Dominique Eddé : « Rien de plus actuel que la pensée d’Edward Said ! »

Dans un ouvrage récent aux accents romanesques, l’essayiste revient sur les combats et la postérité du chercheur palestinien, considéré comme l’inspirateur des cultural studies.

Dominique Eddé, auteure et traductrice d’Edward Said, est devenue très proche de lui. ©Thibault STIPAL/Opale/Leemage

Dominique Eddé, auteure et traductrice d’Edward Said, est devenue très proche de lui. ©Thibault STIPAL/Opale/Leemage

Renaud de Rochebrune

Publié le 7 août 2018 Lecture : 7 minutes.

Romancière, essayiste, Dominique Eddé participa autrefois au lancement du maître livre d’Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, paru en anglais en 1978 et deux ans plus tard en français. Un ouvrage qui a révolutionné l’approche de la question coloniale en dénonçant la domination « idéologique » et culturelle du monde par les Occidentaux dans les temps modernes. Elle est alors devenue puis restée très proche de cet auteur, dont elle a traduit plusieurs livres.

Avec Edward Said. Le roman de sa pensée, elle ressuscite une personnalité hors norme et donne à comprendre ses combats politiques. Toujours en mouvement, notamment entre la Turquie et son Liban natal, Dominique Eddé a bien voulu revenir sur certaines questions cruciales que soulève aujourd’hui encore la pensée de Said.

Son travail sur l’orientalisme a été fondateur et à l’origine des cultural studies et des post-colonial studies

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Jeune Afrique : La pensée d’Edward Said reste-t-elle, quinze ans après sa mort, une pensée vivante ?

Dominique Eddé : Edward Said n’est certainement pas oublié. Il est très présent, aux États-Unis en particulier mais aussi dans le monde entier. Avec sa pensée en mouvement, ses goûts éclectiques, il était le contraire de cette pléthore d’experts qui ont tous aujourd’hui leur petit champ de savoir avec une tendance assez prononcée à l’affirmation définitive sur tel ou tel sujet. Ce caractère artisanal de la pensée qui permet d’établir une liaison entre les disciplines était précieux et il va le rester.

Edward Said pouvait ainsi, dans une même conférence, parler de Conrad, de Victor Hugo ou d’Adorno tout en évoquant le colonialisme et le sort des Palestiniens. Question postérité, en tout cas, s’il ne fallait en citer qu’un, son travail sur l’orientalisme a été fondateur et à l’origine des cultural studies et des post-colonial studies, dont on sait l’importance qu’elles ont prise et conservent encore aujourd’hui. Rien de plus vivant, de plus actuel, donc.

S’il était encore vivant, ne serait-il pas désespéré par la tournure des événements, s’agissant en premier lieu de la Palestine ?

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Il est difficile de répondre en son absence. Je ne sais pas si j’emploierais le mot désespéré. Mais à la fin de sa vie, déjà, il parlait beaucoup de la notion d’irreconciability, de ce qui n’est pas « réconciliable », en particulier à propos de la Palestine. Il constatait qu’il y avait un « os dur » sur le plan politique et intellectuel, quelque chose qui résistait définitivement à cette notion de reconciability qui était à l’origine de son combat politique.

Edward Said disait que les accords d’Oslo ne pouvaient pas fonctionner, et même qu’ils étaient dangereux

Plus concrètement ?

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Je ne sais pas s’il croyait qu’il verrait de son vivant la paix entre Israël et la Palestine, mais il menait un combat qui laissait supposer que c’était possible, avec, en tête, l’idée d’un État binational, où la citoyenneté l’emporterait sur les différents communautarismes.

À la fin de sa vie, il prenait la mesure de ce qu’avait d’un peu utopique cette vision, sans pour autant y renoncer. Lui, l’initiateur avec Daniel Barenboim du West-Eastern Divan Orchestra, où se côtoient des Palestiniens et des Israéliens, voyait bien qu’en réalité le seul espace où de la fluidité pouvait être préservée, c’était celui de la musique. Ailleurs, on se heurtait toujours à cet « os dur » qui résistait, résistait.

Ce pessimisme peut-il être relié à sa vision très négative des accords d’Oslo au moment même où ils ont été conclus ?

Absolument. Dès 1993, après avoir pris en compte tous les éléments disponibles, il disait que les accords d’Oslo ne pouvaient pas fonctionner, et même qu’ils étaient dangereux. Car ils empêchaient qu’un autre accord soit conclu, qui aurait contenu autre chose et qui aurait pu marcher. Il a été l’un des rares à le repérer, parmi les voix qui comptaient et parmi ceux qui voulaient vraiment la paix.

Quel sens cela peut avoir de rendre du territoire sans reconnaître qu’il y a eu spoliation de ce territoire ?

Que pouvait être cette « autre chose » ?

