Économie : le Sénégal peut-il rattraper la Côte d’Ivoire ?

Le pays de la Teranga et la terre d’Éburnie se disputent le titre de première puissance francophone d’Afrique de l’Ouest. Jeune Afrique analyse point par point cette rivalité, renforcée ces derniers mois par les découvertes pétrolières sénégalaises.

Le président sénégalais Macky Sall et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, en octobre 2012. © SIA KAMBOU/AFP

Le président sénégalais Macky Sall et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, en octobre 2012. © SIA KAMBOU/AFP

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Publié le 17 août 2018 Lecture : 12 minutes.

Le président sénégalais Macky Sall et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, en octobre 2012. © SIA KAMBOU/AFP
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Sénégal-Côte d’Ivoire : le lion dans les pas de l’éléphant

Le pays de la Teranga (Sénégal) et la terre d’Éburnie (Côte d’Ivoire) se disputent le titre de première puissance francophone d’Afrique de l’Ouest. Jeune Afrique analyse point par point cette rivalité, renforcée ces derniers mois par les découvertes pétrolières sénégalaises.

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L’entrée en production des champs gaziers découverts au large de Saint-Louis, attendue en 2022, suscite une énorme attente au pays de la Teranga. Selon les estimations de Mamadou Faye, patron de la compagnie nationale Petrosen, le Trésor public sénégalais engrangera 128 milliards d’euros en trente ans.

Du fait des projets extractifs en cours de développement, les économistes du FMI prévoient désormais une croissance annuelle moyenne de 7 % au Sénégal sur la période 2016-2020, contre 4 % entre 2010 et 2015, des performances inégalées depuis les années 1980 à Dakar. Alors les Sénégalais se prennent à rêver de rattraper leurs éternels rivaux ouest-africains et francophones : les Ivoiriens.

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Sur les bords de la lagune Ébrié, où la croissance économique – de plus de 9 % par an entre 2012 et 2015 – semble avoir effacé les années de crise politique, on assure disposer de solides arguments pour garder une longueur d’avance : les richesses agricoles de Côte d’Ivoire, la taille de son économie et de sa population – et notamment celle de sa classe moyenne –, l’importance de son secteur manufacturier, mais aussi ses capacités logistiques pour répondre aux besoins des pays de l’hinterland, Burkina Faso et Mali en tête.

>>> À LIRE – Croissance, tourisme, infrastructures… La Côte d’Ivoire abonnée aux prix d’excellence ?

Afin d’en avoir le cœur net, Jeune Afrique s’est livré à une analyse point par point pour départager ces pays en lice pour le leadership régional, menés par deux présidents qui se veulent stratèges du développement économique : Alassane Ouattara, un ancien directeur du département Afrique du FMI, et Macky Sall, géologue de formation qui mise beaucoup sur l’essor pétrolier.

Au bout de cet exercice, il apparaît difficile au lion sénégalais, qui bénéficie de perspectives attrayantes, d’un climat politique plus apaisé et d’une administration plutôt efficace, de rattraper l’éléphant ivoirien, dont l’économie croÎt peu ou prou au même rythme, mais qui bénéficie de l’effet de taille. Le principal chantier pouvant hisser Dakar au même rang qu’Abidjan, et lui conférer le titre de capitale régionale, c’est celui des infrastructures : ses port, rail, aéroport et routes ne sont pas encore au niveau de ceux de la capitale ivoirienne.

  • Perspectives de croissance
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Premier pôle économique de l’Uemoa et troisième de la Cedeao, derrière le Nigeria et le Ghana, la Côte d’Ivoire continue d’afficher de bons résultats, avec 7,6 % de croissance en 2017, soit la deuxième meilleure performance du continent. Si les exportations ivoiriennes étaient plus de trois fois supérieures à celles du Sénégal, atteignant 10,3 milliards de dollars, en 2016, elles étaient constituées à 53,5 % de produits de la filière cacao, signe d’une dépendance qui perdure.

« Le Sénégal a eu la chance de découvrir du pétrole à un moment où son économie était déjà diversifiée » analyse le géologue Fary Ndao

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La Banque mondiale pointe les limites du modèle de croissance ivoirien, soulignant la faible hausse de la productivité et la vulnérabilité de son secteur agricole face au réchauffement climatique. Un facteur de résilience de l’économie ivoirienne reste toutefois la taille de sa classe moyenne. « Il y a 4 millions de personnes qui gagnent entre 5 et 20 dollars par jour, contre 2,2 millions au Sénégal », indique Bakary Traoré, économiste à l’OCDE.

