Franc-maçonnerie : un tabou sénégalais
Dakar a finalement levé l’interdiction faite à la confrérie des francs-maçons de se rassembler, mais l’hostilité à l’égard de celle-ci, nourrie par des organisations religieuses, n’est pas éteinte.
Dans la salle des pas perdus du palais de justice de Dakar, face à une haie de micros et de caméras, Abdoulaye Ndao savoure l’acquittement qui vient d’être prononcé, ce 19 juillet, en faveur de son frère. Incarcéré depuis 2015, l’imam Alioune Badara Ndao était notamment poursuivi pour « apologie du terrorisme » et « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». «
Cette décision est un message aux francs-maçons », se réjouit Abdoulaye Ndao. Aucune des charges retenues contre le prédicateur n’avait pourtant de lien avec la franc-maçonnerie, mais Abdoulaye Ndao n’est pas le seul à penser que son frère a été victime d’un complot.
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Le sociologue Malick Ndiaye, l’un de ses plus fervents soutiens, n’a-t-il pas lui aussi dénoncé une cabale orchestrée par des « loges maçonniques » ayant « infiltré toutes les confréries [religieuses] » ? Au Sénégal, l’ombre des « frères » déchaîne les passions.
Grand-messe 2018 annulée
Cette poussée de fièvre antimaçonnique remonte à novembre 2017. Deux mois et demi plus tard, les 2 et 3 février, les 26es Rencontres humanistes et fraternelles africaines et malgaches (Rehfram) doivent se tenir au King Fahd, l’un des grands hôtels de la capitale.
Rendez-vous annuel de la franc-maçonnerie africaine, l’événement n’a rien de secret. Et pour les organisations islamiques de la société civile sénégalaise, il ne constitue pas un problème en soi. Seulement voilà : « À quelques semaines de l’événement, nous avons appris que le Grand Orient de France [GODF] parrainait et finançait l’événement. C’est à partir de là que nous nous sommes mobilisés contre la tenue de cette rencontre sur le sol sénégalais », explique Mame Mactar Guèye, le vice-président de Jamra.
Depuis plusieurs années déjà, cette ONG islamique sonne le clairon dès que l’identité et les traditions sénégalaises lui semblent menacées. Blasphème, athéisme, libéralisation de l’homosexualité sont, pour l’association, autant d’épouvantails. Début 2018, Mame Mactar Guèye et Imam Massamba Diop, le président de l’ONG, prennent donc la tête de la fronde anti-Rehfram.
Très vite, à travers le collectif d’associations islamiques « Non à la franc-maçonnerie ! » et la plateforme « Ensemble, protégeons nos valeurs », près d’une soixantaine d’associations rejoignent le mouvement.
Des pressions sont exercées sur les autorités et sur le directeur du King Fahd, Pierre Mbow. Contacté par Jeune Afrique, ce dernier confirme que devant le tollé il n’a eu d’autre choix que de s’incliner : « J’ai été contraint d’annuler leur réservation en raison des menaces de troubles à l’ordre public. »
GODF, l’ennemi
Quand il s’agit de franc-maçonnerie, Mame Mactar Guèye, 65 ans, se montre intarissable. Historien improvisé, cet ancien cadre passé par l’informatique, le marketing et la communication égrène les jalons d’un compagnonnage multiséculaire. « La franc-maçonnerie est implantée de longue date au Sénégal. Il s’agissait à l’origine d’un idéal relativement noble qui constituait un espace fraternel et philanthropique », résume-t-il.
De fait, l’implantation d’une première loge au Sénégal remonterait à 1781, à Saint-Louis. À l’entendre, l’hostilité de Jamra envers la franc-maçonnerie tient en réalité au schisme survenu dans cette organisation en 1773 : « À cette époque, une scission au sein de la Grande Loge de France a donné naissance au Grand Orient de France, qui a supprimé de son dogme toute référence à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. »
Au Sénégal, au cours des dernières années, l’amalgame entre franc-maçonnerie et promotion de l’homosexualité a d’ailleurs fait figure de leitmotiv
Le GODF, voilà l’ennemi, à en croire les organisations religieuses sénégalaises. « Il a versé dans l’athéisme et le libertinage », martèle Mame Mactar Guèye.