Il a notamment bien vu que l’on n’avait pas intégré dans ces accords la question des colonies. D’ailleurs, ceux qui défendaient Oslo en 1993 ont fini par convenir que c’était un mauvais accord. Il n’y avait pas de reconnaissance historique de ce qui s’était passé. Quel sens cela peut avoir de rendre du territoire sans reconnaître qu’il y a eu spoliation de ce territoire ? C’était un préalable absolu. La colonisation est la suite de cette spoliation.

1993 était une impasse qui impliquait la perversion des processus de paix qui ont été menés. Cela a coûté très cher aux Palestiniens et coûtera sans doute à terme aussi cher aux Israéliens, en rendant impossible toute véritable solution. Avec l’assentiment des grandes puissances qui, en dernier ressort, Européens compris, s’alignent toujours sur la position d’Israël.

>> A LIRE – Accords d’Oslo : 1993-2013, deux décennies entre espoirs et désillusions

Une autre évolution pourrait certainement désespérer Edward Said aujourd’hui : la dérive islamiste. A-t-il accordé assez d’attention au retour du religieux ?

Il a toujours été très clair dans son refus du fondamentalisme. Et l’on peut voir dans ses articles qu’il a vu et dénoncé son essor. Mais a-t-il prévu les proportions que cela allait prendre ? Sans doute pas. Très peu de gens d’ailleurs l’ont imaginé. Je relate dans le livre un de nos échanges, au moment de l’attaque des Twin Towers, en 2001, pour dire mon désaccord avec lui alors qu’il avait écrit qu’il s’agissait seulement là d’« une poignée de gens ».

Voulait-il ne pas trop voir ce qui s’annonçait car cela rendait caduques des décennies de batailles pour un monde arabe laïc ? Se dire, tout d’un coup, que le religieux envahissait l’espace était difficile à accepter. A-t-il parfois accordé des circonstances atténuantes aux mouvements islamistes parce qu’ils résistaient face à Israël ou luttaient contre des régimes plus que discutables ? Ce n’est même pas certain. Et il ne croyait pas à la notion d’islamisme modéré.

Mais surtout il n’était pas un historien des religions et ne se préoccupait particulièrement d’aucun des trois grands monothéismes. Alors que, quand il s’agissait des politiques arabes, il ne manquait aucun rendez-vous. Il était très critique des gens de pouvoir et refusait d’ailleurs de les rencontrer. Mais le dossier religieux n’était pas le sien.

Aller jusqu’à nier la mémoire de l’autre, renvoyer en masse les musulmans à une identité, c’est insultant

Qu’aurait pensé Edward Said de cette récente pétition en France où des intellectuels, des artistes et des politiques réclamaient que l’on déclare obsolètes certains passages du Coran pouvant encourager la haine, et particulièrement l’antisémitisme ? S’agit-il d’une manifestation de ce nouvel orientalisme que vous semblez apercevoir ?

Une telle demande à propos du Coran est le signe d’une ignorance et d’un manque de curiosité affligeants. Comment des esprits cultivés, intelligents, sensibles, comme l’étaient certains des signataires, ont-ils pu à ce point se couper de la mémoire, de la culture de celui qui est autre, pour afficher leur position ? Il me semble que jamais Camus, à qui on a pu faire des reproches argumentés pour sa façon de parler et surtout de ne pas parler des Arabes dans ses livres, n’aurait pu tomber dans ce travers.

Avoir peur des Arabes, des musulmans, cela peut se comprendre, en tout cas s’analyser. Aller jusqu’à nier la mémoire de l’autre, renvoyer en masse les musulmans à une identité, c’est insultant. C’est le contraire de ce qu’ont pu apporter des Vidal-Naquet ou des Rodinson, qui ont fait avancer la pensée de l’autre et en particulier de l’autre arabe ou musulman. Oui, il y a là une certaine forme d’orientalisme. Qui me paraît encore moins acceptable que celle de Victor Hugo quand il pensait que tous les Égyptiens voyaient en Napoléon leur Mahomet. Et évidemment, tout le travail d’Edward Said, qui voulait créer du lien, entendre la mémoire de l’autre, va à l’encontre de cela.

Un esprit libre

 © DR

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Quinze ans après la mort d’Edward Said, Dominique Eddé poursuit une sorte de dialogue avec celui qui fut non seulement un grand critique littéraire – spécialiste de Conrad, de James et de tant d’autres – mais aussi un homme féru de musique, et surtout un penseur politique et un défenseur inlassable de la cause palestinienne. Tout en restant, du fait de sa liberté d’esprit, un homme inclassable, ennemi de tous les « ismes ».

Cet essai original amène aussi le lecteur à rencontrer au fil des pages quantité d’œuvres et de personnalités qui ont croisé d’une façon ou d’une autre le parcours du « héros » de l’ouvrage. Mais c’est également un récit intime qui nous fait découvrir, avec pudeur, l’Edward Said « privé » et nous permet par là même de mieux comprendre l’Edward Said « public ».

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