>>>  À LIRE – Pour le FMI, 2018 devra être l’année de la chasse aux déficits dans l’UEMOA

Les exportations du Sénégal sont un peu plus variées que celles de son rival, constituées principalement d’or (14 %), de pétrole raffiné (12 %) et de poisson surgelé (8,7 %). Pour le géologue Fary Ndao, « le Sénégal a eu la chance de découvrir du pétrole à un moment où son économie était déjà diversifiée. […] Les bases démocratiques et l’expertise sénégalaises […] pourront faire office de garde-fous contre la malédiction des ressources », estime-t-il.

« L’émergence du secteur pétrolier aura un effet positif sur les secteurs de la construction et de l’immobilier, mais risque aussi de faire augmenter le coût de la vie », prévient quant à lui Bakary Traoré. De bonnes perspectives pour le Sénégal, qui devrait connaître une croissance comparable à celle de la Côte d’Ivoire, mais pas au point de la rattraper.

  • Climat politique

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Profitant de sa stabilité politique, le Sénégal a attiré des investissements directs étrangers qui représentent 2,7 % de son PIB. Le climat pourrait toutefois se tendre à l’approche de l’élection de février 2019. Macky Sall remettra son mandat en jeu, sur fond de dissensions entre le pouvoir et l’opposition autour de la recevabilité de la candidature de Karim Wade et de l’incarcération du maire de Dakar, Khalifa Sall.

En Côte d’Ivoire, malgré le redémarrage de l’économie depuis 2011, les investisseurs restent circonspects quant aux tensions sociales et politiques. Par exemple, le patron sénégalais Aimé Sène a confié à JA avoir différé le lancement d’un projet hôtelier dans la capitale. Des inquiétudes également perceptibles chez certains investisseurs internationaux. « Les entreprises suisses ont besoin de stabilité et de prévisibilité pour poursuivre leur politique d’investissement dans le pays. À ce titre, les récents événements sociaux n’améliorent pas le climat des affaires », relève le rapport économique 2017 de l’ambassade helvétique à Abidjan.

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En attendant la présidentielle de 2020, les principaux chefs de file de la classe politique du pays et alliés, le chef de l’État Alassane Ouattara, Guillaume Soro (RDR), et Henri Konan Bédié (PDCI), devront circonscrire leurs différends à un cadre strictement politique. Le sort de l’ancien président Laurent Gbagbo, qui doit être bientôt jugé par la CPI, pèsera aussi.

  • Performance de l’administration

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Historiquement, le Sénégal a toujours disposé d’une administration bien organisée, et ses services fiscaux et douaniers jouent un rôle essentiel. Les impôts et taxes représentent environ 60 % de son budget. Les codes fiscal et douanier ont été changés en 2013 et 2014 pour améliorer son environnement des affaires et sa compétitivité.

« Le pays a été cité depuis 2009 à trois reprises parmi les dix meilleurs pays réformateurs dans le classement “Doing Business” de la Banque mondiale », se félicite un fonctionnaire de l’Agence nationale de promotion des investissements et des grands travaux. Dans le même classement, le Sénégal est classé 140e, juste derrière la Côte d’Ivoire. Beaucoup reste également à faire en matière de règlement des litiges. Un tribunal de commerce a démarré ses activités seulement cette année à Dakar. Quand celui de la Côte d’Ivoire est opérationnel depuis 2012.

La Côte d’Ivoire est plus encline à se suffire des recettes d’exportation tirées de ses richesses agricoles, contrairement au Sénégal, contraint de valoriser au maximum son potentiel fiscal pour financer son budget

Abidjan s’appuie également sur une administration efficace, mais qui a été mise à mal durant les années de crise. Alors que le pays dépassait ses pairs africains en matière de recettes publiques avant 2010, la collecte des impôts a été freinée par des chocs politiques et économiques successifs, ainsi que par de nombreuses exemptions fiscales.

La Côte d’Ivoire est plus encline à se suffire des recettes d’exportation tirées de ses richesses agricoles, contrairement au Sénégal, contraint de valoriser au maximum son potentiel fiscal pour financer son budget. Les indicateurs mondiaux de la gouvernance, développés par la Banque mondiale, évaluent différents aspects de la performance des États.

Dans son édition 2016, l’institution internationale attribue la note de 26,9 sur 100 à la Côte d’Ivoire, et de 36,5 au Sénégal pour l’efficacité gouvernementale. Pour la qualité de la régulation, c’est encore le Sénégal, en tête avec 49 contre 39,9 pour la Côte d’Ivoire.

