Tunisie-Libye : pour le meilleur et pour le pire

Pendant deux mois, la fermeture de Ras el-Jdir a provoqué la colère de part et d’autre du poste-frontière. Si la réouverture a été annoncée samedi 1er septembre, cette tension est révélatrice de l’interdépendance des deux voisins.

En bord de route, de nombreux commerces procurent de l’essence de contrebande en  provenance de Libye. © Augustin Le Gall/HAYTHAM-REA

En bord de route, de nombreux commerces procurent de l’essence de contrebande en provenance de Libye. © Augustin Le Gall/HAYTHAM-REA

Publié le 3 septembre 2018 Lecture : 5 minutes.

Point insignifiant sur une carte, Ras el-Jdir focalise ces jours-ci toutes les attentions. La fermeture du principal poste-frontière du sud-est de la Tunisie vers la Libye, il y a près de soixante jours, a déclenché l’ire des habitants de la commune voisine de Ben Guerdane, où des heurts ont éclaté dans les nuits de dimanche 26 à mardi 28 août. Ils voient se tarir une importante source de revenus.

« Les petits trafics – café, thé, tabac, pétrole – permettaient à de nombreuses familles de vivre, et les politiques ont fermé les yeux, explique un militaire tunisien. Mais, depuis 2011 [la chute de Ben Ali et de Kadhafi], des contrebandiers transbordent aussi des armes et de la drogue. » Bien qu’à l’initiative de la fermeture du poste frontalier, la Tunisie se défend de toute rupture.

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« Nous n’avons jamais coupé les liens avec la Libye, a insisté Kamel Akrout, conseiller à la Sécurité nationale de Béji Caïd Essebsi, au Sommet Moyen-Orient–Méditerranée de Lugano. Nous sommes le seul pays à ne pas avoir imposé de visas [après la révolution]. »

Partenaires historiques

De part et d’autre de la frontière, l’amertume est palpable. Côté tunisien, on s’inquiète de la multiplication des agressions de milices à l’encontre des Tunisiens. Et de l’instauration d’une nouvelle taxe d’entrée de 30 dinars (9,30 euros). Côté libyen, on rétorque, par la voie du gouvernement d’union à Tripoli, que c’est bien « l’agression de voyageurs libyens » qui a conduit à fermer cette route. Jour après jour, l’affaire prend un tour politico-économique.

Jeudi 30 août, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) a exprimé sa préoccupation face à la situation au passage frontalier. La première centrale patronale tunisienne met en garde contre les graves répercussions sur les entreprises. Certaines seraient déjà au bord de la banqueroute, selon elle. Car même si les quelque 1 200 entreprises tunisiennes en Libye n’ont pu réaliser que 69,5 millions de dollars au premier semestre 2018 (contre 3 milliards en 2010), Tripoli reste le premier partenaire économique arabe de Tunis.

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Durant les années de vaches maigres, le marché libyen a offert une soupape pour l’emploi et l’économie de son voisin. Des données remarquées par une poignée d’hommes d’affaires tunisiens qui se sont mis en tête de développer la relation d’affaires en dépit des obstacles, nombreux. Une trentaine d’entre eux, emmenée par le Tunisia-Africa Business Council (TABC), s’est rendue à Tripoli début juillet. Une première depuis quatre ans. Dorsaf Toumi Ben Mahmoud, cofondatrice d’African Skills Network, a pu apprécier au cours de cette visite de prospection le potentiel des hôpitaux et autres établissements locaux et cibler les services à proposer.

Handicaps réglementaires

La santé est l’un des axes qui doit permettre de relancer des projets communs tuniso-libyens. Le docteur Mohamed Issaoui, lui, se voit bien « développer la télémédecine et le transfert de compétences » en Libye. Abdallah Mudi, promoteur à Tripoli d’un établissement de soins similaire à l’hôpital américain de Paris, cherche quant à lui des appuis auprès du secteur privé tunisien pour mener à terme son projet.

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« La volonté permet de trouver des solutions », se félicite l’homme d’affaires Bassem Loukil, à la tête du TABC. Bien qu’optimiste, l’homme a conscience que le chemin peut être long. Les Tunisiens demandent la levée des taxes sur leurs produits. Et une lutte accrue contre la fraude, comme la vente de produits chinois sous label tunisien. « C’est dans l’intérêt de tous », note un lobbyiste de Tripoli, qui voudrait œuvrer pour que les patrons de cliniques tunisiennes récupèrent les 218 millions de dinars d’arriérés que leur doit la Libye.

L’écart entre le taux de change officiel et celui pratiqué sur le marché parallèle libyen reste un handicap saillant. À la fin juin, le dollar s’échangeait à 1,35 dinar auprès des banques, contre 7 dinars au noir. La spéculation plombe l’activité économique « en raison de l’incapacité de la banque centrale à adopter une politique monétaire flexible qui lui permette d’influencer les prix », se désole Farhat Ben Gadara, ancien gouverneur de la Banque centrale de Libye.

La réouverture de cette frontière pose la question des interlocuteurs. Deux tribus berbères revendiquent leur légitimité à contrôler le passage

L’État tunisien, lui, se dit prêt à accompagner ses opérateurs économiques. La compagnie publique Tunisair envisage de rétablir la desserte aérienne de Tripoli. Et des accords bilatéraux sont signés, notamment sur la santé, ou pour autoriser le paiement en pétrole de produits agricoles tunisiens. Les Libyens – qui jugent « la Tunisie trop protectionniste » – souhaiteraient, eux, harmoniser les procédures entre les deux pays, notamment en matière de douane et de code des investissements.

Interlocuteurs légitimes

L’idée de création d’une zone franche à Zouara, pour entraver la contrebande qui contourne les barrières tarifaires et profite de la compensation des produits de base, a aussi été relancée…, mais dépend, elle, de la réouverture de Ras el-Jdir. Face à l’urgence, les maires de Zouara et de Ben Guerdane ont convenu de s’entretenir une deuxième fois « dans les prochains jours ».

« La réouverture de cette frontière pose la question des interlocuteurs, balaie un officiel tunisien. Deux tribus berbères revendiquent leur légitimité à contrôler le passage. » En l’absence d’élections locales dont le résultat serait accepté de tous, le problème semble pour l’heure insoluble. La France pousse pour l’organisation d’un scrutin le 10 décembre.

« Les élections ne se dérouleront peut-être pas à ce moment-là. Elles pourraient être retardées, de deux ou trois mois, ou même d’un an… Mais c’est négligeable si on arrive à faire en sorte que celui qui est élu soit pleinement légitime », poursuit notre source. La résolution politique du conflit libyen est aussi une question de survie économique en Tunisie.

Voisins et amis

Les liens politiques entre la Tunisie et la Libye tiennent souvent à des histoires très personnelles. Le grand-père du vice-Premier ministre, Ahmed Miitig, était l’hôte de Habib Bourguiba chaque année pour l’Aïd. Le fondateur de la Tunisie moderne lui exprimait ainsi sa reconnaissance et son amitié.

La famille Miitig, en mars 1945, avait, elle, accueilli et abrité à Misrata le leader tunisien, alors en fuite vers le Moyen-Orient.

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