Et le responsable associatif, tenant d’un islam conservateur, d’égrener les turpitudes qu’il prête à cette obédience venue, selon lui, « pervertir nos valeurs et créer la confusion dans les esprits » : au premier rang des griefs invoqués, son soutien affirmé – réel ou supposé – aux lois françaises sur l’avortement, en 1975, ou, plus récemment, sur le mariage homosexuel. Au Sénégal, au cours des dernières années, l’amalgame entre franc-maçonnerie et promotion de l’homosexualité a d’ailleurs fait figure de leitmotiv.
« Notre réservation au King Fahd a été annulée à quelques jours de l’événement. Il était impossible de trouver dans les délais un autre endroit susceptible d’accueillir 350 personnes », témoigne Jean-Claude Basse, le président du comité d’organisation.
Certains « frères » envisagent un temps de délocaliser l’événement sur la Petite Côte, au sud de la capitale. « Mais à un an de l’élection présidentielle, manifestement, les autorités ne voulaient pas prendre le risque de cautionner la tenue d’une telle rencontre », confie un « frère » sénégalais.
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Cette gêne des pouvoirs publics, qui s’exprime d’abord officieusement, devient tangible le 31 janvier 2018. Elle prend la forme d’un arrêté signé du préfet du département de Dakar, Alioune Badara Sambe, qui interdit purement et simplement « la tenue de réunions (publiques ou privées) par toute organisation nationale ou internationale d’obédience maçonnique ».
Clandestins
Pour justifier cette décision inédite, le préfet invoque des « menaces de troubles à l’ordre public » et des « risques d’affrontements entre organisations opposées ». Les responsables d’hôtels ou de salles de réunion sont « tenus d’aviser immédiatement l’autorité administrative pour toute demande de réservation suspecte ».
« Nous n’avions jamais assisté à une telle interdiction sur le continent africain, déplore Michel Cicile, le grand secrétaire aux affaires extérieures du GODF. Au cours des dernières décennies, cela s’est produit une seule fois : en France, sous Pétain, avec l’adoption des lois antimaçonniques. »
« Notre activité consiste pourtant à réfléchir et à travailler sur tout sujet qui pourrait contribuer à améliorer l’humanité » assure Michel Cicile, le grand secrétaire aux affaires extérieures du GODF
Pendant plusieurs semaines, l’inquiétude est palpable chez les « frères » et « sœurs » officiant au Sénégal, en particulier dans les rangs des cinq loges locales représentant le GODF. Si des « tenues » continuent d’être organisées clandestinement, la plupart des intéressés préfèrent mettre en sourdine leur activité. Et lorsqu’ils se confient à un journaliste, c’est, plus que jamais, sous le couvert de l’anonymat.
« Nous sommes respectueux des lois des pays où nous intervenons et nous ne remettons pas en cause l’arrêté préfectoral d’interdiction, qui se voulait une mesure d’apaisement, destinée à éviter des troubles », commente, diplomate, Michel Cicile.
Téranga ou intolérance ?
Le porte-parole du GODF se déclare néanmoins « surpris par ces accès d’intolérance » : « Certains courants de la société civile nous imputent toutes sortes de travers, poursuit-il. Notre activité consiste pourtant à réfléchir et à travailler sur tout sujet qui pourrait contribuer à améliorer l’humanité. »
Aux critiques formulées par les organisations islamiques, Michel Cicile rétorque que son obédience ne fait que « défendre la liberté de ne pas avoir de religion, la liberté des femmes, la laïcité, etc. » Il fait également remarquer que « dans plusieurs pays européens, comme la Pologne ou la Hongrie, s’expriment des relents antimaçonniques : les forces conservatrices qui nous sont hostiles ne sont pas l’apanage de mouvements qui se revendiquent de l’islam ».
« Nous n’accepterons pas que les francs-maçons viennent remettre en cause les acquis de Serigne Touba et de nos autres grandes figures ! » clame Mame Mactar Guèye
Dans un communiqué diffusé le 26 janvier, le Grand Orient de France stigmatisait les « forces obscurantistes » et autres « groupes extrémistes » ayant poussé à l’annulation des Rehfram. Des qualifications récusées par Mame Mactar Guèye, qui dénonce la tonalité « paternaliste et colonialiste » de ce texte.