Enfin dans la lutte anticorruption, l’écart est encore plus grand, avec 27,3 pour la Côte d’Ivoire et 61,6 pour le Sénégal. Cette analyse prête de meilleures capacités institutionnelles au Sénégal qu’à la Côte d’Ivoire. Reste à voir comment Dakar gérera les revenus issus des recettes pétrolières dans les années à venir.

  • Gestion des finances publiques

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Depuis 2012, le Sénégal poursuit l’assainissement de ses comptes publics. Son déficit budgétaire est ainsi passé de 6,7 % en 2011 à 3,5 % du PIB en 2017. Selon la Standard Chartered Bank, il a été l’unique pays du continent à être en mesure de réduire son déficit public trois années consécutives (de 2014 à 2016).

Des tensions sont toutefois survenues à l’occasion de l’élaboration du budget 2018 en raison de la hausse des cours du pétrole. « Le taux d’endettement du Sénégal – estimé à 61 % du PIB en 2017 – continue d’augmenter, mais reste gérable », juge Cemile Sancak, représentante-résidente du FMI à Dakar.

Le paiement des intérêts de la dette publique, évaluée à 3,4 milliards d’euros, demeure le premier poste de dépenses de l’État. Le pays a levé 3,3 milliards de dollars d’obligations souveraines en 2017 et en 2018 sur les marchés financiers internationaux, preuve selon les autorités de la qualité de sa signature.

Si la situation macroéconomique de la Côte d’Ivoire est globalement bonne, deux évolutions ont en revanche creusé son déficit public : la baisse des recettes d’exportation due à la chute des cours mondiaux du cacao et le versement de primes aux mutins de l’armée ivoirienne (en 2017) et aux agents de la fonction publique. La dette publique atteignait 47 % du PIB en 2016, selon le FMI.

D’après le rapport de la Banque mondiale sur le pays publié en début d’année, la situation budgétaire de l’État reste maîtrisée, même si son déficit a augmenté, passant de 4 % en 2016 à 4,5 % en 2017.

Les produits d’un emprunt obligataire de 1,7 milliard d’euros ont, selon la Banque mondiale, permis le refinancement d’une partie de la dette de la Côte d’Ivoire et l’accroissement du niveau de ses réserves. Auparavant, les deux pays avaient émis des obligations en dollars sur quinze ans. Pour ces deux titres comparables, le Sénégal avait obtenu un taux de 6,25 %, et la Côte d’Ivoire, de 6,125 %.

In fine, la gestion rigoureuse des finances publiques par Alassane Ouattara, ancien cadre du FMI et de la BCEAO, semble ici donner l’avantage à la Côte d’Ivoire.

  • Dynamisme du secteur privé et influence du patronat

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Pour le gouverneur de la BCEAO, Tiémoko Meyliet Koné, « le secteur privé ivoirien est l’un des plus dynamiques et diversifiés de la sous-­région. En 2017, il a contribué pour 77,9 % au PIB du pays, concentrant près de 70 % de l’investissement et plus de 75 % des crédits bancaires. Les PME contribuent à environ 20 % de la formation du PIB, à 12 % de l’investissement national et à 23 % de la création d’emplois modernes ».

Principale organisation patronale, la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire fédère 1 500 entreprises – cumulant 21,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, plus de 200 000 emplois et qui participent à hauteur de 80 % aux recettes de l’État. Signe de l’influence du secteur privé ivoirien dans la région, c’est le patron de la Confédération qui prend toujours la tête de la Fédération des organisations patronales de l’Afrique de l’ouest.

>>> À LIRE – Africa CEO Forum : le secteur privé doit accélérer la transformation des économies africaines

Le modèle sénégalais s’est lui longtemps reposé sur le secteur public. La plupart des grands industriels du pays ont émergé à la fin des années 1990. Les deux principaux regroupements patronaux, la Confédération nationale des entreprises du Sénégal et le Conseil national du patronat, institués au cours de la décennie 1990, n’ont ni le même poids ni la même influence que leurs homologues ivoiriens.

  • Capacités logistiques

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La Côte d’Ivoire dispose d’une nette longueur d’avance sur le Sénégal en tant que plateforme régionale pour l’Afrique de l’Ouest. Le port d’Abidjan est le leader régional devant Lagos et Dakar. Il est connecté à la voie ferrée Abidjan-Ouagadougou (1 260 km), en pleine réhabilitation, où circulent 800 000 tonnes de marchandises et 200 000 passagers chaque année.

