Algérie : Ahmed Ouyahia contre vents et marées

Tous mandats cumulés, Ahmed Ouyahia a déjà passé près de onze années à la primature. Le secret de cette longévité ? Ses modèles, sa capacité à endurer les épreuves, et une ambition tenace.

À son arrivée au palais présidentiel de Belém, à Lisbonne, le 9 novembre 2010, pour une rencontre avec Aníbal Cavaco, alors président du Portugal. © Rafael Marchante/REUTERS

À son arrivée au palais présidentiel de Belém, à Lisbonne, le 9 novembre 2010, pour une rencontre avec Aníbal Cavaco, alors président du Portugal. © Rafael Marchante/REUTERS

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Publié le 29 juillet 2018 Lecture : 6 minutes.

Ces derniers jours, il retrouve plaisir à arpenter les tapis rouges. Réception d’officiels espagnol, brésilien et béninois rue du Docteur-Saadane, au siège du gouvernement, dans le centre d’Alger. Déplacement à Nouakchott au début de juillet, où il représentait Abdelaziz Bouteflika au sommet de l’Union africaine. Même rôle de nonce à Ankara pour la prestation de serment de Recep Tayyip Erdogan. Et, plus récemment, l’ouverture des Jeux africains de la jeunesse à Alger… toujours au nom du chef de l’État.

Ahmed Ouyahia respire. Le calme perce sous le sourire qu’il affiche désormais en public. « Il était beaucoup plus serein lors de sa dernière conférence de presse qu’à celle d’avril, où il avait semblé très agité », confirme un journaliste politique qui le suit régulièrement. L’homme était alors, disait-on, sur le départ. Tombé en disgrâce. Une petite musique savamment entretenue par la présidence, qui ne se privait plus de désavouer ses mesures et ses décisions, comme l’augmentation des tarifs des documents administratifs et la possibilité de concéder des terres agricoles aux étrangers. Ou, pis, de se passer de sa présence lors des rares sorties d’Abdelaziz Bouteflika à Alger, lui préférant celle du ministre de l’Intérieur, Noureddine Bedoui.

Il sait qu’il ne peut rien faire contre les rumeurs, donc il laisse parler

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« Ceux qui nourrissent ces polémiques ou ces controverses veulent affaiblir et déstabiliser le gouvernement, balayait alors un proche d’Ahmed Ouyahia. Il sait qu’il ne peut rien faire contre les rumeurs, donc il laisse parler. » Le 21 juin pourtant, jour du solstice d’été, il brise la glace : « Le Premier ministre est nommé par la présidence. Quand ça ne marche pas, le président a une solution très simple : il met fin aux fonctions du Premier ministre. » Une bravade ? C’est mal connaître le personnage.

Discipline ou rigidité

À son domicile, les murs ne soutiennent qu’un seul portrait : celui du colonel Houari Boumédiène, en tenue militaire. Ahmed Ouyahia lui voue une admiration sans bornes. Tout juste sorti de l’ENA, il avait passé un an dans l’équipe des relations publiques d’El-Mouradia, siège de la présidence, aux côtés du deuxième chef d’État de l’Algérie indépendante. « Il a toujours cette figure de tutelle boumédiène, confie un ancien ministre. Une vision qui mélange verticalité du pouvoir et nationalisme. » Et une forme d’« admiration pour les fortes personnalités », d’après un compagnon de route. Une certaine dose de discipline aussi. Qui frise la rigidité. « Et qui explique que certaines idées, certaines propositions, certains schémas directeurs, jugés trop novateurs, périssent dans les tiroirs », se désole un responsable. Un exemple en fait la démonstration éclatante. Celui de l’École 42, un établissement privé d’autoformation en informatique créé par l’homme d’affaires français Xavier Niel et dont une antenne doit voir le jour à Alger.

Le projet n’a pas avancé d’un iota depuis décembre 2017. « Une école sans professeurs, ni diplômes, ni concours d’entrée ? C’est contre tous nos principes éducatifs, juge en privé le Premier ministre. C’est hors norme. Donc incontrôlable. Ça va semer le bazar. »

Je suis un commis de l’État, répète-t-il sans ciller à ses interlocuteurs

Ouyahia est viscéralement attaché à l’ordre. Au protocole. À la hiérarchie. Une divergence de taille avec son modèle, Boumédiène, qui, en 1965, n’avait pas hésité à déposer Ben Bella. L’énarque, de formation civile donc, ne se rebelle pas. Il encaisse car il est au service de celui qui le nomme. « Je suis un commis de l’État », répète-t-il sans ciller à ses interlocuteurs, étonnés de le voir endurer brimades et humiliations, quand d’autres auraient jeté l’éponge depuis longtemps.

