Fatou Bensouda, procureure de la CPI : « Personne n’échappera à la justice »
Jean-Pierre Bemba, Laurent Gbagbo, Seif el-Islam Kadhafi… La procureure gambienne défend le travail de la Cour pénale internationale sans faillir.
Qu’il semble loin, le 17 juillet 1998 ! Ce jour-là, soixante États signaient le traité instaurant une cour indépendante et universelle chargée d’une noble tâche : traquer, au nom de l’humanité, les auteurs des pires crimes commis à son encontre.
Vingt ans après, à l’âge supposé de la maturité, cette Cour pénale internationale (CPI) fait face à la pire tourmente de son histoire. Un Africain, le Nigérian Muhammadu Buhari, s’est certes avancé à la tribune le 17 juillet, à La Haye, pour célébrer cet anniversaire. Il a appelé un maximum d’États à rejoindre la Cour – ils sont 123 sur 197, et les États-Unis et la Chine font toujours défaut.
Défiance de nombreux Africains
Mais ce discours ne fait pas oublier la défiance que la CPI suscite chez de nombreux Africains. Ils n’oublient pas que les 32 mandats d’arrêt émis ont visé des personnalités du continent. Quant à l’Union africaine (UA), elle continue de brandir la menace d’un retrait massif de ses membres.
À tous ces reproches, la Gambienne Fatou Bensouda répond avec fermeté. La procureure de la CPI a accepté de nous recevoir dans son bureau de La Haye, au bout d’un interminable couloir blanc, dans un immeuble ultramoderne et ultrasécurisé. Elle accueille, aussi souriante qu’intransigeante, pour quarante-cinq minutes. Pas une de plus. Le temps de Fatou Bensouda est compté.
La Cour joue désormais un rôle majeur, même si, pour une institution internationale, avoir 20 ans, c’est être encore très jeune
Jeune Afrique : Il y a exactement vingt ans, le statut de Rome, instaurant la CPI, était signé. Le bilan vous paraît-il positif ?
Fatou Bensouda : De façon générale, il l’est. La CPI est bien partie pour réussir la mission qui lui a été confiée par la communauté internationale. Depuis vingt ans, nous traquons sans relâche ceux qui commettent des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, des génocides. Quel que soit leur statut, quel que soit leur pouvoir. Nous faisons de notre mieux pour qu’ils se retrouvent devant la justice.
Cela a eu des conséquences sur la façon dont les puissants, qu’ils soient gouvernants ou chefs de guerre, se comportent. La Cour joue désormais un rôle majeur, même si, pour une institution internationale, avoir 20 ans, c’est être encore très jeune.
Voulez-vous dire que la Cour n’est pas encore tout à fait mûre ?
Le temps de la justice est long et, de ce point de vue, 20 ans, c’est peu. Nous sommes extrêmement sollicités et nous avons beaucoup de travail devant nous. Mais nous n’avons pas à rougir de ce que nous avons fait jusqu’ici : vingt-six affaires ont été ouvertes, onze enquêtes sont en cours, six procès ont eu lieu, huit suspects ont été condamnés et deux acquittés.
Pour moi, l’acquittement de Jean-Pierre Bemba représente un écart par rapport à la jurisprudence habituelle
Après avoir été condamné à dix-huit ans de prison en première instance, le Congolais Jean-Pierre Bemba a été acquitté en appel le 8 juin. N’est-ce pas votre plus lourd échec ?
Ce n’est pas un échec. Depuis le début, cette affaire était soumise aux juges. Et à chaque étape, ils nous ont suivis. Lorsque nous avons demandé l’arrestation de Jean-Pierre Bemba, cela a été fait. Lorsque nous avons présenté les charges, elles ont été confirmées. Lorsque nous sommes allés en procès pour ces crimes très graves commis en Centrafrique en 2003, nous avons produit plus de 700 preuves, présenté 77 témoins et Jean-Pierre Bemba a été condamné à l’unanimité.
En appel, ils en ont décidé autrement. Pour moi, cet acquittement représente un écart par rapport à la jurisprudence habituelle. Il est absolument nécessaire que les commandants de troupes continuent à être tenus pour responsables des actions de leurs hommes. J’espère qu’il n’y aura plus d’entorse de ce genre à l’avenir. En tout cas, cela ne va pas nous arrêter. Nous allons continuer à enquêter et poursuivre ceux qui ont commis les crimes les plus graves.
Mais comprenez-vous la décision de la Cour ? Juste après l’annonce de l’acquittement de Jean-Pierre Bemba, votre première réaction a été très vive. Vous avez même contesté la décision des juges…
Bien sûr. Mais nous avons apporté des preuves solides.
