Régionalisation au Maroc : les raisons d’un blocage
Dans un contexte social tendu, Mohammed VI s’agace des retards pris dans la mise en œuvre de la dynamisation des territoires. Pourquoi les mesures annoncées restent-elles au point mort ?
Il y a le symbole immédiatement perceptible. Le discours du 29 juillet dernier, à l’occasion de la fête du Trône, a été prononcé à Al Hoceima, épicentre des manifestations du « Hirak », le mouvement de mécontentement social qui a rythmé ces deux dernières années. Et il y a le sous-texte. Al Hoceima : le projet maudit, l’exemple type des promesses non tenues.
29 octobre 2015. Mohammed VI préside la cérémonie de présentation d’« Al Hoceima, Manarat Al Moutawassit » (« phare de la Méditerranée »). Le programme, qui s’étale sur la période 2015-2019, vise à ériger la ville en pôle de développement, tout en améliorant les conditions de vie de la population locale.
Au pupitre, Ilyas El Omari, tout juste élu président de la nouvelle région regroupant Tanger, Tétouan et Al Hoceima. « Bien qu’il portât sur la seule province d’Al Hoceima, ce chantier incarnait le premier plan de développement de la nouvelle ère de la régionalisation avancée, censée contribuer à la paix sociale, nous explique un élu communal. Sauf que la population comme les responsables politiques ont vite déchanté… »
Séisme politique
Et, de fait, les problèmes ne tardent pas à surgir. Moins de deux ans après le lancement du programme, une double enquête administrative est lancée sur instruction royale. Elle révèle de nombreux dysfonctionnements tant au niveau de la conception que de l’exécution. Les manifestations du Rif, engendrées, entre autres, par le ratage de ce chantier emblématique, provoquent un véritable séisme politique avec le limogeage de cinq ministres. La colère du Palais a un autre effet : rattraper le retard. La commission chargée du suivi du chantier avance aujourd’hui un taux de réalisation de 95 %. Les autres plans de développement régionaux, eux, sont à l’arrêt.
La « régionalisation avancée » n’est pourtant pas un concept nouveau. Érigée en modèle de gouvernance territoriale par la constitution de 2011, la politique de décentralisation vise alors à renforcer la démocratie participative pour définir les priorités de développement. Objectif : remédier aux disparités inter- et intrarégionales.
L’arsenal réglementaire renforcé
Depuis, l’arsenal réglementaire a été renforcé. Un texte, promulgué en 2015, transfère aux conseils de région des prérogatives et des compétences pour leur permettre de lancer des projets à même de créer de l’emploi et d’améliorer les conditions de vie. Il s’agit des fameux Plans de développement régionaux (PDR). L’autonomie des régions en matière de PDR est modérée par plusieurs impératifs, dont la synergie entre provinces et communes et la prise en considération des orientations des politiques publiques de l’État.
Le plus modeste des PDR avoisinait les 20 milliards, alors que d’autres régions ont planifié des projets dépassant les 100 milliards
À mi-terme, deux conseils régionaux sur douze n’ont pas encore adopté de PDR. « Le conseil régional de Guelmim-Oued Noun a été suspendu par le ministère de l’Intérieur en mai dernier, pour divergence entre les membres. Et celui de Draâ-Tafilalet n’est jamais arrivé au stade de vote », nous explique une source proche de la Direction générale des collectivités locales (DGCL).
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Pour les autres PDR votés par les élus, tout est à refaire ! Dans une note de cadrage émise début juillet, le ministère de l’Intérieur a sommé les conseils régionaux de revoir leur copie. Les projets d’investissement de 454 milliards de dirhams (plus de 41 milliards d’euros) sur six ans, prévus par ces PDR, sont jugés « surréalistes, dépassant même le budget de l’État et intégrant des projets déjà programmés ou en cours de réalisation ». Et pour cause : les régions ont préparé leur PDR à leur guise, annonçant parfois des montants mirobolants : le plus modeste des PDR avoisinait les 20 milliards, alors que d’autres régions ont planifié des projets dépassant les 100 milliards…
Le département de tutelle a fermement recommandé aux régions de revoir les chiffres. Et de se montrer plus sérieuses dans leurs plans de financement, en officialisant les contributions et engagements des partenaires publics. L’absence de système de suivi et d’évaluation est également pointée par l’Intérieur.
Le ministère prévoit d’établir un document type pour l’ensemble des régions. « Le ministère de l’Intérieur a voulu jouer son rôle. Avant de donner le visa pour l’exécution de ces PDR, il a tenté de préparer une négociation entre les régions, les partenaires gouvernementaux, et certains établissements et offices, principaux bailleurs de fonds pour les projets planifiés », commente Mohand Laenser, président de l’association des régions.