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Maître de ses émotions

« Il est revenu à la primature en sachant ce qui l’attendait, ajoute un diplomate. Ce n’est pas un perdreau de l’année. » Lorsqu’il s’installe rue du Docteur-Saadane, en août 2017, le natif de Bouadnane, en Kabylie, retrouve un bureau qu’il a déjà occupé à trois reprises, une fois sous Liamine Zéroual, deux fois sous Bouteflika. Le premier s’en sépare en 1998. Le second le rattrape en 2003, avant de le limoger en 2006. Bis repetita en 2008 et 2012. À chaque fois, Ouyahia fait le dos rond. « Il en a avalé, des couleuvres. Il a le cuir épais », assure son entourage. Au fil des ans, des mandats et des revers, ce fils d’un chauffeur de bus s’est forgé une carapace et a appris à prendre de la distance avec les événements. « En écailles de reptile », insistent les proches : « Les critiques des politiques peuvent l’ébranler pendant une demi-heure. Pas plus. Il est tout le temps dans la maîtrise de ses émotions. »

Cela lui joue des tours. L’homme est perçu comme cassant, sans états d’âme. Insensible ? Ses proches trouvent le portrait sévère. « Il ne montre pas ses faiblesses », nuance un cadre de son parti, le Rassemblement national démocratique (RND). « Mais il a été très affecté par les huées et les insultes au stade du 5-Juillet. » C’était au printemps, lors de la finale de la Coupe d’Algérie. La télévision d’État, qui diffusait la rencontre en direct, avait coupé le son pour épargner au Premier ministre une humiliation publique. Inutile à l’heure des smartphones et des réseaux sociaux. Sur les vidéos, on voit des supporteurs lui tourner le dos lorsqu’il entre dans l’enceinte.

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Ses partisans, tout comme ses détracteurs, lui reconnaissent en revanche une qualité : sa force de travail. « C’est un très grand bosseur, qui connaît très bien ses dossiers, ce qui n’a pas été le cas de tous ses prédécesseurs », explique aussi l’un de ses interlocuteurs à Paris. « Il est capable d’écrire un livre en une nuit », soutenait déjà dans les années 1990 Mohamed Betchine, conseiller du président Liamine Zéroual, pour convaincre ce dernier de faire confiance au jeune quadragénaire d’alors.

Attendre son heure

Brillant et drôle, de l’avis de ceux qui le connaissent, Ahmed Ouyahia mènerait une vie monacale. Pas de vie privée, pas de hobbies, pas de vices. « Jamais de vacances », jure l’un de ses – rares – amis. Des dossiers et de la musique classique. Travailler dur… et attendre son heure. Car l’homme est ambitieux, même si de ses intentions il ne dit mot. « Sa force a toujours été de tenir sa langue, insiste l’un des rares politiques à le voir en privé. Même auprès de ses amis, il ne s’épanche pas, il ne parle pas des choses de l’État. Il sait qu’un mot qui sortirait, un seul, pourrait lui être fatal. » Un mot, ou un geste. Comme se constituer un réseau. Ce à quoi Ouyahia se refuse, y compris au sein de son parti. « Au RND aujourd’hui, il y a lui et rien. Et, tout bien pensé, il n’y a rien », ironise l’un de ses nombreux contempteurs.

Sûr d’avoir rendez-vous avec son destin, lui promet de prendre sa revanche un jour sur ceux qui parient sur sa chute. « Tous ceux qui m’ont sali », dit-il. Reste à savoir s’il en aura l’occasion… « Il n’est pas aimé des Algériens, tranche un responsable. À cause de son côté “père-la-rigueur”. » « Il pense pouvoir gagner à terme leur cœur avec un discours nationaliste exalté », avance un compagnon de route. « En tout cas, il a un avantage certain sur tous ceux qui veulent succéder au président de la République, note un troisième. Il connaît son état de santé.

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Ahmed Ouyahia se prête volontiers au jeu démocratique quand il se dit prêt à recevoir, en tant que secrétaire général du RND, l’islamiste Abderrazak Makri. Ce dernier propose une « transition » dont l’armée serait garante, idée rejetée avec force par le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. Comme lui, le Premier ministre jure fidélité à Abdelaziz Bouteflika, dont il soutient la candidature à un cinquième mandat. Avec des arrière-pensées ? « Il m’a dit une fois ne pas aimer le mot “stratégie” », glisse un ancien ministre. Le propos, critique, visait son mode de gouvernance. Capitaine sans gouvernail, Ouyahia semble pour l’heure toujours arriver à bon port.

Méfiance et cumul

« La confiance n’exclut pas le contrôle. » Cette phrase de Lénine, Ahmed Ouyahia pourrait la reprendre à son compte. Méfiant, le Premier ministre a un rituel : tous les matins, en arrivant au bureau, parcourir attentivement les bulletins de renseignement quotidiens (BRQ). On ne lui connaît que très peu d’amis. En politique, il évolue avec un cercle restreint de « proches ». Dont Azzedine Kheldoun, chargé de sa communication, et Seddik Chiheb, sa vigie au Rassemblement national démocratique (RND) et porte-parole du parti. Ahmed Ouyahia a tout de même tenu à rester secrétaire général du RND en parallèle de ses fonctions de chef de gouvernement. À El-Mouradia, des conseillers assurent aussi qu’un certain nombre de prérogatives de directeur de cabinet de la présidence lui sont toujours dévolues.

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