy FM… Voilà comment on en arrive à parler d’astrophysique avec la star entre deux questions sur le reggae ! « Le dernier bouquin qui m’a passionné, c’est Une brève histoire du temps, de Stephen Hawking, précise-t-il. Ma chanson “Black Hole”, sur l’album, est inspirée de cet ouvrage. » Le titre parle d’espace, d’éternité et de résurrection.
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Qui dit mieux ? Truffé d’envolées de guitares et de cuivres, de bruitages divers entre chant du coq et lancement de fusée, il témoigne du goût d’Alpha pour les orchestrations « riches » et le travail d’orfèvre. « Il est aussi exigeant avec lui qu’avec les autres. Depuis que je le connais, je ne l’ai jamais vu prendre de vacances ou de week-end », souligne Michel Jovanovic. Et quand on demande à la star pourquoi il n’y a pas d’instrumentistes ivoiriens dans son groupe, elle s’autorise un commentaire politiquement incorrect : « Je veux que mes musiciens arrivent à l’heure et bossent à fond. »
Lui qui a dompté sa peur de l’avion (« grâce à la foi », précise-t-il) assure toujours une cinquantaine de concerts par an, un peu partout sur la planète. Rien que cet été, une dizaine de dates sont déjà prévues entre l’Espagne, la France et les Pays-Bas. « Alpha est compris partout, apprécié partout, des États-Unis au Brésil en passant par l’Australie et même l’île de Pâques, où il est la seule star internationale à avoir joué, raconte son manager. Cela tient peut-être au fait qu’il manie plusieurs langues, le dioula, le français et l’anglais. Et puis sa musique et ses messages sont universels. »
Famille reconstituée
Au fil des ans, l’enfant de Dimbokro (ville située à 80 km à l’est de Yamoussoukro) élevé par sa grand-mère s’est reconstitué une famille. Musicale, bien sûr : il est resté fidèle à certains de ses instrumentistes depuis plus de vingt ans (comme Eddy Delomenie, son saxophoniste). Mais aussi génétique. Au gré de ses – nombreuses – relations, Alpha a mis onze enfants dans son sillage.
Sa fille Sarah, 31 ans, directrice artistique, aujourd’hui parisienne, l’assiste par exemple dans sa tournée des médias français.
Elle confirme que son patriarche, très mystique, est autant attaché au Coran qu’à la Torah et à la Bible
Elle parle d’un père « assez constant » qui, tout au long de son parcours, a eu comme fil conducteur la spiritualité. « Il ne loupe aucune des cinq prières quotidiennes, et quand il a un empêchement, un concert, il se rattrape juste après », confie-t-elle. Elle confirme que son patriarche, très mystique, est autant attaché au Coran qu’à la Torah et à la Bible ; et qu’il arrive au musulman de se rendre à l’église catholique Sainte-Famille, toute proche de son domicile, à Riviera 3, pour se recueillir.
Qu’attendre de plus d’un chanteur qui a pris l’habitude de commencer ses concerts par « Psaume 23 » (« L’Éternel est mon berger […] »), suivi de « Jérusalem » ? « Il nous a toujours parlé de Dieu, nous avions une Bible illustrée à la maison… Pour moi c’est difficile d’imaginer un monde sans Créateur », raconte Sarah. La trentenaire évoque les séjours de la famille en Israël avec passages obligés par le mur des Lamentations et la mosquée Al-Aqsa.
Positions floues ?
Dieu revient constamment dans la bouche d’Alpha. C’est Lui qui donne un sens à sa vie, Lui qui a inspiré ses albums, Lui qui lui a permis d’être plus serein. Mais si l’artiste a fait la paix avec lui-même, sa mission, aujourd’hui, est de faire la paix en Côte d’Ivoire. Son bonnet bleu cache un casque de la même couleur depuis que l’ONU l’a nommé ambassadeur pour la paix dans son pays, en 2005. Il se montre insatiable sur la situation politique ivoirienne et désespère des divisions de ses concitoyens.
Il cherche à plaire à trop de monde : quelle que soit ta position politique, tu trouveras toujours quelque chose qui va te plaire dans le discours d’Alpha
Et réconcilier, pour lui, ne peut passer que par une sortie de prison des ennemis jurés du camp Ouattara. « Il faut libérer Simone Gbagbo… Il faut soustraire Gbagbo Laurent et Blé Goudé à la Cour pénale internationale de La Haye », clame l’artiste.
Un discours qui ne passe pas auprès de certains de ses concitoyens. « Il est dans la confusion intellectuelle ivoirienne, estime Francis Akindès, professeur de sociologie politique à l’université Alassane-Ouattara. Croit-il vraiment que l’on peut faire la paix sur le dos des victimes ? Que ceux qui ont perdu leurs parents peuvent pardonner ? Il a toujours tenu des positions floues, s’est constamment abrité sous le parapluie du plus fort, d’Houphouët à Gbagbo jusqu’à Ouattara. Il cherche à plaire à trop de monde : quelle que soit ta position politique, tu trouveras toujours quelque chose qui va te plaire dans le discours d’Alpha. »
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« Mon père ne cherche pas à plaire ! corrige Sarah. En revanche, chaque fois qu’un nouveau pouvoir est en place, on vient vers lui pour gagner un peu d’influence. Les politiciens sont d’abord passés à la maison, puis au café de Versailles, son restaurant, aujourd’hui c’est à la radio… J’en ai assez d’entendre : “Alpha Blondy a retourné sa veste”, dès qu’il accepte de poser avec quelqu’un. »
L’artiste, lui, se veut au-dessus des querelles, renvoyant dos à dos les politiciens de chaque camp à leur « Political Brouhaha », chanson qui introduit son dernier album et évoque l’hypocrisie des candidats. Une seule chose compte, affirme-t-il, c’est le bonheur du peuple. Avant de mettre fin à l’entretien, il se lève brusquement de son fauteuil et pose la main sur mon genou, yeux dans les yeux : « Il faut m’aider sur ce terrain de la réconciliation ! On va y arriver ensemble ! » Sa foi reste entière.
« Il faut que les Ivoiriens se pardonnent »
Pour Alpha Blondy, le traumatisme de la guerre hante toujours le pays. « Il faut s’imaginer les cadavres dans les rues, le camp Ouattara terrorisé au Golf Hôtel dans le bruit des bombes, le camp Gbagbo terrorisé aussi de son côté… On parle de 3 000 morts, même si je ne sais pas si ce chiffre est fiable.
On n’échappe pas à un tel cauchemar. En Europe, on met en place des cellules psychologiques pour aider les personnes qui subissent ce genre de traumatisme, en Côte d’Ivoire il n’y a rien eu. Les anciens amis ont fini par se détester. Les vainqueurs vivent dans la peur, les vaincus vivent dans la peur et le désir de revanche. » La solution, pour lui ? Une amnistie générale de tous les prisonniers détenus dans le cadre de la crise postélectorale de 2010-2011.
« Il faut que les hommes politiques passent au-dessus de leur orgueil, de leur vanité, de leurs querelles et que les Ivoiriens se pardonnent ! Car on ne pourra pas rebâtir la maison Côte d’Ivoire, la faire prospérer, accéder au développement dans un pays qui reste divisé. »
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