La Cour est là pour agir en dernier ressort, lorsque des crimes horribles ont été commis et qu’aucune autre institution ne peut intervenir et rendre justice
L’acquittement du leader du Mouvement de libération du Congo [MLC] a eu lieu quelques mois seulement avant l’élection présidentielle en RD Congo, qui doit se tenir en décembre. Beaucoup se demandent si la décision des juges n’est pas politique…
Cette Cour est une institution judiciaire, elle n’a rien de politique. Évidemment, nous opérons dans des contextes parfois difficiles, et beaucoup en profitent pour interpréter nos choix. Mais nous ne travaillons que sur des preuves et en fonction de la loi. La politique n’a rien à voir avec nos décisions.
Avant l’acquittement de Jean-Pierre Bemba, il y a eu l’abandon des charges contre le président kényan, Uhuru Kenyatta, en 2014 et le non-lieu prononcé pour son vice-président, William Ruto, en 2016. La Cour n’est-elle pas trop jeune pour s’attaquer à de tels personnages ?
La Cour a été créée pour cela. Elle est là pour agir en dernier ressort, lorsque des crimes horribles ont été commis et qu’aucune autre institution ne peut intervenir et rendre justice. Ni Uhuru Kenyatta ni William Ruto n’ont été acquittés. Chaque fois, il y a des dissimulations de preuves, des manipulations, des subornations de témoins et un manque de coopération. Dans ce contexte, un procès était impossible.
Vous dépendez des États pour enquêter et interpeller. La CPI a-t-elle un problème de moyens ? Le président soudanais, Omar el-Béchir, vous nargue toujours…
C’est un de nos défis en effet. Nous ne disposons d’aucune force de police, ce sont les États signataires qui doivent nous les fournir. C’est difficile, car certains ne respectent pas leurs obligations. Cela a de graves conséquences sur notre efficacité.
Les justices nationales prennent aussi du temps alors qu’elles travaillent avec des forces de police et peuvent facilement faire comparaître des témoins…
L’acquittement de Jean-Pierre Bemba a redonné espoir aux partisans de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo. Sa défense a été autorisée à plaider le non-lieu le 10 septembre prochain. Cela vous inquiète-t-il ?
Chaque affaire est différente. Cette décision appartient aux juges. Ce n’est que la poursuite de la procédure judiciaire normale. C’est un non-événement. Je suis confiante.
Laurent Gbagbo est en détention préventive depuis 2011. Sept ans, n’est-ce pas trop long ?
Si le procès n’avait pas débuté, peut-être, mais il est en cours. Les justices nationales prennent aussi du temps alors qu’elles travaillent avec des forces de police et peuvent facilement faire comparaître des témoins… Nous avons d’énormes difficultés à tous ces niveaux. Ce procès prend du temps oui, mais c’est un temps nécessaire.
Pourriez-vous être favorable à une remise en liberté de Laurent Gbagbo, comme le demande sa défense ?
C’est une décision qui appartient aux juges et qui est fondée sur les assurances qu’ils peuvent obtenir. Ils ne peuvent pas prendre le risque de remettre Laurent Gbagbo en liberté, par exemple, s’ils ne sont pas sûrs qu’il comparaîtra. S’ils n’ont pas permis sa libération provisoire, c’est que tous les critères n’étaient pas remplis. L’important, c’est que le procès se poursuive.
La Côte d’Ivoire doit prendre ses responsabilités, respecter ses engagements, et livrer Simone Gbagbo
L’année dernière, son épouse, Simone Gbagbo, a été jugée en Côte d’Ivoire pour crimes contre l’humanité. Continuez-vous à réclamer son transfèrement à la CPI ?
Nous l’avons réclamé dès 2012. La Côte d’Ivoire a contesté cette demande et argué qu’elle était capable de juger seule Simone Gbagbo. Mais encore faut-il que le procès se déroule selon les mêmes normes que celles de la CPI. Les juges ont estimé que ce n’était pas le cas. La Côte d’Ivoire doit prendre ses responsabilités, respecter ses engagements, et livrer Simone Gbagbo.
Vous aviez promis que vous enquêteriez également sur le camp du président Alassane Ouattara. Mais sept ans après la fin de la crise post-électorale, il n’y a toujours rien. Des mandats d’arrêt ont-ils été lancés ?
J’ai toujours dit que nous nous intéresserions à tous les camps et c’est bien ce que je fais. Les enquêtes se poursuivent et s’intensifient. Le moment de révéler certaines choses publiquement n’est pas venu. Mais personne n’échappera à la justice, quel que soit son camp.
Le site d’information Mediapart a révélé que des e-mails ont été échangés entre le procureur de la CPI de l’époque, Luis Moreno Ocampo, et des diplomates français au moment de l’arrestation de Laurent Gbagbo. N’est-ce pas la preuve qu’il y a eu des interférences politiques dans cette affaire ?
