Côte d’Ivoire : voyage Ivoire, mon beau miroir
Témoin de l’histoire de la Côte d’Ivoire, l’hôtel voulu par Félix Houphouët-Boigny en a aussi subi les soubresauts, demeurant à sa manière un centre de pouvoir.
Il y a les talons qui claquent sur le marbre lustré de l’entrée, les regards complices échangés dans le hall luxueux, puis l’air assuré de l’habitué qui ne se perd jamais dans cet univers feutré. Certains aimeront s’avachir bien en vue sur l’un des fauteuils du rez-de-chaussée, là où il s’agit de voir et de se faire voir, quand d’autres, préférant rester discrets, choisiront l’une des nombreuses terrasses. Il y a tant de recoins où se cacher…
Mais il faut commencer par emprunter l’un des ascenseurs chromés, monter les 23 étages de la tour et admirer la vue à nulle autre pareille. En face, les buildings et l’agitation du Plateau ; un peu plus loin, les ponts Général-de-Gaulle et Houphouët-Boigny ; à gauche, le quartier chic de Marcory, l’historique Treichville ; partout, la lagune Ébrié, qui lascivement s’étend. Posé à l’extrémité ouest de la baie de Cocody, l’hôtel Ivoire a Abidjan à ses pieds.
Grand luxe
C’est un lieu un peu fou, né de l’esprit d’un président visionnaire et un brin mégalomane. À un retour de Monrovia, en 1960, Félix Houphouët-Boigny imagine cet incroyable projet. Dans la capitale libérienne, il a logé au raffiné hôtel Ducor. Il rentre en voulant le même chez lui. En mieux, évidemment.
Abidjan est alors en plein boom économique, la capitale ouest-africaine doit pouvoir accueillir les investisseurs et les grands de ce monde. Houphouët fait appel à Moshe Mayer, l’architecte du Ducor, un Israélien, comme la plupart des maîtres d’œuvre de l’hôtel – le gouvernement israélien a également en partie financé sa construction –, avec lequel il imagine le palace.
Il y a même une patinoire, la seule d’Afrique.
Un grand rectangle, inauguré en 1963, relié à une tour de 107 m de haut construite trois ans plus tard. Plus de 600 chambres, toutes pourvues d’un téléphone et d’une baignoire, mais aussi une galerie marchande, un casino, 5 restaurants, des bars, 11 courts de tennis, une discothèque, un bowling, un cinéma, une piscine aux allures de lac. Attraction ultime sous ces latitudes : il y a même une patinoire, la seule d’Afrique.
« L’Ivoire, c’est le George-V et la tour Eiffel en un seul lieu », résume Thierry de Jaham, le directeur actuel de l’établissement, géré désormais par le groupe Accor. Symbole de la puissance du pays, il est en tout cas bien plus qu’un hôtel. Fierté nationale, il reste néanmoins pour la majorité des Ivoiriens de ces gourmandises que l’on ne regarde que de loin. La plupart ne pourront ni la toucher ni la goûter.
L’Ivoire, c’est dès l’origine le monde de l’élite et de l’entre-soi. « Dans les années 1970, j’étais étudiant à l’université de Cocody, et, tous les week-ends, nous allions y boire des verres, danser, draguer, se souvient le professeur Francis Akindès. Au Boulevard, comme on surnommait le couloir qui reliait les deux bâtiments, on se pavanait, on montrait nos dernières sapes.
Cela nous faisait rêver. Y aller, c’était s’imaginer faire partie de ceux qui comptent. » L’Ivoire est fréquenté par les happy few : les présidents de passage y dorment, ils y croisent Taylor et Mandela, Michael Jackson ou Stevie Wonder. Le dimanche, place aux mariages des grandes familles, fastes qui sont retransmis à la télévision nationale. En semaine, le premier président ivoirien y réunit les cadres de son parti pour les « dialogues nationaux ».
Lieu politique
Car l’Ivoire est d’abord un lieu politique, témoin et miroir de l’histoire tourmentée du pays. Après la splendeur de la grande époque vient la décadence. Houphouët-Boigny est mort, et, alors que les cours mondiaux du cacao chutent, l’économie ivoirienne va mal : c’est le début de la crise et avec elle commence le déclin.
Les visiteurs se font plus rares, les affaires sont moins juteuses, l’argent est insuffisant pour entretenir le gigantesque complexe. L’état de l’établissement ne s’arrange pas avec l’élection de Laurent Gbagbo, en 2000, mais le nouveau pouvoir s’empare tout de même de ce joyau élimé.
Devenir maîtres de ces lieux est presque une revanche pour les proches du président socialiste, presque tous issus de la classe moyenne et du milieu enseignant. Avec eux s’installent aussi les jeunes de la galaxie patriotique et leur leader, Charles Blé Goudé, qui y réside régulièrement.
Le 9 novembre 2004, c’est devant l’hôtel que le futur ministre de la Jeunesse appelle ses partisans à manifester. Au cœur de la crise entre la France et le régime Gbagbo, ils protestent face aux chars français de l’opération Licorne venus prendre position devant l’établissement, où Paris a regroupé ses ressortissants avant de les évacuer.
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La foule grossit, il y a des milliers de personnes, quand tout à coup les soldats français ouvrent le feu. L’Ivoire est à tout jamais taché de sang. Dans l’hôtel dévasté et pillé, pendant des années, on croise alors surtout de jeunes miliciens hagards, kalachnikov en bandoulière, et les employés des renseignements, qui grimpent dans la tour. Dans ce lieu stratégique, Gbagbo a fait installer son service d’écoutes.
C’est en évoquant la mémoire de ses partisans morts devant l’hôtel qu’en 2010 Laurent Gbagbo choisit de se faire investir candidat à un second mandat au palais des congrès de l’hôtel Ivoire. Ça brille, ça resplendit : le lieu a retrouvé de sa superbe pour accueillir quelques mois plus tôt les assemblées générales de la Banque africaine de développement. En un temps record, les chambres de la tour ont été refaites. Les immenses masques du hall règnent à nouveau en maître, le parquet luit.
Retour en grâce
Il faut attendre la fin de la guerre postélectorale, en 2011, pour qu’un chantier pharaonique débute dans le bâtiment principal. Signe de la paix revenue, l’hôtel rouvre en 2015. Désormais, on peut retourner au casino, les notes du grand piano à queue résonnent dans les couloirs, le champagne coule à flots et les langoustes se dégustent par dizaines au bord de l’incroyable piscine. Souvent, il faut se battre pour une chambre.
À l’Ivoire, on croise à nouveau les chefs d’État en visite dans le pays – sauf le Français Emmanuel Macron et le roi du Maroc, Mohammed VI, qui logent dans leur résidence. Il n’est pas rare d’y voir Didier Drogba ou Youssou Ndour, Vincent Bolloré et Aliko Dangote. Sur les canapés, on discute affaires et avenir.
Des ministres aux opposants, toute la classe politique ivoirienne y a ses habitudes. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs déjà réservé leur chambre. « Au cas où une nouvelle crise se produirait », ils veulent pouvoir se réfugier à l’hôtel. Comme s’ils savaient que l’Ivoire sera toujours le dernier à rester debout.
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