Même les 10 milliards de budget prévu pour les régions d’ici à 2021 restent dérisoires
Ressources régionales insuffisantes
Les régions ont vu leur budget doubler en trois ans – 7,5 milliards de dirhams en 2018 –, mais cela reste insuffisant au regard de leurs besoins. « Même les 10 milliards de budget prévu pour les régions d’ici à 2021 (grâce notamment à l’augmentation de 3 à 4 % de la part de l’impôt sur le revenu et sur les sociétés reversée par l’État) restent dérisoires face aux centaines de milliards de dirhams nécessaires pour la mise à niveau et le développement des régions », affirme un membre du conseil régional de Casablanca.
L’amorçage raté de ces plans censés changer le visage des régions et répondre aux attentes des populations n’est pas l’unique problème. Malgré la promulgation d’une batterie de décrets d’application (près de 70 entre 2016 et 2017), certains mécanismes sont toujours en rodage. Le fonds de solidarité interrégional, opérationnel depuis décembre dernier, et qui devait résorber les disparités entre régions, n’atteint pas encore ses objectifs. Idem pour le fonds de mise à niveau social, censé résorber les déficits en infrastructures et d’équipements.
De véritables bombes à retardement
Nizar Baraka, président du Conseil économique, social et environnemental (Cese), évoque deux chiffres illustrant les écarts de développement entre régions : quatre des 12 régions du Maroc représentent environ 50 % du PIB et environ la moitié des médecins du pays travaillent dans deux d’entre elles. Sur la question du chômage, les taux vont de 5,3 % à Daraâ Tafilalet à 19,8 % dans la région de l’Oriental. Dans ce contexte, certaines régions du royaume constituent de véritables bombes à retardement.
Les retards, cela dit, restent essentiellement liés à des questions opérationnelles… et humaines. La décentralisation de l’administration, condition sine qua non de la réussite du processus, reste un défi. Les projets des Agences régionales d’exécution des projets (Arep), établissements publics placés sous la tutelle du conseil de la région mais gérés par un comité de supervision et de contrôle, restent à valider.
Nous sommes formatés par un État unitaire et central », selon le juriste Mustapha Sehimi
La loi qui permet de réduire les compétences de l’État central au profit des collectivités territoriales est, elle, toujours au cœur du débat public. Pour le juriste Mustapha Sehimi, ce texte est l’épine dorsale de la régionalisation. Et le retard dans sa promulgation est le fait d’une certaine rigidité politique et administrative. « Nous sommes formatés par un État unitaire et central, a-t-il expliqué lors d’un forum organisé récemment sur la question de la régionalisation. Les acteurs ne sont pas près de changer de paradigme pour se risquer vers une décentralisation qui n’est pas maîtrisée. »
C’est pour dépasser cette résistance au changement que Mohammed VI a encore insisté, lors de son dernier discours du Trône, sur l’adoption de la charte de déconcentration administrative. Conséquence immédiate : le ministère de l’Intérieur a réuni les parties concernées le 1er août à Tétouan. Car le roi a fixé comme cap octobre prochain.
Une date butoir que l’exécutif est désormais contraint de respecter pour redonner du souffle au processus. « La régionalisation ne va pas se terminer avec notre mandat, elle ne fait que démarrer », martèle Mustapha Bakkoury, président de la région Casablanca-Settat, à chacune de ses sorties médiatiques. Une façon de reconnaître que ce premier mandat des conseils régionaux restera un mandat à blanc, alors que les attentes et besoins de la population deviennent plus pressants. La paix sociale attendra.
CRI : la réforme enclenchée
Soumise au roi en février dernier, la stratégie de réforme des Centres régionaux d’investissement (CRI) a été élaborée par le gouvernement après un rapport de la Cour des comptes qui a relevé plusieurs anomalies dans ces guichets uniques, créés en 2002. Un projet de réforme des CRI devait même être adopté lors du Conseil de gouvernement du 12 juillet. « Il a été renvoyé au dernier moment pour y apporter certains réglages », explique une source ministérielle. Réglages que Mohammed VI a clairement définis dans son dernier discours du Trône, le 29 juillet, notamment en matière de gouvernance.
Adoptée par le Conseil de gouvernement
« Le regroupement des commissions concernées par l’investissement en une commission régionale unifiée (…) permettra de mettre un terme aux blocages et aux prétextes invoqués par certains départements ministériels », a-t-il indiqué, tout en évoquant « le mécanisme de décision à la majorité des membres présents (à la commission, ndlr), en remplacement de la règle d’unanimité actuellement en vigueur ».
Mais la plus grande nouveauté réside dans la transformation des CRI en établissements publics et l’élargissement de leurs prérogatives à la contribution aux stratégies régionales de développement. Il s’agit d’en faire de véritables observatoires économiques et centres d’affaires dans leurs régions respectives. La réforme a finalement été adoptée par le Conseil de gouvernement le 2 août.
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