Pendant ce temps, la ligne Dakar-Bamako (1 286 km) attend toujours d’être relancée. Elle transporte aujourd’hui à peine 6 000 t de fret par an. Pourtant, ce corridor représente un atout essentiel pour le Sénégal puisque le Mali reste son premier client à l’export, avec 4 millions de t de marchandises par an.

« Si la liaison ferroviaire Dakar-Bamako n’est pas rétablie d’ici à un an, la compétitivité du port de Dakar sera compromise », avertit le patron de l’infrastructure, Aboubakry Sedikh Bèye

Entre 2010 et 2012, le Sénégal avait assuré, par route et par rail, plus de la moitié des échanges commerciaux du Mali, bénéficiant de la période de troubles politiques en Côte d’Ivoire. Mais ces volumes se sont réduits au réveil de l’éléphant. « Si la liaison ferroviaire Dakar-Bamako n’est pas rétablie d’ici à un an, la compétitivité du port de Dakar sera compromise », avertit le patron de l’infrastructure, Aboubakry Sedikh Bèye.

Un vaste programme de remise à niveau des infrastructures de transport a été lancé par les autorités sénégalaises, dont l’autoroute à péage Dakar-Diamniadio et l’aéroport international Blaise-Diagne de Diass (AIBD) sont les dernières réalisations.

  • Répartition des richesses et de la croissance

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Malgré sa bonne santé économique, la Côte d’Ivoire demeure confrontée à une forte pauvreté et à d’importantes disparités sociales. Sur 188 pays, elle pointait en 2016 à la 171e place à l’indice de développement humain établi par le Pnud, derrière le Sénégal, classé au 162e rang. Le pourcentage de la population ivoirienne vivant avec moins de 1,9 dollar (1,60 euro) par jour est passé de 29,1 % en 2008 à 28,2 % en 2015, selon la Banque mondiale.

Les filets de sécurité sociaux représentent seulement 0,01 % du PIB, d’après le FMI. Le gouvernement a bien lancé la phase pilote d’une couverture universelle des soins de santé et commence la mise en œuvre de programmes ciblant les enfants des ménages pauvres, mais les performances redistributives d’Abidjan sont encore très limitées.

Au Sénégal, selon la Banque mondiale, la part de la population vivant avec moins de 1,9 dollar par jour, passée de 38,4 % à 38 % entre 2005 et 2011, est donc plus importante que sur les bords de la lagune. Mais la société sénégalaise est plus égalitaire, et les autorités ont davantage avancé dans la mise en œuvre de programmes sociaux.

Selon l’institution, la mise en place de bourses pour les familles les plus démunies constitue « l’un des meilleurs systèmes de filets sociaux du continent, avec 30 % des ménages les plus pauvres couverts ».

  • Emploi et formation

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Sur le front de l’emploi, les rivaux ont à peu près les mêmes besoins. Si l’agriculture reste pour les deux pays le principal employeur, les besoins grandissent aussi dans la construction. Parallèlement, l’amélioration du climat des affaires permet aux entreprises de se structurer en rationalisant leurs activités. Elles recrutent pour cela des managers et des fonctions supports, notamment en gestion et dans les ressources humaines.

Le Sénégal semble mieux armé pour former une main-d’œuvre adaptée à ces nouveaux besoins. Quasi absente des enjeux d’adéquation entre formation et emploi, l’université publique s’est effacée à partir des années 1990 au profit d’un secteur privé foisonnant.

En Côte d’Ivoire, une sixième université publique devrait ouvrir ses portes en septembre 2020 avec des cursus en architecture, en urbanisme ou en développement durable

Alors que la Côte d’Ivoire se démarque à travers les cursus publics en ingénierie de l’Institut national polytechnique Félix-Houphouët-Boigny de Yamoussoukro notamment, le Sénégal propose une offre plus complète grâce au privé. L’Institut supérieur de management (ISM) de Dakar, ou encore l’Institut africain du management (IAM) sont reconnus dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Reste à surveiller les développements à venir. En Côte d’Ivoire, une sixième université publique devrait ouvrir ses portes en septembre 2020 avec des cursus en architecture, en urbanisme ou en développement durable.

Au Sénégal, l’Université du Sine-Saloum, à vocation agricole, délivrera ses premiers enseignements en octobre, et la ville nouvelle de Diamniadio accueillera un campus franco-sénégalais. Conçu pour être un centre d’innovation pédagogique, il attire déjà des établissements français, comme l’Institut Mines-Télécom.

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