« Le Sénégal est un pays de tolérance, nous sommes jaloux de notre coexistence interreligieuse entre chrétiens et musulmans. Mais la franc-maçonnerie, au Sénégal, a été créée par l’une des branches les plus antireligieuses et islamophobes qui soient, laquelle entend promouvoir une société sans Dieu. Nous n’accepterons pas que les francs-maçons viennent remettre en cause les acquis de Serigne Touba [le fondateur de la confrérie mouride] et de nos autres grandes figures ! »
Une grille de lecture que récuse le journaliste Madiambal Diagne, président de l’Union internationale de la presse francophone. Dans son éditorial hebdomadaire, dans les colonnes du Quotidien, il pourfend les pressions exercées pour faire interdire les Rehfram : « Ce ne sont point les francs-maçons qui prévoyaient de se réunir dans un hôtel aux portes fermées qui troubleraient l’ordre public, mais plutôt ceux qui déclaraient vouloir prendre d’assaut ledit hôtel. Cette tendance de ces individus, dictateurs de la bonne conscience et [promoteurs] d’un ordre puritain, est regrettable et condamnable », écrit-il.
« J’ignore qui, dans mon entourage, est franc-maçon, et cela ne m’intéresse pas, confie-t-il à JA. Que des gens se réunissent dans un cadre privé, au titre de la liberté d’opinion philosophique ou religieuse, ne me dérange absolument pas. La République ne devrait pas prêter main-forte à de telles initiatives. »
Selon l’éditorialiste, « de nombreux Sénégalais sont tétanisés à l’idée de s’exprimer sur le sujet, par crainte d’être soupçonnés de soutenir la franc-maçonnerie – sans parler de l’amalgame qui est fait régulièrement avec l’homosexualité. Il est vraisemblable qu’à travers cet arrêté d’interdiction le président Macky Sall ait cherché à se dédouaner de la suspicion d’être favorable aux francs-maçons ».
Libertés publiques
Dans l’entourage présidentiel, on s’abstient de commenter le sujet, par souci de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Pris entre le marteau de mouvements religieux conservateurs et l’enclume des libertés publiques, Macky Sall disposait d’une marge de manœuvre étroite face à cette campagne d’opinion. Interrogés au sujet de l’arrêté d’interdiction, le préfet du département de Dakar et le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur se renvoient la balle quant à savoir qui l’a ordonné.
Fin avril, trois jours après la publication du document par JA, les autorités font volte-face : un nouvel arrêté préfectoral vient abroger le précédent, autorisant de nouveau les maçons à se réunir dans la capitale. Un retournement qui provoque le courroux de la coalition d’organisations hostiles au GODF, qui annonce son intention de saisir la justice.
« Nous avons organisé une tournée nationale auprès de toutes les grandes familles confrériques : à Touba, Tivaouane, Léona Niassène, Yoff Layène, nous avons alerté sur cette reculade du préfet », indique Mame Mactar Guèye.
Ce dernier se dit toutefois rassuré par les explications formulées en privé par un officiel sénégalais : « Il m’a expliqué qu’il ne s’agissait pas de leur déployer le tapis rouge mais d’abroger un arrêté qui limitait les libertés publiques. Il m’a dit qu’abrogation ne signifiait pas autorisation. Quoi qu’il en soit, les francs-maçons ont reculé : ils savent qu’au Sénégal le terrain ne leur est pas favorable. »
Beaucoup de bruit pour rien ?
Le vacarme occasionné par la franc-maçonnerie au Sénégal est inversement proportionnel à son poids. Nul véritable VIP parmi eux, aux dires de plusieurs sources au sein de la confrérie. Certes, des chefs d’entreprise, des membres de cabinets ou d’anciens ministres peuvent s’y retrouver.
Mais on est loin des « loges d’Afrique » qui fleurissent en Afrique centrale. Ainsi, le Gabonais Ali Bongo Ondimba (et avant lui son père feu Omar Bongo Ondimba) ou le Congolais Denis Sassou Nguesso sont-ils, de notoriété publique, des dignitaires de la franc-maçonnerie.
Plus à l’ouest, l’influent ministre ivoirien de la Défense, Hamed Bakayoko, ne se cache pas d’être le grand maître de la Grande Loge de Côte d’Ivoire.
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Au Sénégal, il faut remonter à Blaise Diagne, ancien député et ministre français au début du XXe siècle, pour dénicher un franc-maçon célèbre et assumé. Un « frère » sénégalais qui l’a croisé plusieurs fois en loge affirme que l’ancien opposant Abdoulaye Wade a un temps fréquenté les temples avant de prendre ses distances une fois élu président, en 2000.
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