Penser qu’un procureur peut amener quelqu’un devant des juges en fonction de considérations politiques est une grave erreur. Nous nous fondons sur les preuves que nous collectons, pas sur des opinions politiques. Sous mon mandat, de telles choses ne peuvent pas arriver.
Pour l’instant, je n’ai ouvert aucune enquête sur la Gambie et il n’est pas question de quoi que ce soit à notre niveau
Ces discussions ne sont-elles pas regrettables ?
Dans cette affaire, nous ne faisons qu’appliquer notre mandat.
Vous êtes gambienne et avez été ministre de la Justice de Yahya Jammeh. Allez-vous enquêter sur les crimes commis sous sa présidence, comme le demandent les organisations des droits de l’homme ?
Nous n’agissons pas en fonction des injonctions des uns et des autres, des modes, ou de ce que veulent les médias. Pour l’instant, je n’ai ouvert aucune enquête sur la Gambie et il n’est pas question de quoi que ce soit à notre niveau. Mon travail est d’agir de façon juste et impartiale, que le dossier soit gambien ou pas.
On reproche parfois à la CPI d’être un obstacle au règlement des affaires internes. Seriez-vous par exemple prête à lever ou suspendre les charges qui pèsent contre Seif el-Islam Kadhafi pour qu’il puisse participer au débat politique, voire aux élections en Libye ?
Il faut cesser de penser que, pour obtenir la paix, la justice doit être mise de côté. Elles ne sont pas incompatibles, et la justice ne peut plus être sacrifiée. Nos enquêtes continuent en Libye. Le fait qu’un mandat d’arrêt ait été lancé contre Seif el-Islam Kadhafi n’est en rien un obstacle aux négociations. Il n’est pas question de suspendre ce mandat d’arrêt.
L’allégation selon laquelle nous ciblons l’Afrique est inexacte. J’ai ouvert des enquêtes en Géorgie et demandé l’autorisation judiciaire d’en ouvrir en Afghanistan
En Afrique, la défiance à l’égard de la CPI est de plus en plus importante. Quelles sont vos relations avec l’UA ?
J’entends les rumeurs et les menaces, mais l’Afrique est le continent qui compte le plus d’États signataires du statut de Rome. Dans la plupart des affaires que nous instruisons, ce sont des États africains qui font appel à la CPI. Malgré ce qui peut être dit, 90 % des demandes de coopération que nous faisons sont satisfaites par les gouvernements du continent. À la CPI, de nombreux juges sont africains. Je suis moi-même une fière Africaine. Notre coopération avec le continent est tout simplement excellente.
Mais vous ne pouvez pas nier qu’il y a un problème : de nombreux États africains menacent de quitter la Cour.
Oui, il y a un problème politique. Nous respectons l’UA, mais c’est une organisation politique – nous sommes une institution judiciaire. Et je regrette que le travail de la Cour soit instrumentalisé. Il y a parfois des malentendus. L’allégation selon laquelle nous ciblons l’Afrique est inexacte. J’ai ouvert des enquêtes en Géorgie et demandé l’autorisation judiciaire d’en ouvrir en Afghanistan. Des examens préliminaires sont en cours à propos de la Palestine et de bien d’autres situations. Nous remplissons simplement notre mandat.
Pour vous, ce n’est qu’un malentendu ?
Oui. L’Afrique a joué un rôle majeur dans la création de la CPI, dans le lancement des premières affaires. Nous ne pouvons pas l’oublier. Le continent est à la pointe de ce projet de justice internationale.
De Yahya Jammeh à La Haye
Elle est l’une des femmes les plus craintes, les plus honnies et les plus respectées au monde. Sans doute l’une des plus puissantes aussi. Son port altier et son regard profond traduisent sa force et son assurance – il en faut pour être la voix et le visage de la Cour pénale internationale (CPI). Pendant huit ans adjointe de Luis Moreno Ocampo, Fatou Bensouda a succédé au sulfureux premier procureur de la CPI en 2012. Élue à la majorité des 120 États membres de la Cour, la Gambienne a alors pu compter sur le soutien déterminant du continent.
Née à Banjul, étudiante à Lagos, elle a fait une première carrière dans son pays, où elle a été ministre de la Justice de Yahya Jammeh de 1998 à 2000. Fatou Bensouda rejoint ensuite le Tribunal pénal international pour le Rwanda avant d’arriver en 2004 à la CPI.
À moins de trois ans de la fin de son mandat (qui n’est pas renouvelable), elle élude les questions sur son avenir. « Sa seule préoccupation, aujourd’hui, c’est l’héritage qu’elle laissera », assure l’un de ses proches. On prête à cette femme très diplomate des ambitions politiques ou l’envie d’une carrière au sein des Nations unies. « Bien malin celui qui sait ce qu’elle a en tête, poursuit ce proche. Elle n’en a jamais dit un mot. »
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